> Entretien avec Raj, réfugié politique sri-lankais et militant du NPA. Il a répondu à nos questions sur son parcours et les raisons de son engagement.
A&R – Pourquoi as-tu quitté le Sri Lanka ?
R – Je viens d’une famille de la communauté cinghalaise bouddhiste traditionnelle, dominante au Sri Lanka. Malgré cela, dès mon enfance, j’ai pris la défense des minorités ethniques, notamment les Tamouls[1]. En 1983, j’ai assisté à des attaques racistes contre les Tamouls dans ma ville ; je me souviens qu’un salon de thé tamoul avait été détruit et incendié par des nationalistes cingalais.
Mes années de lycée ont été marquées par des débats sur la crise ethnique au Sri Lanka. À partir de 1990, j’ai milité avec la gauche révolutionnaire et notamment le NSSP[2], qui se bat pour le droit à l’autodétermination des Tamouls ainsi que pour le droit à la terre. Venant d’une famille cinghalaise et défendant cette cause, c’était difficile pour moi de m’intégrer à la société cinghalaise, car la plupart des gens me considéraient comme un traître à ma race. Avant 1994, le NSSP avait une influence non négligeable sur la classe ouvrière et les syndicats, ce qui lui a permis de survivre même dans les zones cinghalaises. Après 1994, le parti a connu une scission ; la droite du parti a rejoint le gouvernement et a obtenu des parlementaires, et en ce qui concerne sa gauche, la poursuite de son action a été compromise du fait que le parti avait été détruit. Les camarades ont travaillé dur, mais ils étaient fatigués.
En 2005, le dictateur raciste Rajapakse a été élu sur la promesse de mettre fin à l’indépendantisme tamoul par la solution militaire. C’est ce qu’il a fait en 2009, en massacrant 40 000 civils tamouls, y compris des enfants. Plusieurs partis de gauche l’ont soutenu. D’autres partis et groupes de gauche (le United Socialist Party[3], le NSSP, des ONG) ont tenu ferme, en défendant une solution politique à la question tamoule. De 2005 à 2008, la gauche a mené de nombreuses campagnes, mais à partir de 2008 c’est devenu très difficile.
Après des études au Prince of Wales College au Sri Lanka, et l’obtention d’un diplôme en relations publiques à l’université de Chypre, j’ai occupé à cette époque plusieurs emplois précaires : ouvrier dans l’agroalimentaire chez Unilever, professeur particulier, assistant pour la télévision. J’étais également journaliste pour le parti : je m’occupais plus particulièrement des questions syndicales.
Il y avait souvent des affrontements. Début 2008, la United Federation of Labor a lancé une campagne contre la destruction, au bénéfice des promoteurs immobiliers, d’un quartier pauvre près du centre de Colombo. La police s’est servie de tanks pour brûler les maisons. Si je n’étais pas parti en 2008, comme me l’avaient conseillé des militants syndicaux, il y aurait eu un risque pour ma vie. Grâce à un camarade, j’ai trouvé un emploi en Roumanie auprès d’une entreprise de télécommunications/bâtiment, et j’ai quitté le Sri Lanka en 2009 avec une soixantaine d’autres travailleurs.
A&R – Qu’as-tu fait en Roumanie ?
R – À l’aéroport, un représentant de la compagnie est venu nous chercher avec des camions. Puis il nous a emmenés au lieu où nous étions censés être hébergés, mais en fait rien n’était prêt. Des matelas sales étaient posés sur le sol, et les sanitaires étaient dans un état déplorable. Durant la première semaine, le travailleur qui faisait office d’intermédiaire entre nous et la compagnie a rencontré celle-ci, mais sans pouvoir obtenir quoi que ce soit. Nous n’avons pas travaillé pendant les deux premières semaines : nous n’étions pas payés. Je me suis entretenu avec le délégué, et nous sommes allés ensemble au rendez-vous suivant avec la compagnie. La compagnie nous avait promis des emplois qualifiés : elle nous a finalement révélé qu’il n’y avait pas d’emplois disponibles, à part ceux consistant à creuser des trous. C’était un travail harassant, mais les travailleurs ne pouvaient pas rentrer chez eux au Sri Lanka. Ils ont donc accepté l’offre de la compagnie, en échange de la promesse d’être payés et de disposer de sanitaires convenables. Nous avons commencé à travailler en février 2009. La compagnie nous a versé nos salaires le premier et le second mois, mais ensuite elle ne nous a plus payés que de façon irrégulière. Nous n’avions plus assez pour acheter à manger : des gens nous envoyaient de l’argent, la famille, les amis. De temps en temps, la compagnie nous payait un peu, mais tous les jours, nous devions effectuer un travail abrutissant. C’est à ce moment-là que j’ai proposé aux ouvriers de faire grève, ce qu’ils ont tous fait. J’ai négocié avec les managers, et nous avons enfin été payés régulièrement. Mais je cherchais quand même un plan pour échapper à cette vie horrible. Grâce à des amis d’amis, en juin ou juillet 2009, j’ai reçu une invitation pour partir en République tchèque, puis en France.
A&R – Qu’as-tu fait en France ?
R – Fin 2009, je suis arrivé en France, où j’ai obtenu l’asile en tant que réfugié politique. Au début, des amis m’ont envoyé de l’argent pour que je survive. Puis début 2010, j’ai été pris en charge pour 12 mois à la Maison des Journalistes, où des reporters victimes de menaces ou de violences dans leur pays peuvent résider ; cette institution est sous la tutelle de Reporters Sans Frontières, de la Mairie de Paris et de l’Union Européenne. On m’a trouvé un logement, fourni des tickets restaurants, de l’argent de temps en temps et une aide administrative pour mes papiers, et donné des cours de français. Puis j’ai eu accès à un logement social dans un foyer du XIIIe arrondissement de Paris, et un ami m’a trouvé un boulot dans un restaurant du Xe arr. : je suis devenu plongeur. La direction était moitié anglaise, moitié française. Les conditions de travail étaient terribles. Je commençais à 9 heures 30 jusqu’à 15 heures, puis je revenais pour le service du soir entre 18 heures 30 et 21 heures 30 ; en réalité, je quittais le travail vers minuit ou une heure du matin, et ces heures supplémentaires ne m’étaient pas payées. Travailler là-bas, c’était la guerre. Je devais nettoyer tout le restaurant, aider à la préparation des aliments, laver les tabliers et aller faire des courses si quelque chose manquait. Je n’étais pas seulement plongeur, j’étais aussi commis de cuisine. Je devais lever des charges très lourdes qui m’ont bousillé les genoux. Les patrons de la restauration adorent les travailleurs immigrés, car ils ne font pas de vagues. 90 % des plongeurs sont sans doute immigrés, et beaucoup sont sri-lankais.
Par la suite, j’ai obtenu un logement social dans l’Essonne : cela faisait deux heures de trajet le matin et deux heures le soir. Je me suis dit qu’il fallait que ça s’arrête et que je me batte pour mes droits. J’ai commencé à me plaindre au patron, en lui disant que mon contrat devait aussi mentionner le fait que j’étais commis en plus d’être plongeur. Le patron a mal réagi, il a encouragé les autres travailleurs à m’intimider et à m’insulter. J’ai alors été déclaré inapte par la médecine du travail, à cause de mes genoux, et j’ai été licencié. Ce qui a énervé mon patron, c’est que j’ai impliqué la CGT dans ce conflit. Syndiqué à l’union locale CGT du Xe arr., j’ai demandé à celle-ci d’écrire avec moi une lettre au patron. Des camarades du NPA, une inspectrice du travail et une retraitée CGT m’ont également aidé.
Après mon licenciement, j’ai travaillé comme steward d’accueil au sol pour le salon VIP de la compagnie aérienne Emirates. Là-bas, il y a beaucoup de travailleurs immigrés, originaires notamment de Turquie. Les clients sont de riches Saoudiens. J’ai aussi travaillé comme agent d’entretien dans un hôtel de Saint-Germain-des-Prés. Aujourd’hui, je suis employé en CDD par l’Éducation nationale comme opérateur logistique à l’Université Paris 4 : je nettoie les salles et je sers les repas. Les collègues sont sympathiques et je m’y plais bien.
A&R – Quelle a été ton activité politique en France ?
R – Ma première expérience politique en France a été de transmettre les salutations du NSSP lors du 1er congrès du NPA en 2011. Puis je me suis rendu à Amsterdam à l’Institut International pour la Recherche et l’Éducation à l’occasion d’un séminaire, et j’y ai rencontré de nombreux camarades, notamment français. De retour en France, nous avons décidé d’organiser le « comité migrants » du NPA.
A&R – Pourquoi avoir fondé un tel comité ?
R – Il y a deux raisons à cela. La première est qu’il est nécessaire que les migrants luttent pour leurs droits : ils ne les connaissent pas bien, et ils ont une assez faible conscience de leur force collective. Chez les migrants, il y a une contradiction importante entre leur taux élevé d’exploitation et la faiblesse de leur organisation. Nombreux sont ceux qui ont déjà écrit sur cette contradiction : les migrants sont surexploités mais se battent peu. Dans leur pays d’origine, ils rêvaient d’accéder à un train de vie semblable à celui des travailleurs d’Europe et des États-Unis. Les migrants cherchent la réussite, que cela passe ou pas par la voie traditionnelle. Leur situation dans leur pays d’origine était tellement horrible qu’ils prendraient n’importe quel emploi. Pour les employeurs, c’est une aubaine, un don des dieux, et ils se précipitent pour les surexploiter.
La deuxième raison d’être de ce comité a été la volonté de mettre des migrants au contact des idées communistes et révolutionnaires. Si nous nous occupions juste des luttes et de l’aide concrète, une association suffirait. Mais le but du comité migrant est de diffuser les idées communistes. Nous avons fait beaucoup de choses : des cours de français chez moi, des discussions hebdomadaires sur la situation politique en France. Nous avons participé aux luttes en soutien aux réfugiés et aux mineurs isolés étrangers. Nous avons apporté une aide concrète à des migrants, un soutien administratif, etc. Nous avons organisé des réunions publiques et des projections de films de Ken Loach, participé aux manifestations. Nous avons aidé les résidents d’un foyer de travailleurs migrants à s’organiser.
A&R – Pourquoi est-il important pour toi de s’organiser en tant que migrant ?
R – Parce qu’il est important de porter des revendications spécifiques pour les migrants, comme l’égalité des droits. Mais aussi parce que les migrants se rendent compte que les travailleurs français souffrent aussi, et parce qu’il faut s’unir pour mettre en avant la perspective d’un gouvernement ouvrier. Il faudrait organiser une grande fédération socialiste des migrants en France et se battre aux côtés des travailleurs français. Il faudrait un grand front de l’extrême gauche pour lutter contre la bourgeoisie. Et pour ces mêmes raisons, il faudrait reconstruire le « comité migrant » du NPA.
A&R – Que penses-tu de l’extrême gauche en France ?
R – L’extrême gauche française devrait davantage travailler à organiser les travailleurs, et pas seulement les intellectuels. Il lui manque de la discipline pour l’unité d’action. C’est comme un oranger sur lequel il ne pousse que des pêches, il n’y a pas de centralisme et de discipline…
Propos recueillis par Stan Miller
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[1] Minorité nationale et religieuse (hindoue) du Sri
Lanka, concentrée dans le nord et l’est du pays.
[2] Nawa
Sama Samaja Party (Nouveau parti pour l’égalité), scission du LSSP en 1964. Ancienne
section sri-lankaise du Secrétariat unifié de la IVème
Internationale, le LSSP ( Lanka Sama Samaja Party, Parti de l'égalité au Sri Lanka) fondé en 1935, a fait le choix en 1964 d'entrer dans un gouvernement bourgeois.
[3] Section du CIO/CWI représenté en France par la Gauche révolutionnaire.