1918 : les impérialismes face à la « grippe espagnole »

Dans un discours d'unité nationale aux accents militaristes, Macron a annoncé le 16 mars dernier une série de mesures gouvernementales censées répondre à l'épidémie de Covid-19. Trois jours plus tard, les directions syndicales CGT, FO, CFE-CGC, CFTC et CFDT signaient un communiqué avec trois organisations patronales, dont le MEDEF, pour encourager le gouvernement à prendre les "mesures indispensables" face à la crise sanitaire - quand bien même celles-ci consistaient à attaquer la durée hebdomadaire du temps de travail, le droit aux congés payés ou la possibilité d'accéder à l'enseignement supérieur.
En usant massivement de leur droit de retrait, les travailleurs-euses ont démontré dans le même temps que leur intérêts ne pouvaient s'accorder avec ceux du patronat. Au contraire, les épidémies renforcent et révèlent la logique marchande qui guide le fonctionnement de la société en général, et du système de santé en particulier. L'étude des précédentes pandémies, et notamment de la « grippe espagnole » qui causa 50 à 100 millions de décès en 1918, est à ce titre riche en enseignements.
L'épidémie : une conséquence de la guerre impérialiste
Cette grippe de type H1N1 avait obtenu le qualificatif « espagnole » en référence à la précédente épidémie qui avait terrassé 200 000 personnes dans l'État espagnol en 1889. Comme ces prédécesseurs, ce virus n'avait rien de national : depuis le XVème siècle 3 à 4 épidémies mondiales (nommées pandémies) se succèdent chaque siècle sans jamais être entravées par quelque frontière que ce soit. Cette évidence n'empêche pas les gouvernements, notamment français, de recourir au nationalisme et au racisme pour dissimuler leurs responsabilités. Ainsi, début juillet 1918, trois mois après l'identification des premiers cas en France et alors que la seconde vague se propage, le journal conservateur Le Matin prétend que la maladie ne frappe que les soldats ennemis : « En France, [la grippe] est bénigne; nos troupes en particulier y résistent merveilleusement. Mais de l'autre côté du front, les Boches semblent très touchés. Est-ce le symptôme précurseur de la lassitude, de la défaillance des organismes dont la résistance s'épuise ? ».
Dans l'armée, les médecins renvoient la responsabilité de la diffusion de l'épidémie aux comportement individuels en s'appuyant notamment sur les préjugés racistes envers les troupes coloniales. Dès 1916, ils occultent le caractère massif des vagues de pneumonies mortelles survenues dans les tranchés et refusent ainsi de dire que, pour beaucoup, l'épidémie est une conséquence de la guerre. Ainsi en mai 1918, alors que la première vague atteint son pic, le médecin du Centre d'Instruction Automobile attribue la forte mortalité des troupes coloniales à la « déplorable habitude des Indochinois de cracher à terre ».
Les puissances rivales sont également accusées d'être à l'origine du mal. C'est ce que laisse entrevoir un rapport interne à la préfecture de police de Paris daté de septembre 1918,  début de la troisième vague de l'épidémie qui s'avèrera être la plus mortelle. Décrivant l'état d'esprit des troupes, les mouchards écrivent : « Le bruit court que d'après les médecins militaires, l'épidémie de grippe dite espagnole aurait pour origine la consommation de conserve alimentaires de provenance espagnole, et dans lesquelles auraient été introduit des bacilles. On dit aussi que de nombreuses fabriques de conserve sont entre les mains d'Allemands ».
Face à la pandémie : priorité aux profits
Si les autorités propagent autant ces idées racistes et nationalistes, c'est en partie parce qu'elles se préoccupent davantage de la guerre impérialiste alors en cours que de l'épidémie de grippe. Contrairement à la Suisse, le gouvernement français refuse de réduire la circulation ferroviaire et les fermetures d'écoles sont laissés à libre-appréciation des communes. Les salles de spectacles restent ouvertes. Cette absence d'organisation a des conséquences dramatiques lorsque, en septembre-novembre 1918, il devient nécessaire de rapatrier vers l'arrière les 230 000 soldats diagnostiqués positifs. Certains doivent passer la nuit sur le quai pour attendre leur correspondance tandis que les hôpitaux commencent à refuser les malades.
Dans la presse les informations contradictoires sur l'efficacité des masques et remèdes renforcent la confusion. Alors que l'Académie de Médecine recommande le port d'un masque antiseptique, le journal Le Matin assure qu'un tissu ébouillanté suffit. Dans ces conditions, ce sont les travailleuses et travailleurs qui subissent en premier l'épidémie : aux USA une enquête menée dans l'État du Maryland montre que le taux de mortalité augmente de 50 % chez les plus pauvres. Pour les puissances impérialistes, la priorité est à la poursuite de l'effort de guerre et au maintien des profits, et peu importe pour eux que les travailleurs en paient le prix fort.
Une catastrophe évitable : le cas de l'URSS
Au milieu de cette pandémie, la très jeune URSS donne à voir un exemple de système de santé sous contrôle ouvrier. Dans un article publié en octobre 1920, Nikolaï Selachko, médecin et militant du parti bolchevik depuis 1904, revient sur le rôle du Commissariat de l'Hygiène Publique (CHP) dont il est le directeur. Crée en juillet 1918, le CHP centralise l'ensemble des fonctions médicales et sanitaires, et notamment le fonctionnement des pharmacies, nationalisées après la révolution d'octobre 1917. En parallèle d'une politique de création de postes et d'ouverture de lits, le CHP met en place des commissions d'étude, organise des conférences scientifiques et publie des brochures à destination des scientifiques et du grand public.
Les succès du CHP sont en grande partie dus à l'auto-activité des masses sur laquelle il s'appuie en s'associant aux organisations  ouvrières et paysannes (comités, syndicats, etc...) pour assurer le maintien de la propreté, l'organisation de bains de vapeur ou la diffusion d'informations médicales et sanitaires. Cette politique permet de limiter l'impact de l'épidémie dans un État subissant la guerre civile et le blocus par les puissances impérialistes de l'approvisionnement en médicaments de base.
Pour faire passer nos vies avant leur profits : organisons nous pour renverser le capitalisme
Dans le contexte d'épidémie de Covid-19 et de crise économique imminente, la nécessité d'extraire la santé des lois du marché devient d'une telle évidence que même Macron l'évoque dans ses discours. Mais ce que nous enseigne l'exemple de 1918, c'est que les capitalistes, et les gouvernements qui les servent, sont incapables de mettre en place un système de santé réellement efficace. Outre la réquisition des industries pharmaceutiques, dont les onzes principales entreprises produisaient 70 milliards d'euros de dividendes en 2017, la préservation de la santé publique nécessite d'assurer à toutes et tous des conditions de travail décentes, un droit au logement effectif, un accès à une alimentation saine... soit bien davantage que les 10 000 créations de postes exigées depuis un an par les soignants et que Macron continue d'ignorer. En 1867, décrivant le fonctionnement du capitalisme, Marx appelait de ses vœux le reversement de la domination capitaliste et la construction d'une « société nouvelle et supérieure, dont le principe fondamental est le développement plein et libre de tous les individus ». Cet objectif reste devant nous et, en période de crise plus que jamais, nous ne pouvons compter que sur la mobilisation de la classe ouvrière et de la jeunesse pour l'atteindre.
Quentin (Grenoble)