Tenter de rassembler les militants et militantes, les équipes syndicales combatives,
tenter de bousculer l’inertie des directions syndicales bureaucratiques, de dépasser la
division syndicale qui contribue à la division des travailleurs, des travailleuses et de notre
camp social, voilà des objectifs qui devraient être communs à l’ensemble de l’extrême
gauche quels que soient ses divisions et les différents courants qui la composent.
Nous avons connu, dans quelques expériences
récentes, des moments où plusieurs courants de
l’extrême gauche se sont coordonnés pour tenter
de défendre une politique commune dans des
cadres dépassant largement les simples contours
de cette extrême gauche : tentative pour regrouper
une opposition dans la CGT, pour lancer une
mobilisation contre les licenciements autour des
LU-Danone en 2001 ou des New Fabris en 2009...
Alors l’an dernier, au sortir du mouvement d’ampleur
que nous avons connu contre la loi Travail,
quand un cadre collectif s’est créé autour du procès
des « neuf de Goodyear » puis de l’initiative
du 22 avril, nous aurions pu penser que l’extrême
gauche dans son ensemble – de Lutte ouvrière aux
différents courants du NPA – aurait mis ses forces
dans cette bataille.
Le procès des Goodyear à Amiens, d’abord, offrait
la possibilité d’en faire une échéance large, car il
donnait une visibilité à la répression des syndicalistes
et du mouvement social, quelques semaines
à peine après la mobilisation contre la loi Travail
qui avait marqué un tournant réel du niveau de
répression de l’État : encadrement policier et militaire
des manifestations, fouilles et contrôles, interdictions
de manifester, arrestations massives… Et
bien sûr, alors que le 15 septembre avait signé la
fin du mouvement pour toutes les directions syndicales,
l’échéance du procès à Amiens était une
première tentative pour regrouper l’ensemble des
secteurs convaincus de la nécessité de poursuivre
cette mobilisation et de tirer les leçons de ce qui
avait manqué pour gagner face au gouvernement.
À la suite de cette initiative, le meeting au théâtre
La Belle Etoile, puis l’appel à manifester le 22 avril,
ont clairement fixé cet objectif de regrouper tous
ceux qui voulaient continuer à se battre contre
la loi Travail et son monde et qui tiraient la leçon
que ce qui avait manqué pour pouvoir gagner,
c’était ce « tous ensemble », cette grève générale, la
grève reconductible de plusieurs secteurs au même
moment permettant de bloquer le pays.
Pourtant, loin de s’enthousiasmer et d’y jeter
leurs forces pour construire ces initiatives, les différents
courants d’extrême gauche ont d’abord eu
pour attitude un certain attentisme, qui a laissé la
place à de la défiance et à une hostilité plus affirmée
par rapport à la date de manifestation du 22
avril, veille du premier tour de la présidentielle, et
maintenant à l’égard du cadre qui s’est transformé
en Front social. Certains cherchent même à créer
des cadres alternatifs, comme à Rouen où une partie
du NPA a lancé, à côté du Front social, un collectif
« Pour nos droits sociaux ».
Apolitisme contre campagne électorale ?
L’une des premières critiques contre l’initiative du
22 avril concernait son caractère anti-électoraliste,
selon lequel elle aurait été en contradiction avec le
fait de soutenir une candidature, notamment celle
de Philippe Poutou. La manifestation du 22 avril
exprimait clairement l’idée que nous n’avions rien à
attendre du président qui allait sortir de cette élection,
et que quoi qu’il arrive, nous n’allions devoir
compter que sur nos mobilisations. Une manifestation
la veille du premier tour était comme un
avertissement donné aux capitalistes et à leurs
nouveaux représentants, exprimant l’idée qu’ils
allaient devoir compter sur la mobilisation des travailleurs
et des travailleuses, et que nous n’allions
respecter ni trêve ni « état de grâce ». L’esprit de
cette initiative était peut-être contradictoire avec
la candidature de Mélenchon, qui se voyait comme
l’homme providentiel capable de changer la donne
s’il devenait président ou en envoyant des députés
France insoumise à l’Assemblée.
Mais il n’était en rien contradictoire avec une candidature
anticapitaliste et révolutionnaire qui cherchait
à populariser les revendications ouvrières, à
mettre en avant la nécessité de rompre avec ce système
et, pour ce faire, de compter sur nos propres
forces et sur nos luttes. D’ailleurs, si la campagne de
Philippe Poutou avait fait un axe de l’initiative du 22
avril, ainsi que de la nécessité du « tous ensemble »
et de la grève générale comme l’un des bilans à tirer
de la mobilisation contre la loi Travail, sans doute les
milieux qui s’étaient mobilisés l’an dernier auraient
davantage pu s’identifier à cette candidature.
La séquence électorale étant derrière nous, de nouveaux
arguments sont apparus contre le Front social.
Pur volontarisme ?
Certains nous expliquent que l’orientation
défendue par les animateurs du Front social serait
bien au-dessus du niveau de conscience réel des
masses… Sans doute touche-t-on du doigt une
vraie discussion, non pas l’éternel débat entre les
« optimistes » et les « pessimistes », mais sur les
contradictions de la situation politique actuelle.
Bien évidemment, le rapport de forces entre les
classes reste défavorable, et nous assistons même
à une offensive de la classe dirigeante. Mais la situation
de ces dernières années et aussi marquée par
des fortes résistances, des basculements rapides
de situations, des irruptions soudaines des populations
et parfois de la classe ouvrière sur le terrain
des luttes, qui peuvent bousculer les plans de la
bourgeoisie. Dans le monde arabe, en Grèce, au
Brésil ou en France, la multiplication des grèves et des conflits à l’échelle d’une entreprise ou au
niveau national, comme l’an dernier, prouvent
qu’une combativité existe toujours.
Le rôle des militants révolutionnaires n’est-il pas
de chercher à organiser cette combativité, à lui
offrir des perspectives qui permettraient de remporter
des victoires et donc d’éviter les erreurs qui
ont conduit aux défaites passées ?
Le Front social est une tentative de fédérer cette
combativité éparpillée et de donner des perspectives
à celles et ceux qui ne veulent
pas renoncer à se battre. La mobilisation
contre la loi Travail a permis
de politiser des franges de jeunes
et de salariés, qui ont tiré des
leçons de cette expérience collective
: la nécessité du mouvement
d’ensemble – celle de construire
des directions de mobilisations
indépendantes des directions syndicales
qui ont constitué un frein
pour élargir et approfondir le mouvement
–, la nature de l’État et de
sa police, et donc l’indispensable
indépendance vis-à-vis des institutions.
Ces prises de conscience
sont positives et nous devons donc
tenter de les organiser. Voici à quoi
devrait servir le Front social.
Ces décantations politiques
ont eu lieu notamment au sein
d’équipes syndicales combatives
qui sont issues, bien sûr, d’autres
histoires politiques que la nôtre.
Il est évident que ces militants et militantes ne
sont pas devenus comme par magie des communistes
révolutionnaires. Si nous voulons débattre
largement de nos perspectives politiques, nous
savons que seule une très faible partie d’entre
eux peut être gagnée immédiatement à nos idées
et à notre parti. Mais ne rien tenter vis-à-vis des
milliers, des dizaines de milliers de travailleurs et
de jeunes les plus combatifs signifierait renoncer
à organiser ces sauts dans la conscience, et les
laisser se dilapider.
Une confusion vis-à-vis du réformisme ?
Certains disent voir dans l’expérience du Front
social la même logique que celle qui anime la majorité
du NPA dans sa recherche d’une unité sur le
terrain social et politique, qui entretient la confusion
concernant le réformisme. Cette critique est
de mauvaise foi : c’est bien parce que nous sommes
convaincus de la nécessité de construire une organisation
révolutionnaire « délimitée » que nous ne
pensons pas possible de gagner immédiatement
au NPA une large part de ces franges militantes qui
se sont politisées, radicalisées à la suite de l’expérience
de la mobilisation contre la loi Travail.
Le Front social est assurément une structure de
front unique à vocation de masse pour l’action,
adaptée à la situation actuelle. Elle cherche à organiser
la bataille contre les reculs et les attaques du
gouvernement. Il n’y a rien là de très neuf sous le
soleil. Les révolutionnaires ont toujours participé
à des cadres larges dans lesquels se sont côtoyées
différentes traditions du mouvement ouvrier, dans
le but de mettre plus largement en mouvement
les travailleurs et les travailleuses que nous n’en
serions capables avec nos simples forces. À aucun
moment ce front n’a entretenu l’ambiguïté sur une
quelconque transformation en organisation syndicale,
en organisation politique ou sur une éventuelle
participation aux élections. Il s’est constitué
comme un front pour l’action.
Une chose est sûre : nous ne concevons pas le
rôle des révolutionnaires dans la situation actuelle
comme de simples propagandistes, au mieux
chargés de transmettre les idées communistes en
attendant des jours meilleurs. Nous ne pouvons
construire un parti révolutionnaire des travailleurs
en nous contentant de commenter la situation :
nous devons chercher à influencer celle-ci, car
c’est au travers de l’expérience que se reconstruira
la conscience de classe. Nous devons chercher
à prendre des initiatives pour accompagner les
évolutions qui s’opèrent dans la conscience d’une
partie des jeunes et des salariés, regrouper celles
et ceux qui veulent organiser la lutte sans attendre.
Sans doute est-il vrai que le Front social souffre
de nombreuses limites. Mais le succès relatif qu’il
rencontre, alors même qu’il doit faire face à une
hostilité certaine – y compris celle de la majorité
de l’extrême gauche –, montre qu’il existe un
potentiel réel.
Ce cadre pourrait changer d’échelle, et permettre
d’influencer plus largement la rentrée sociale et la
bataille contre la réforme du travail du nouveau
gouvernement Macron, si l’ensemble des révolutionnaires
défendaient cette perspective dans
leurs différentes structures syndicales et dans leurs
différents milieux. Les enjeux de la rentrée sociale
seront importants, il est donc temps de dépasser
nos sectarismes et d’unir nos forces.
Juliette Stein