« On a mis à l’abri du virus 11 000 salariés d'Amazon pendant des dizaines de jours »

> Entretien avec Laurent Degousée, co-délégué de la Fédération SUD Commerce (affiliée à Solidaires), première organisation syndicale au niveau national au sein de l’entreprise Amazon France Logistique. Nous revenons avec lui sur la victoire juridique contre Amazon et ses conséquences pour la sécurité des travailleurs. 

Le 14 mars dernier, Édouard Philippe annonce la fermeture des commerces non-essentiels et, dans le même temps, Amazon voit son chiffre d’affaires et ses commandes augmenter considérablement. La société est implantée en France à travers 6 entrepôts ; ces différents sites et le siège administratif à Clichy représentent 11 000 salariés dont 3 000 intérimaires permanents. Comme dans de nombreuses autres entreprises qui continuent de tourner, la santé et la sécurité des salariés sont secondaires face aux impératifs de productivité. 

Anticapitalisme & Révolution - Dans quel contexte s’inscrit cette action en justice ? 

Laurent Degousée - Une des conditions essentielles de réussite de l’action, c’est que ce n’est pas juste une démarche juridique. On est parti du fait que le personnel se mobilisait, sur différents sites, par l’intermédiaire du droit de grève ou du droit de retrait parce qu’ils estimaient que les conditions dans lesquelles ils continuaient à travailler, exposés au virus, étaient largement insuffisantes. Concrètement, la semaine du 16 mars, la seule protection qu’avaient les salariés ce sont les gants qu’ils ont habituellement pour éviter de se couper. Il y a eu des réponses syndicales différentes. La CGT a appelé à la grève et déposé plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui ; elle a saisi les Prud'hommes sur un site. La CFDT a fait appel à la grève. Solidaires aidait les employés, dans les deux sites où l’organisation est présente, à faire usage de leur droit de retrait. 

Dans le même temps on prenait connaissance des premiers cas de salariés qui présentaient les symptômes de la maladie et, la semaine suivante, les premiers cas de salariés testés positifs au Covid-19. On a recensé 16 cas de salariés d’Amazon qui souffraient du Covid. La troisième semaine, ce qui nous fait vraiment franchir le pas, c’est que sur les quatre salariés malades sur le site de Brétigny, il y en a un qui est en réanimation. Concrètement, c’est la semaine où on apprend que dans le monde du travail, il y a les premiers décès liés au Covid : la camarade de la CGT qui travaillait au Carrefour de Saint-Denis, des agents de sécurité, le personnel soignant en première ligne. On ne peut pas laisser faire. On a une direction qui ignore la mobilisation du personnel, qui ignore les revendications des syndicats. Le gouvernement, même si c’est celui qu’on sait, est obligé de taper du poing sur la table. Il y a une opération coordonnée de contrôle des inspections du travail qui a abouti notamment à cinq mises en demeure. Le discours développé par Amazon, selon lequel leur priorité serait la sécurité de leurs collaborateurs, s’effondre. On s’aperçoit que tout ce qu’ils nous vendent depuis le début ne tient pas la route : les salariés ont des gants, du gel, on essaye d’instaurer une distanciation sociale de deux mètres plutôt que un mètre… Dans la réalité, ce que tu fais en termes de tâches rend cette mesure irréaliste : par exemple porter à deux un colis qui fait 25 kg. Ils disent qu’ils vont donner les premiers masques mais il n’y en a pas assez pour tout le monde, ils ne sont pas obligatoires ; ils commencent enfin à mettre en place le gel. Des mesures plus décousues les unes que les autres qui tombent du ciel et qui, manifestement, ne freinent pas l’épidémie. On se décide alors à agir, y compris parce qu’en même temps on apprend que du côté de la Poste, le syndicat SUD PTT a réussi à saisir la justice. On s’appuie sur cette expertise et je fais appel à une avocate, Maître Judith Krivine, qui travaille dans le même cabinet qui a monté la procédure contre La Poste pour dire faut y aller, on n’a pas le choix. 

A&R - Que contiennent les décisions de justice en matière de contrainte pour Amazon et de protection pour les salariés ? 

LD - La justice est saisie à deux reprises. La première à la demande de Solidaires. On passe devant le Tribunal Judicaire de Nanterre le 10 avril et le 14 avril tombe une ordonnance qui dit deux choses : Amazon doit évaluer, avec les représentants du personnel toutes les mesures de sécurité qui ont été mises en place afin de voir si elles tiennent la route, ce qu’il faut rajouter, enlever. L’ordonnance demande à Amazon de prendre langue, véritablement, avec les organisations syndicales. On a toujours dit qu’Amazon n’a pas rien fait mais a procédé de manière unilatérale en considérant que si le salarié a des gants, un masque et du gel, la société est couverte, qu’il n’y a pas de « risque juridique » pour eux, surtout si la personne contracte la maladie, en souffre, voire en décède. La deuxième chose c’est que le tribunal retient implicitement notre argument qui est de dire que la principale source de propagation de ce virus, c’est la promiscuité. A Amazon, on a des entrepôts qui peuvent compter jusqu’à 3000 salariés et ce qui fait la spécificité d’Amazon, contrairement par exemple à une logistique alimentaire, c’est que tu traites des commandes individuelles, tu multiplies les gestes de travail,  tu multiplies les points de contact. La juge, qui a bien intégré cette dimension de promiscuité, dit que dans les 24 h Amazon devra limiter sa production uniquement aux produits dits essentiels. Au 14 avril ce qui était essentiel dans la période, c’était l’alimentation, les produits d’hygiène et les produits médicaux ; en fait c’est là où non sans ironie elle n’a fait que reprendre ce qu’Amazon disait depuis 3 semaines c’est-à-dire qu’ils auraient concentré leur production sur ce qui était essentiel. Sachant que clairement, ce n’est pas Amazon qui nourrit la France. Tout ça ne représente que 10 % de leur chiffre d’affaire. 

Dès le 15 mars, Amazon dit qu’ils sont obligés de fermer leurs six entrepôts parce qu’ils considèrent qu’ils ne peuvent pas respecter la décision de justice. Ils ont peur. C’est vrai qu’à l’époque on avait obtenu une astreinte record d’1 million d’euros. S’il y avait un autre produit que ceux dressés par la liste qui était traité, ils risquaient de payer 1 million d’euros. On avait vu qu’ils écoulaient des produits comme du champagne, des poupées en plastique, des volants pour jouer au badminton, du vernis à ongle, des sex-toys etc. Ils ferment les entrepôts et ils font appel de la décision de justice.

On passe devant la Cour d’appel de Versailles le 21 avril, et la Cour rend un arrêt le 24 avril, Elle confirme le bien-fondé de l’ordonnance du Tribunal Judiciaire de Nanterre mais elle va plus loin que ça, elle demande ce qu’il s’est passé entre le 14 et le 21 avril. Elle constate qu’au jour d’aujourd’hui, Amazon n’a toujours pas procédé à une évaluation conjointe des risques professionnels avec les organisations syndicales. Elle va même au-delà, elle demande à ce que les CSE soient informés et consultés, c’est-à-dire qu’ils produisent un avis normatif sur  ce qu’a fait la société depuis le début et ce qu’elle compte faire dans le cadre de la réouverture. Elle passe le montant de l’astreinte de 1 million à 100 000 euros et elle fait droit aux demandes d’Amazon sur ce qui est essentiel dans la période : ce ne sont plus juste les produits qui avaient été décidés par le Tribunal de Nanterre, ce sont aussi des jouets pour enfant, des produits pour maintenir la forme à domicile, du matériel de bureautique, d’informatique pour le télétravail… En gros elle dit à Amazon qu’ils pourront écouler 50 % de leur catalogue le temps qu’ils terminent l’évaluation qu’on leur a demandé de faire. 

A&R - On a vu qu’Amazon continuait à livrer l’intégralité de son catalogue malgré la décision de justice. Comment c’est possible et pourquoi, malgré ce contournement, ces décisions de justice sont une victoire ? 

LD - Ils ont eu un problème pendant l’appel, ils se sont retrouvés avec Solidaires, la CFDT, la CGT, FO, le CSE central, le CSE de Montbéliard en face d’eux. C’était l’union sacrée des syndicats. On a tous joint nos efforts. Amazon a continué à faire de la communication. Ils n’ont jamais respecté la décision de justice. Ce qui leur importe, ce n’est pas de préserver la santé et la sécurité de leurs salariés contrairement à ce qu’ils disent, c’est de pouvoir écouler 100 % de leurs produits. De quelle manière ont-ils continué à écouler leurs produits ?  Ils ont fait appel aux entrepôts étrangers, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne. Ils se sont appuyés sur la société Amazon Transport France, une sous-société de 2000 salariés, 11 dépôts à travers toute la France. Ils ont y compris réorganisé leur logistique pour faire en sorte qu’ils ne fassent pas seulement du traitement mais de la production et ils se sont aussi appuyés sur les services postaux, c’est-à-dire sur la Poste. Là, la concurrence entre la Poste et Amazon, bizarrement, n’a pas eu trop cours. En montrant qu’ils n’en ont rien à faire de la décision de justice ils continuent à écouler 100 % de leur catalogue : on a vu des tondeuses à gazon, des chaises de jardin... Ils ont commencé à chercher à faire jouer l’opinion contre nous, oubliant qu’il s’agissait de décisions de justice même si on en était à l’initiative : disant, à cause de ces syndicats, on ne peut plus continuer à commander. Nous, on a toujours dit que ça n’était pas un problème de produits, un problème de ce qui serait essentiel ou pas mais que ce sont la santé et la sécurité des travailleurs qui doivent l’emporter sur des considérations économiques. Ne pas écouler tous les produits ou le faire avec moins de salariés pour briser la promiscuité. Ce qui est valable dans un entrepôt reste valable dans un centre de traitement du courrier, dans un supermarché, dans une usine automobile. C’est exactement la même logique qui doit s’appliquer. C’est ça qui explique la force et l’importance de la portée de ce qui a pu être obtenu à Amazon. Ils continuent à écouler leurs produits, ils ont poursuivi la fermeture temporaire de leurs entrepôts, c’est aussi une manière de faire du chantage à l’emploi vis-à-vis du gouvernement. Pourquoi c’est une victoire ? Ce qui nous importait, c’était les travailleurs, ça n’était pas les produits, même si c’est normal de savoir quelle est l’utilité de ce qu’on produit et dans quelles conditions on le produit. Ce dont on se félicite c’est qu’on a mis durablement à l’abri du virus 11 000 salariés pendant des dizaines de jours. Payés à 100% et payés par leur employeur, qui peut largement se le permettre puisqu’il fait des profits record. Amazon avait eu un moment l’idée incongrue de faire appel au chômage partiel, ils n’ont pas été jusqu’au bout, y compris parce que du point de vue du gouvernement ça ne tenait pas la route. Le chômage partiel ça sert à quoi ? Lorsque le personnel, par exemple d’un restaurateur, ne peut pas travailler, c’est pris en charge par la puissance publique parce qu’il y a une impossibilité de poursuivre le travail. Amazon ne voulait pas se soumettre à la décision de justice, ils ne voulaient pas abdiquer totalement devant l’obligation qui leur était faite de se concerter véritablement avec les organisations syndicales. 

A&R - Cette décision peut-elle aider les travailleurs d’Amazon à l’étranger ? Quelles actions sont menées en ce moment dans les autres pays ? 

LD - Amazon, c’est l’entreprise mondialisée par excellence. Et les équipes syndicales sont en lien entre elles, on a régulièrement des contacts avec des camarades espagnols, italiens etc. Alors qu’il y avait la mortalité importante qu’on sait en Italie, quand le gouvernement italien a décidé de fermer un certain nombre d’usines qui n’étaient pas essentielles, Amazon a eu droit à un passe-droit et a poursuivi son activité en particulier dans son entrepôt de la région de Milan, l’épicentre de la pandémie en Italie. En Pologne ils leur disaient de respecter les gestes barrières et, dans le même temps, ils leur disaient de ne pas trop souvent se laver les mains parce que ça allait limiter la productivité. La  première décision a eu un effet de souffle dans Amazon. Le vendredi 21, on apprenait que les salariés aux Etats-Unis se mettaient en grève pour leur santé, pour leur sécurité. Il y avait eu des tentatives avant, en particulier il y a un activiste qui a été licencié par la société, pas au motif qu’il avait fait grève mais soi-disant parce qu’il n’aurait pas respecté les règles de quatorzaine. On sait que depuis, la grève est repartie, a repris de la vigueur. Ça montre bien qu’il y a un problème Amazon et pas juste français, ce ne sont pas les dirigeants français qui ont la main, c’est Jeff Bezos lui-même qui dirige cette affaire. On a appris que le procureur de New-York avait décrété que les conditions de travail dans les entrepôts d’Amazon n’étaient pas viables, n’étaient pas saines. On peut vraiment affirmer que la vie des salariés d’Amazon, que ce soit du personnel permanent ou intérimaire n’est absolument pas prise en compte, elle s’efface devant les profits qui sont réalisés, en particulier pendant la période, par la société. A commencer par Jeff Bezos qui bénéficie d’une fortune personnelle de 136 milliards d’euros et qui a vu sa propre fortune augmenter de 24 milliards d’euros pendant la période de confinement. 

A&R - Quelles sont les prochaines étapes du conflit avec Amazon ? 

LD - À partir d’aujourd’hui, mercredi [29 avril, date de l'entretien ], Amazon doit enfin négocier pour de vrai, chose qu’ils ont toujours refusée de faire. Pas sur « je donne plus de lingettes, de gants ou de masques », mais pour négocier sur le nombre de salariés qu’on occupe, le nombre d’équipes, les process de travail… Dans le même temps, le gouvernement leur vient en aide. On a appris qu’allait paraître de manière imminente un décret qui intègre ce qu’a dit la Cour d’appel de Versailles, c’est-à-dire qui dit que pour reprendre une activité post confinement, il faut informer et consulter le Comité Social et Economique. Seulement, normalement, il y a des délais qui peuvent aller jusqu’à 1 mois, 3 mois et là, le gouvernement s’apprêterait à rapporter ce délai à 8 jours. C’est pourquoi Amazon, alors qu’on devait négocier dès lundi 27, (l’arrêt a été rendu vendredi 24), a décidé de reporter la réunion à aujourd’hui, mercredi 29, parce qu’il semblerait que le décret soit sur le point de de sortir. Ils ont décidé de la date du 5 mai pour la réouverture, manière de dire qu’ils essaient de lâcher le moins possible pendant 8 jours sans risquer l’astreinte et se remettre à écouler 100 % de leur production en France sans véritablement avoir pris des mesures contraignante en matière sanitaire dans les entrepôts. Nous ce qu’on attend, c’est que les 350 salariés d’Amazon qui ont fait usage de leur droit de retrait soient payés. Là où, dans un premier temps, Amazon avait estimé que les droits de retrait n’étaient pas justifiés, que ça pouvait même donner lieu à des sanctions, ils ont rétrogradé sur l’aspect sanction. On a des salariés qui ont été en droit de retrait du 16 mars jusqu’au 16 avril. Il n’est pas normal qu’ils perdent un mois de salaire alors que le fait qu’il y ait eu des décisions judiciaires, des mises en demeure de l’inspection du travail, démontre largement que leur droit de retrait n’était pas juste une vue de l’esprit, il était justifié. Ils ont pour l’instant séché les paies. J’ai déjà déposé 11 dossiers au conseil des Prud'hommes (qui fonctionnent pour l’instant au ralenti), je suis persuadé que le juge ne peut que valider le bien fondé des droits de retrait. 

A&R - Quelles mesures immédiates doivent être prises en faveur des salariés ? 

LD - Il faudrait l’augmentation immédiate du Smic. On s’est aperçu que c’est sur les personnes dont les métiers étaient les plus méprisés, c’est-à-dire les caissières de supermarché, les éboueurs, le personnel soignant dont la rémunération laisse à désirer si on compare à d’autres pays d’Europe, que reposait la société, pas sur les décisions d’un ministre. On demande le rétablissement des CHSCT, y compris sur une base locale, territoriale pour englober les salariés des petites entreprises. Le gouvernement a quand même pris des ordonnances qui augmentent le temps de travail de certaines entreprises jusqu’à 60 h. On pense qu’il devrait y avoir une mesure qui dit que tous les droits de retrait qui ont été effectués pendant la période d’état d’urgence sanitaire, qui va être prolongé jusqu’au mois de juillet, soient présumés de bonne foi, soient justifiés. C’est-à-dire que les patrons n’aient pas d’autre choix que de les payer. Que tu ne sois pas obligé de saisir un juge. On demande à ce que le Covid + soit reconnu comme maladie professionnelle, pas seulement pour le personnel soignant et les policiers. La meilleure façon de préparer le monde d’après, ce serait une reconnaissance concrète à l’égard de la classe laborieuse. Ça pose des questions sur le fait que l’on a bien vu que la majorité sociale n’était pas aux commandes alors que pourtant c’était elle qui cherchait à apporter les réponses les plus efficaces à la situation inédite qu’on a vécue. Il faudrait que les personnes qui dirigent la société soient à l’image de celles qui la font  tourner.  

Propos reccueillis par Camille