Le monde du travail face au chaos sanitaire


Le 15 décembre, la France a entamé son deuxième « déconfinement ». Le calendrier du chef de l’État, qui tablait sur la possibilité de rouvrir complètement à cette date, a cependant été perturbé par le fait que l’épidémie n’a pas décru autant qu’il l’espérait. Concrètement, peu de choses changent donc entre l’avant et l’après 15 décembre : mis à part le fait que la population peut désormais se déplacer sans attestation et n’est plus limitée à un rayon de 20 km, les bars, les restaurants, mais aussi les musées, les théâtres et les cinémas resteront fermés jusqu’à nouvel ordre. Un couvre-feu est instauré entre 20 heures et 6 heures du matin. Seule exception, le réveillon du 24 décembre… Couvre-feu qui a ensuite été avancé à 18 heures. 

Ce plan de déconfinement se situe dans la droite ligne de toute la politique qui a été menée par le gouvernement depuis le début de l’épidémie : absolument aucune annonce d’un déploiement de moyens pour la santé, mais un discours moralisateur et culpabilisateur renvoyant la responsabilité de l’épidémie aux individus. 

Cette crise sanitaire est la plus grave que nous ayons connue depuis ces 50 dernières années. La France a été particulièrement touchée par la deuxième vague de l’épidémie de Covid-19. Début décembre, le bilan des victimes du coronavirus était de 55 000 morts. Mais comme le note la presse, malgré le ralentissement de l’épidémie, il est très probable que cette seconde vague fasse encore des milliers de morts. 

Face à cette crise, le gouvernement n’a développé absolument aucun plan sérieux pour le système de santé afin de faire face à l’épidémie. Après les applaudissements chaque soir lors du premier confinement, le gouvernement avait annoncé un grand « Ségur de la santé ». Comme on pouvait s’y attendre, ces concertations n’ont absolument rien apporté aux travailleurs et travailleuses de la santé. Les 6,7 milliards d’euros annoncés pour le système hospitalier – très peu quand on les compare aux 500 milliards dépensés pour sauver les grandes entreprises – ont été constitués pour l’essentiel d’augmentations ridicules de salaire conditionnées à des contreparties. Aussi, c’est sans moyens supplémentaires que les hôpitaux ont dû affronter la deuxième vague épidémique. Aux suppressions de lits qui se sont poursuivies dans les services se sont ajoutés les départs de personnels dégoûtés par les annonces qui ont suivi ce « Ségur de la santé », comme en témoigne un article du journal Le Monde du 21 novembre. 

Au-delà du système hospitalier, rien n’a été fait, notamment dans les services publics, pour tenter de se préparer à cette deuxième vague. Ainsi, dans l’Éducation nationale, qui avait vu ses établissements fermer pour 3 mois lors du premier confinement, aucune mesure n’a été prise, ni en termes d’embauches de personnels, ni en termes de moyens. En septembre, les enseignants se sont retrouvés face à des classes toujours plus surchargées. Dans les lycées, l’application de la réforme Blanquer a aggravé le brassage des élèves, contribuant à accentuer la propagation de l’épidémie. Pire encore, quelques jours après la rentrée, Jean-Michel Blanquer a annoncé un allègement du protocole sanitaire. Le résultat ne s’est pas fait atteindre. Dès le mois d’octobre, les articles de presse ont relevé que les établissements scolaires et les universités concentraient, après les entreprises, les principaux clusters du pays. 

Un capitalisme incapable d’organiser la vaccination 

Les 21 décembre, l’Agence européenne des médicaments (AEM) a validé le vaccin élaboré par les laboratoires allemand et américain Pfizer et BioNTech, et le 6 janvier 2021 celui provenant du laboratoire Moderna. 

Il s’agit de deux des 56 candidats en phase de test ou attendant leur commercialisation. Contrairement au couvre-feu à 18 heures instauré dans 15 départements de l’est du pays début janvier, et qui pourrait être étendu à d’autres, ces vaccins représentent un réel espoir face à l’épidémie. On aimerait que de tels efforts soient fournis dans le cas d’autres maladies infectieuses, comme le paludisme ou le sida. On aimerait aussi que chacun et chacune dans le monde ait accès aux mêmes vaccins et traitements. Mais la « loi du marché », c’est-à-dire celle du capitalisme, est tout autre : les laboratoires pharmaceutiques sont des entreprises privées, dont le but est avant tout de faire des profits, pas de sauver des vies. Ce qui guide leurs politiques, c’est la « demande », la garantie de vendre en grande quantité à des populations qui ont les moyens d’acheter. Concurrentes entre elles, elles veillent à garder leurs découvertes bien cachées. Le secret industriel leur permet d’empêcher que les formules qui fonctionnent soient recopiées et mises à disposition de toutes et tous. Les États qui parviennent à créer des médicaments génériques et qui s’aventurent à les distribuer pour sauver des vies, sont impitoyablement sanctionnés par les institutions économiques internationales. Si les moyens étaient mutualisés, si les chercheurs et chercheuses pouvaient échanger librement et travailler sans la pression de la rentabilité, les découvertes seraient bien plus nombreuses. Sans la concurrence, les moyens eux-mêmes seraient plus grands : en 2014, le total des dépenses de recherche des 131 plus gros laboratoires pharmaceutiques mondiaux s’élevait à 135 milliards de dollars... contre 276 milliards pour leurs dépenses en marketing ! 

Depuis les scandales du sang contaminé ou du Mediator, chacun sait que les groupes pharmaceutiques sont capables de mentir ou d’empoisonner pour encaisser des profits. Voilà sans doute ce qui explique la défiance d’une partie de la population vis-à-vis du vaccin. Fin novembre, selon un sondage de l’IFOP, 59 % de la population française se disait sceptique quant à son efficacité et à son inoffensivité. Cette défiance n’est pas sans conséquences : pour atteindre l’immunité collective, il faudrait qu’au moins 60 à 70 % de la population soit vaccinée. Alors que nous disposons d’un outil essentiel pour contenir l’épidémie, nombreux sont ceux qui hésitent à y recourir. Et ceux qui le voudraient… doivent attendre. 

Le gouvernement fait mine de déplorer cette méfiance, mais il l’utilise surtout pour se dédouaner. À qui la faute, si ce n’est à lui, à sa gestion chaotique de la crise depuis un an ? Ce gouvernement qui a rendu le port du masque obligatoire après nous avoir expliqué des mois durant qu’il n’était pas utile ! Qu’est-ce qui est à l’origine de la lenteur ridicule de la vaccination ? C’est leur l’impréparation généralisée. Pourtant, les États comme la France ont précommandé des dizaines de millions de doses de plusieurs vaccins depuis des mois, avant même leur commercialisation. Mais quand les problèmes ne sont pas liés à l’acheminement et à la conservation des doses, le gouvernement n’a pas été capable de fournir des seringues adaptées au vaccin Pfizer… Macron peut feindre la colère, et Castex peut s’agacer des polémiques que suscite sa politique, mais avec leur stratégie vaccinale, il faudra des années pour vacciner suffisamment de personnes, d’autant que le système de santé rendu exsangue par des décennies de coupes budgétaires, de restructurations et de suppressions de postes ne peut pas faire face à une telle tâche. 

Le capitalisme ne permettra jamais la transparence, et les gouvernements qui servent la classe dominante ne laisseront jamais le moindre espace pour que nous prenions nos affaires en main. L’opacité totale est la règle, qu’il s’agisse du financement des recherches, des aides publiques aux groupes pharmaceutiques, du prix des doses, du prix de revient et des marges, ou encore des subventions aux entreprises pouvant produire les vaccins en France. La population est seulement censée être tenue informée des succès boursiers des groupes pharmaceutiques... La situation actuelle nous rappelle à quel point il est indispensable d’en finir avec le secret des affaires. 

La réponse de notre classe sociale doit être d’utiliser son arme la plus précieuse : sa capacité à faire tourner la société. Si dans toutes les entreprises, comme dans celles de la recherche pharmaceutique, les travailleurs et les travailleuses expropriaient les actionnaires et prenaient le contrôle, ce serait la garantie de mettre l’industrie au service de toutes et tous ! 

Notre classe : de la sidération à la reprise des luttes 

Si le gouvernement a abordé cette deuxième vague de la même façon que la première, notre classe, elle, a réagi de manière différente. 

Lors de la première vague, le confinement total est bien apparu, pour l’ensemble des travailleurs, comme la seule solution pouvant permettre d’enrayer l’épidémie. Alors que dans le pays, tout fermait, mais qu’on prétendait continuer à envoyer les salariés d’exécution au boulot, sans protection, sans masque, sans gel hydro-alcoolique, la réponse massive de notre classe a été de se confiner, et pour certains, de refuser de continuer à aller travailler. C’est d’ailleurs le mot d’ordre qui est apparu à une échelle large : l’arrêt des activités « non essentielles ». C’est ainsi qu’à la Poste, au mois de mars, des centaines d’agents ont exercé leur droit de retrait. Face à l’extension continuelle de l’épidémie, arrêter de bosser et rester chez soi est apparu comme le meilleur moyen de préserver sa santé et sa vie. C’est d’ailleurs la même logique qui a prévalu lorsque Macron a annoncé la réouverture des écoles à partir du 11 mai. Le mot d’ordre massivement répercuté par les personnels de l’Éducation nationale, mais aussi par les parents, a été « pas d’école le 11 mai ». Ce mot d’ordre collait alors à l’état d’esprit général du monde du travail, qui a compris que cette réouverture n’était nullement liée à des considérations sanitaires, mais à la nécessité pour le patronat de relancer l’économie, et donc de permettre aux parents de retourner au travail. 

C’est dans un état d’esprit très différent que notre classe sociale a abordé le deuxième confinement, décrété le 30 octobre par Emmanuel Macron, après 15 jours de couvre-feu à partir de 21 heures. Les annonces de Macron sur le deuxième confinement ont massivement été comprises non pas comme des mesures sanitaires, mais comme la suppression de toutes les libertés démocratiques alors que tout le monde devait continuer à se rendre à son travail. Massivement, les salariés ont compris qu’il ne s’agissait pas d’un réel confinement, mais d’un couvre-feu généralisé, avec l’obligation d’aller se faire exploiter. En témoignent les différentes caricatures qui ont circulé sur les réseaux sociaux, montrant un Castex interdisant tout à la population, sauf d’aller travailler. 

Dès lors, le combat s’est déplacé sur un autre terrain : celui de l’application de protocoles réellement protecteurs pour les salariés. Le point le plus poussé de ce combat a été l’Éducation nationale. À la rentrée de la Toussaint, droits de retrait et grèves se sont multipliés dans les établissements scolaires, notamment les lycées de région parisienne. Ces grèves ont posé la question de l’adaptation de l’organisation du travail à une période de pandémie, avec le triptyque revendicatif : mise en place immédiate de demi-groupes, refus de l’augmentation de la charge de travail avec une adaptation des programmes et des calendriers des examens, et embauche massive de personnels de toutes catégories. Ces droits de retrait et ces grèves ont permis, à une échelle de masse, de remettre pour la première fois depuis mars la question de la grève au centre des discussions. 

Au-delà de l’Éducation nationale, c’est évidemment dans toutes les entreprises que cette question de l’adaptation de l’organisation du travail se pose. Comment, par exemple, demander à des ouvriers de l’industrie de travailler pendant 8 heures d’affilée en portant en permanence un masque ? Cette problématique remet au centre la question de qui doit décider et qui doit détenir le pouvoir dans les entreprises. 

Ces revendications se conjuguent bien évidemment à des luttes plus « traditionnelles » sur le refus de la dégradation des conditions de travail. Ainsi, à la Poste, toutes les questions revendicatives sont étroitement liées au refus des réorganisations. Dans l’Éducation nationale, la question des moyens est brutalement remise sur le devant de la scène ; moyens en personnels, moyens en termes de classes pour refuser les effectifs surchargés, moyens en termes de bâti : la plupart des établissements, vétustes, sont inadaptés pour accueillir le nombre actuel d’élèves. 

Les luttes dans les entreprises, étroitement liées 
aux luttes contre les atteintes aux libertés démocratiques 

En même temps que les luttes dans les entreprises, les luttes sur le terrain des libertés démocratiques et contre la dérive sécuritaire du gouvernement ont pris une ampleur singulière. Dès la fin du premier confinement, au mois de juin, les manifestations contre les violences policières, autour de la mort de Georges Floyd et celle d’Adama Traoré, ont été massives. Il s’agit du plus gros mouvement contre les violences policières depuis des années, avec la participation de secteurs significatifs de notre classe. 

Mais c’est surtout autour de la loi Sécurité globale que s’est nouée la contestation, une contestation qui est allée très rapidement bien au-delà du seul article 24 et même de la loi dans sa globalité. Le 23 novembre, 150 000 manifestants ont défilé à Paris à l’appel de la coordination #StopLoiSécurité constituée de syndicats de journalistes, d’associations et d’ONG. Le 5 décembre, les manifestations contre la loi Sécurité ont fusionné avec la traditionnelle manifestation appelée par la CGT contre la précarité et pour l’emploi. Cette fusion n’avait rien d’artificiel : très vite, la lutte contre la loi Sécurité a cristallisé la colère de notre camp, et c’est tout le rejet du gouvernement, de sa politique et de celle du patronat, qui est apparu dans ces manifestations. 

Face à ces mobilisations, le gouvernement a d’abord été sur la défensive, notamment après l’affaire du tabassage raciste du producteur de musique Michel Zecler, Macron allant jusqu’à utiliser la formule de « violences policières ». Mais rapidement, après cette reculade, il a choisi de reprendre la main par la force la plus violente. Les 5 et 12 décembre, les violences policières se sont déchaînées contre les manifestants. Dans le même temps, en plus de la loi Sécurité globale, doublée de la loi « contre les séparatismes » (dont l’article 18 recycle le décrié article 24 de la LSG), le gouvernement a publié une série de décrets autorisant le fichage des individus pour leurs opinions politiques, syndicales ou religieuses. 

Toutes ces mesures et les violences policières décuplées remettent sur le devant de la scène la question de l’affrontement à la politique sécuritaire du gouvernement, et plus généralement, à la police et à l’appareil d’État. 

La question des commerçants et de la petite-bourgeoisie 

Dans les jours qui ont suivi l’annonce du deuxième confinement, l’un des premiers secteurs à avoir fait entendre sa voix est celui des commerçants, restaurateurs, propriétaires de bars, etc. Dans certaines villes, comme à Marseille, ces secteurs ont organisé des manifestations de rue pour protester contre la fermeture de leurs entreprises. Un des secteurs qui a le plus réussi à faire entendre sa voix durant cette séquence est celui des libraires, qui ont dénoncé la « concurrence déloyale » exercée par les grandes surfaces et les géants de la vente en ligne comme Amazon qui, eux, pouvaient continuer à exercer leurs activités. 

De larges pans de notre classe ont pu ressentir de la solidarité à l’égard de ces petits patrons, qui reprenaient le discours de la « lutte des petits contre les gros ». De nombreuses personnalités artistiques ont pris position pour la réouverture des « petits commerces », des « commerces de proximité », opposés aux géants comme Leclerc, Carrefour ou Amazon. Cette discussion a polarisé jusqu’au sein de l’extrême gauche, où des militants ont pu partager des pétitions de certaines associations de défense des petits commerçants, comme le Syndicat de la libraire française, qui demandait la réouverture des librairies. Des militants révolutionnaires ont pu expliquer que, dans la période, il fallait développer une politique spécifique en direction de la petite-bourgeoisie, qui représente effectivement un poids social énorme dans la société française. 

Pourtant, comment s’étonner que le gouvernement Macron, un gouvernement aux ordres des capitalistes, à la tête d’un État bourgeois, mène une politique en faveur des grands patrons ? Les deux confinements successifs risquent effectivement de mener à la ruine un nombre considérable de petits commerçants et de petits patrons. Cependant, la crise sanitaire n’a fait qu’accélérer ce que nous pouvons observer quotidiennement dans la société capitaliste : l’effondrement du mythe de la libre entreprise, de l’individualisme, selon lequel on pourrait s’en sortir en créant son propre commerce, sa petite entreprise… Une loi du capitalisme résumée d’ailleurs par un libraire lui-même dans une interview donnée à France Culture le 9 novembre : « Une librairie peut préparer les livres des clients qui viennent les chercher, elle peut le faire, mais de manière artisanale... Elle ne le fera jamais de manière industrielle, comme le fait Amazon depuis longtemps, avec aujourd’hui l’insertion de robots, ce genre de choses. Évidemment, sur ce terrain-là, on ne peut pas lutter. On sait très bien qu’Amazon aujourd’hui fait le même chiffre d’affaires qu’un libraire avec deux à trois fois moins de salariés parce qu’ils ont industrialisé leurs usines à faire des colis. » 

Pour une politique d’indépendance de classe 

Dès lors, bien plus qu’une politique en direction des petits commerçants et des petits patrons, c’est d’une politique d’indépendance de classe pour les travailleurs et les travailleuses dont nous avons besoin. La politique des militants révolutionnaires ne peut être déterminée par les fortunes et infortunes de la petite-bourgeoisie. Au contraire, c’est par l’intervention consciente de notre classe que ces classes intermédiaires peuvent être impactées. Ce que nous devons expliquer, c’est que pour en finir avec la misère provoquée par la gestion capitaliste de la crise sanitaire, il faut en finir avec ce gouvernement et sa politique au profit des capitalistes. 

La période comprise entre la rentrée de la Toussaint et les vacances de Noël a vu plusieurs secteurs relever la tête et commencer à se battre, comme dans l’Éducation nationale, où les grèves et droits de retrait ont conduit Blanquer à autoriser la mise en place de demi-groupes un jour sur deux dans les lycées. Tout le mois de janvier est rythmé par des dates de mobilisations sectorielles : le 21 janvier dans la santé et le travail social, le 26 janvier dans l’éducation, le 28 janvier dans l’énergie... Les confédérations, sous l’impulsion de la CGT, ont appelé à une date de mobilisation interprofessionnelle le jeudi 4 février. Mais pour l’instant, ces différentes dates ne sont pas construites comme un plan de bataille global contre le gouvernement et sa politique.

Aurélien Perenna