Il y a 10 ans, la grève générale en Guadeloupe

En 2009, la grève générale qui secoua la Guadeloupe avant de toucher la Martinique fut historique tant par la détermination des travailleurs que par son organisation, son ampleur et son retentissement international. Avec la grève générale de 1910, elle fut la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier de l’île. Durant un mois et demi, les travailleurs, les jeunes et les exploités du pays démontrèrent leur force de classe, leur capacité à se regrouper contre les capitalistes et l’État colonial français. Ils donnèrent la preuve que seule la lutte paie. Dix ans après, cette expérience permet d’éclairer nos débats actuels.   

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les maîtres de Guadeloupe et de Martinique avaient été dédommagés pour la « perte » de leurs esclaves et avaient conservé les terres. Les descendants des colons, les békés, composent aujourd’hui l’essentiel de la classe possédante. En Martinique, alors qu’ils ne représentent que 1 % de la population, les békés occupent toujours 52 % des terres agricoles, contrôlent 40 % de la grande distribution et possèdent 20 % du PIB.   

Vie chère, exploitation et oppression coloniale 

En 2009, 18 % de la population guadeloupéenne vivait sous le seuil de la pauvreté. L’île comptait également 24 000 Rmistes, soit 7,5 % de la population, alors que le chômage frappait près de 30 % de la population, c’est-à-dire trois fois plus qu’en France. Premières victimes de cette situation sociale catastrophique, 50 % des jeunes étaient privés d’emploi. 

Mais en 2009 comme aujourd’hui, à côté de cette misère, une minorité de familles aisées vivait dans des villas luxueuses : c’est ce qui fait dire à certains qu’il règne dans l’île un « apartheid tranquille ». D’ailleurs, on ne trouve quasiment pas de descendants d’Africains ou d’Indiens parmi les patrons et les cadres, hormis « deux ou trois qui sont chefs de service à l’Assedic ou bien à l’ANPE, à l’Adi, pour gérer le RMI, à la CGSS pour gérer la CMU. Tout ce qui concerne la misère », comme l’expliqua pendant le mouvement Elie Domota, le représentant de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG). Lors de la réunion des patrons guadeloupéens du 1er février 2009, les photos prises par la presse le confirmèrent : on n’y voyait que des békés et des représentants des grandes sociétés françaises ou européennes présentes sur l’île. 

Ce groupe de capitalistes contrôle quasiment toute l’économie des îles. Il est à la fois importateur, distributeur et propriétaire de toute la grande distribution, et d’une partie de la petite et moyenne distribution. Bien entendu, il fixe les prix comme bon lui semble, et ils sont exorbitants ! L’essentiel de l’activité économique repose d’ailleurs sur la commercialisation des produits importés, alors qu’il y a très peu de production pour satisfaire les besoins de la population. 

Cette situation, les Guadeloupéens la nommèrent la « pwofitasyon ». Misère et discriminations pour les classes laborieuses, opulence pour les profiteurs : cette condition de colonie qui ne disait pas son nom rendit la situation explosive.   

Le carburant de la révolte 

En 2006, les Antilles connurent une succession de luttes et de grèves qui se poursuivirent en 2007. Ces luttes furent parfois longues, comme la grève chez Danone qui dura plus d’un an. En Guadeloupe, les grèves touchèrent aussi l’Université Antilles-Guyane, l’AFPA, la commune des Abymes, la Générale des eaux, l’usine sucrière de Gardel ou encore le Centre de formation des apprentis. Du côté de la Martinique, ce fut au casino Plazza Batelière, au garage Mercedes, au Club Med ou parmi les salariés du transport de produits pétroliers que des mobilisations eurent lieu. Si une partie de ces grèves étaient de nature défensive, dans la majorité des cas il s’agissait de luttes pour l’augmentation des salaires et l’amélioration des conditions de travail. Localisées, partielles, elles se déroulèrent de façon dispersée mais témoignèrent de la combativité des travailleurs, laquelle fut d’ailleurs renforcée par plusieurs victoires. Les derniers mois de l’année 2008 furent marqués par la flambée des prix de l’essence et de divers produits de première nécessité, dans un contexte où perdurait l’état d’esprit de combativité des années précédentes. 

Dans les quatre DOM, les prix des carburants sont fixés de façon opaque par les préfets. En Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, c’est la Société Anonyme de la Raffinerie des Antilles (SARA) qui assure l’approvisionnement. La flambée des prix provoqua des actions de protestation : d’abord à La Réunion, où le 6 novembre 2008, les transporteurs routiers, les ambulanciers et les taxis dressèrent des barrages. En cinq jours, un accord fut trouvé, portant sur une baisse de 10 centimes pour les automobilistes et de 20 centimes pour les professionnels. Puis le mouvement se poursuivit en Guyane quinze jours plus tard ; le litre de super sans plomb 95 y était 62 centimes plus cher qu’en métropole et continuait à augmenter, alors que le prix du baril baissait au niveau mondial. Mais cette fois, la mobilisation prit un caractère populaire, avec la participation de la population aux barrages et des affrontements opposant les jeunes aux CRS à Cayenne. Au bout de deux semaines, le gouvernement concéda une baisse de 50 centimes. 

En Guadeloupe, c’est en décembre 2008 que les petits patrons se mirent en action. Largement soutenus par les classes populaires, ils obtinrent, après trois jours de barrages, une baisse de 30 centimes. Mais le fait que cette baisse était en partie prise en charge par le Conseil général, c’est-à-dire par les contribuables, provoqua l’indignation. Alors que les profits de Total atteignaient des sommets, sa filiale la SARA allait empocher 3 millions d’euros de la part des collectivités locales... Réunies à l’appel de l’UGTG, 31 organisations décidèrent de ne pas en rester là et d’appeler à une journée de mobilisation le 16 décembre, pour réclamer une nouvelle baisse des carburants, tout en mettant également en avant le problème de la vie chère et des bas salaires. Car en effet, il n’y avait pas que l’essence qui coûtait cher. La colère montante s’exprima largement ce 16 décembre : 6 000 manifestants défilèrent à Pointe-à-Pitre. Une nouvelle manifestation fut donc décidée pour le lendemain à Basse-Terre, devant la préfecture : plus de 4 000 personnes répondirent à l’appel. Une délégation demanda à être reçue, mais le préfet fit savoir qu’il était occupé… car il devait participer à l’arbre de Noël des enfants des employés de la préfecture ! Le mépris était total. Les organisations à l’origine de la manifestation choisirent alors de poursuivre la mobilisation et d’appeler à une grève reconductible à partir du 20 janvier 2009. Jour après jour, les 31 organisations reçurent le renfort de nouveaux adhérents, pour se retrouver à 48.   

Quand l’unité sert à l’action : le LKP 

C’est ainsi que se constitua le « Lyannaj kont pwofitasyon » (LKP, « alliance contre la surexploitation »). Ce collectif regroupait tous les syndicats – UGTG, CGT de la Guadeloupe (CGTG), Centrale des travailleurs unis (CTU), FO, FSU, SUD, CFDT, UNSA –, des organisations politiques, des unions professionnelles (transporteurs, pêcheurs, artisans) et des associations culturelles très populaires chez les jeunes. Seuls furent exclus du LKP les partis institutionnels siégeant dans les assemblées de Guadeloupe et de France. Les syndicats de salariés fournirent au mouvement ses principaux militants et sa direction ; en premier lieu, l’UGTG, le syndicat majoritaire qui se réclame de la lutte de classe et de l’indépendance de la Guadeloupe, et dont la popularité est liée avant tout à sa combativité. 

Le LKP élabora une liste de 160 mesures d’urgence qui reflétait sa diversité. Mais une partie des revendications furent considérées comme prioritaires : celles qui concernaient l’augmentation immédiate des salaires – d’au moins 200 euros pour les bas salaires jusqu’à 1,6 fois le SMIC –, des retraites et des minima sociaux, l’embauche des travailleurs précaires, la baisse du prix des carburants, des produits de première nécessité et des loyers, ou la restitution des trois millions versés à la SARA par les collectivités territoriales. Bien d’autres revendications balayaient l’ensemble des problèmes sociaux et économiques. 

L’unité qui fut réalisée en Guadeloupe tranche radicalement avec ce à quoi nous sommes habitués en France. Le LKP était même l’antithèse des intersyndicales que nous connaissons et dont l’unité ne sert qu’à disperser et à étaler les mobilisations dans le temps, si ce n’est à endiguer la combativité ouvrière pendant que les chefs syndicaux poursuivent le « dialogue social ». Cette différence s’explique par le lien réel qui existe entre les dirigeants syndicaux guadeloupéens et les classes populaires. Elie Domota, le secrétaire général de l’UGTG, était connu pour avoir dirigé plusieurs grèves. Quant à Jean-Marie Nomertin, le représentant de la CGTG, il était connu pour le rôle qu’il avait joué dans la grande grève du secteur bananier en 1997. Par ailleurs fortement marqué par l’anticolonialisme, le mouvement syndical de l’île se distingue par son absence de lien avec l’appareil d’État et par le maintien de la référence à la grève générale comme horizon stratégique des principales organisations. Depuis la crise et le déclin du Parti communiste guadeloupéen à partir des années 1960, les syndicats ne sont plus sous l’influence d’une bureaucratie capable de jouer un rôle de frein aux luttes. Il n’est d’ailleurs pas anodin que des militants révolutionnaires aient pris la tête de la CGTG (Jean-Marie Nomertin, membre de Combat ouvrier, lié à Lutte ouvrière) et de la CTU (Alex Lollia, membre du Cercasol, proche du NPA).   

La grève, arme des travailleurs 

Le LKP n’appela pas seulement à la grève reconductible, il était également bien décidé à préparer le mouvement. Ce fut le sens de la campagne de meetings organisés dans les principales villes de Guadeloupe. Le travail d’agitation pour la grève aux quatre coins de l’île permit à la fois d’expliquer aux travailleurs et aux classes populaires les raisons de l’appel du LKP, et de mesurer leur disponibilité à la lutte. L’affluence importante aux meetings – qui rassemblèrent des centaines de personnes – et l’accueil enthousiaste furent des signes éminemment positifs. La préparation d’une grève, a fortiori générale, s’accompagne inévitablement de discussions tactiques essentielles. Celle qui anima le plus les échanges entre militants concernait le blocage des routes, qui pouvait empêcher les salariés de rejoindre leur lieu de travail mais risquait de rendre difficile l’évaluation du niveau de la mobilisation et le développement de l’auto-activité des grévistes. Le LKP lui préféra l’organisation de piquets de grève et le passage de troupes de grévistes d’entreprise en entreprise afin d’aider à étendre le mouvement : une « grève marchante », à l’image de ce que pratiquaient autrefois les esclaves puis le mouvement ouvrier antillais naissant. 

D’une certaine façon, on peut dire que le mouvement débuta la veille de la date prévue : en effet, le 19 janvier, les salariés des stations-service se mirent en grève et occupèrent leurs lieux de travail, alors que leurs patrons avaient fermé les stations depuis trois jours pour défendre leurs propres revendications. Dès le lendemain, la grève fut un énorme succès. Dans le secteur public comme dans le privé, les piquets s’organisèrent : hôtellerie, EDF, Pôle emploi, bâtiment, territoriaux, etc. Dans beaucoup d’entreprises et de services publics, la grève devint rapidement totale. À Pointe-à-Pitre, le déplacement des grévistes pour entraîner d’autres travailleurs se transforma en un défilé de 10 000 personnes qui n’avait pas été prévu. Les travailleurs qui entraient en lutte forcèrent même à fermer les enseignes de la grande distribution pratiquant des prix prohibitifs. Ce fut la lutte sur chaque lieu de travail qui donna sa force au mouvement, mais aucun doute là-dessus, il ne s’agissait pas d’une somme de mobilisations : la grève était générale. Et ce mouvement gréviste entraîna les autres fractions des classes populaires ; de nombreux chômeurs, des mères au foyer, des retraités rejoignirent les manifestations qui rassemblèrent des foules impressionnantes, équivalant à 10 millions de manifestants en métropole.   

Des négociations qui renforcent la mobilisation 

C’est parce que la peur commençait à changer de camp que le LKP put imposer que les négociations se tiennent avec tous les protagonistes : préfet, présidents des assemblées régionale et départementale, parlementaires et représentants du patronat. Il imposa également qu’elles soient retransmises en direct à la télévision, ce que l’administration préfectorale et le patronat ne tardèrent pas à regretter. Enfin, quand la gendarmerie bloqua la manifestation de 20 000 personnes qui accompagnait la délégation, Domota fit capituler le préfet en menaçant que le LKP ne participe pas à l’audience de négociation. Pendant quatre jours, des manifestations de masse accompagnèrent donc la délégation jusqu’aux portes du lieu où se déroulaient les audiences. Du 24 au 28 janvier – à la table des négociations et en direct à la télévision et à la radio –, les représentants du LKP contestèrent, au nom de la classe ouvrière et de la population pauvre, l’autorité et la légitimité de ceux d’en haut. Avec sérieux, les dirigeants ouvriers démontrèrent le bien-fondé de leur plateforme de revendications aux yeux de toute la population. 

Face à eux, la malhonnêteté du patronat et l’attitude hautaine de certains élus comme Victorin Lurel – président PS de la région – étaient évidentes, tout comme le fait que le préfet ne cherchait qu’à gagner du temps. Alors les pauvres et les exploités n’eurent aucune difficulté à choisir leur camp ! La délégation se servit aussi des audiences de négociations comme d’une tribune : Domota y expliqua à quelle point l’oppression de classe et l’oppression coloniale étaient liées, et Nomertin alla jusqu’à se lever pour dénoncer les trafics de la SARA et haranguer les manifestants qui le regardaient en direct à la télévision. 

Quand le 28 janvier, au huitième jour de grève, le préfet rompit les négociations, la retransmission de celles-ci avait déjà largement favorisé l’approfondissement de la mobilisation et la politisation de bien des grévistes. La Guadeloupe était paralysée. Le 30 janvier, on estimait entre 40 000 et 80 000 le nombre de manifestants partout dans l’île, qui compte un peu plus de 440 000 habitants. Certaines personnes avaient fait 15 kilomètres à pied pour venir manifester, car il n’y avait plus d’essence depuis 11 jours. Partout les gens chantaient : « Gwadloup sé tan nou, Gwadloup sé pa ta yo » (« La Guadeloupe est à nous, elle n’est pas à eux »). Le « bik » (lieu de rencontre, en créole) où se trouvait le siège du LKP, dans le quartier de la Mutualité, était devenu le point de ralliement des travailleurs en lutte et de tous les secteurs de la population désireux de se mobiliser. Et chaque soir s’y tenaient des meetings avec jusqu’à 6 000 participants. 

Yves Jégo, le secrétaire d’État chargé de l’Outre-mer, se rendit sur place le 31 janvier. Les négociations reprirent le 4 mars, mais cette fois-ci à huis-clos. Sous la pression de la mobilisation, le 6 janvier, Jégo fut contraint de concéder une baisse significative des prix du carburant. Et dans la nuit du 7 au 8 février, alors que le Medef continuait de s’obstiner, le secrétaire d’État proposa lui-même une augmentation des bas salaires de 200 euros financée pour moitié par l’État, le reste devant être pris en charge par les patrons et les collectivités territoriales. Mais à l’heure de signer l’accord, l’émissaire du gouvernement était reparti… car il venait d’être désavoué par le Premier ministre François Fillon.   

La peur de la contagion 

Ce qui effrayait les patrons békés et les politiciens à leur service, c’était qu’un accord en Guadeloupe encourage la lutte des salariés des autres îles et même de France. 

En Martinique, les syndicats rassemblés dans le Kolektif sink févriyé (K5F) revendiquaient une augmentation des salaires de plus de 300 euros, la baisse des prix des produits de première nécessité et l’embauche des précaires. Le 5 février, plus de 15 000 personnes manifestèrent ; la grève fut reconduite et s’amplifia rapidement : des stations-service aux crèches, de Chronopost à EDF, ou dans les entreprises des zones du Lamentin, des Mangles ou de Ducos. Début mars, les possédants békés tentèrent une démonstration de force en faisant converger vers Fort-de-France un convoi antigrève composé de grosses machines agricoles… que les jeunes des quartiers populaires mirent en déroute. Les travailleurs de Martinique suivaient avec attention le déroulement des événements en Guadeloupe, et réciproquement, sachant parfaitement que les adversaires auxquels ils étaient confrontés étaient les mêmes exploiteurs. La grève générale martiniquaise dura 38 jours. 

En revanche, à La Réunion, où les revendications étaient similaires, la grève générale n’eut pas lieu en dépit de la colère populaire et de possibilités évidentes. Le Collectif des organisations syndicales, politiques et associatives de La Réunion (COSPAR) appela le 14 février à une grève le 5 mars. Le COSPAR ne se servit de ce délai de 20 jours que pour organiser des actions symboliques, réalisées sans la participation des salariés. Le 5 mars, 30 000 travailleurs manifestèrent, mais le COSPAR n’appela à la grève reconductible qu’à partir du 10 mars, et le jour J, il ne proposa aucune perspective aux 15 000 travailleurs et travailleuses rassemblés. Trop tardives, trop espacées – et sans volonté du COSPAR d’aller jusqu’au bout –, les mobilisations ne pouvaient s’étendre et se généraliser. 

En France, où un million de jeunes et de travailleurs occupèrent les rues à l’occasion de la journée d’action interprofessionnelle du 29 janvier, les chefs des confédérations syndicales n’exprimèrent jamais de soutien à la grève générale de Guadeloupe, qu’ils n’essayèrent pas d’importer en métropole. Après les hésitations, les tergiversations et les palabres avec le président Sarkozy, ils finirent par appeler à une suite… deux mois plus tard, mais sans mettre en avant les revendications qui auraient pu unifier les luttes. Pourtant, la colère était latente et s’exprimait au travers de conflits dispersés dans l’automobile, les hôpitaux, à La Poste et dans des entreprises menacées de fermeture. Une telle stratégie ne pouvait que démobiliser la classe ouvrière.   

Barrages et répression 

En Guadeloupe, le gouvernement changea de tactique et misa sur le pourrissement du conflit et l’intensification de la répression contre les grévistes. Les bataillons de gendarmes et de CRS arrivés de France par avion s’illustrèrent par leur brutalité. Le LKP appela à durcir le mouvement : « Le pays doit être complètement bloqué ! Faites des barrages partout, sur toutes les routes, rien ne doit fonctionner ». À partir du 16 février, des barrages furent érigés sur toutes les routes de Guadeloupe avec des carcasses de voitures, de grosses pierres, divers matériaux récupérés dans les décharges sauvages, etc. Ces barrages permirent à la population de prendre en charge un aspect important de la lutte, de contrôler et décider elle-même au sujet de l’attitude face à la police, du fait de décider qui peut passer ou pas, du ravitaillement, etc. Les obstacles qui composaient le barrage de Gosier, où se regroupèrent des centaines de manifestants, étaient installés sur plus d’un kilomètre de route. Dès le premier jour, la population subit les grenades lacrymogènes et les coups de matraque. Des arrestations brutales et ouvertement racistes visèrent des militants traités de « sales nègres » : Lollia, le représentant de la CTU, dut être hospitalisé après avoir été roué de coups. Mais les barrages démantelés furent rapidement reconstruits. Et malgré la réouverture de stations-service et de supermarchés sous protection policière, la grève tint bon. 

Pendant plusieurs nuits, la jeunesse déshéritée affronta la police, qui tirait à balles réelles. Le 18 février, Jacques Bino, militant de la CGTG et du mouvement culturel Akiyo, fut tué par balle – dans des circonstances qui restent obscures – en rejoignant son domicile après un meeting. Le 22 février, le LKP et des milliers de personnes lui rendirent hommage.   

L’accord Bino 

Le lendemain des obsèques de Bino, les négociations reprirent en présence de deux médiateurs envoyés par le gouvernement, sur la base des dernières avancées obtenues avant le rappel de Jégo à Paris. En parallèle, les autorités multiplièrent les tentatives d’affaiblir la mobilisation : par exemple, le préfet donna satisfaction aux gérants de stations-service qui refusaient l’implantation de stations automatiques ; mais la majorité de leurs salariés étant grévistes, la distribution de carburant resta largement perturbée. Le mouvement, avec sa grève marchante et ses piquets, demeurait fort. Il en fit la démonstration lors de manifestations ou d’actions visant à faire fermer des magasins ou la zone industrielle de Jarry. 

Le 26 février, l’accord Bino, du nom du syndicaliste assassiné, fut signé. Il portait sur l’augmentation de 200 euros des travailleurs percevant jusqu’à 1,4 fois le SMIC. Si des organisations patronales y apposèrent leur signature, ce ne fut pas le cas du Medef, qui représentait les plus grosses entreprises et les intérêts des grandes familles de patrons békés comme Hayot ou Despointes. Pourtant, c’était l’État et les collectivités territoriales qui devaient prendre en charge l’essentiel de l’augmentation pendant trois ans : ce que refusait le grand patronat, c’était qu’une lutte ouvrière offensive le contraigne à céder quoi que ce soit. Le 4 mars, un accord général en 165 points (baisse des prix, gel des loyers, etc.) fut signé, mettant fin à la grève déclenchée le 20 janvier. Mais dans de nombreuses entreprises, la grève continua pour faire appliquer l’accord Bino : dans les plantations de banane, chez Orange, dans le commerce et l’hôtellerie, à La Poste, à la Centrale thermique du Moule, etc. À la mi-avril, 50 000 salariés (sur les 80 000 concernés) obtinrent ainsi que leur patron signe l’accord, alors qu’ils étaient à peine 17 000 le 26 février ! 

Si le rôle du LKP fut fondamental dans la préparation et l’organisation du mouvement, la grève générale qui dura 44 jours s’explique en premier lieu par l’élan et la détermination des travailleuses et des travailleurs eux-mêmes. Au cours de leur lutte, ils ne formulèrent pas encore consciemment l’objectif d’en finir avec la mainmise du patronat sur l’économie et la société, avec le pouvoir des capitalistes auquel ils s’affrontaient. Mais leur principal acquis est d’avoir mis en pratique la grève générale, d’avoir redécouvert la puissance d’un tel mouvement et la force de la classe ouvrière, capable d’entraîner massivement derrière elle toutes les couches populaires jusqu’à la victoire. 

Gaël Klement