Élections américaines : pas de changement pour notre classe


L’élection présidentielle américaine du 3 novembre 2020 a été marquée par une polarisation importante du débat entre démocrates et républicains : d’une part, Joe Biden s’est présenté comme un président pour « tous les Américains », favorable à un « changement politique radical ». De l’autre, Donald Trump a mis en avant les avancées économiques effectuées sous son mandat et minimisé les effets du Covid-19, tout en jouant sur la division entre Américains et immigrés illégaux. Après plusieurs jours d’un décompte rendu plus difficile par le vote par correspondance, Joe Biden a été donné gagnant et a été investi ce 20 janvier 2021. 

Trump : le président des riches et des réactionnaires

En 2016, le milliardaire Trump a eu beau se présenter comme un homme du peuple, une incarnation du « rêve américain », du mythe du « self-made man » (alors que dans son cas, il a surtout hérité !), il a bien été le président des bourgeois. L’une de ses promesses de campagne, mise en application par une loi de 2017, a été de réduire les impôts des plus riches et des entreprises. Le Tax Policy Center, organisme qui étudie les effets des impôts à court et long terme, a montré que ces réductions d’impôts ont entraîné dès 2019 des baisses de moyens pour les services publics (assurance maladie, éducation, bons alimentaires, etc.), affectant donc durement les classes populaires et « moyennes ».

Le mandat de Trump a aussi été marqué par le retour d’un racisme décomplexé, tandis que le nombre de sans-papiers détenus à la frontière avec le Mexique a presque triplé en trois ans. Dès sa première campagne, Trump a misé sur les préjugés anti-immigrés afin de diviser la classe ouvrière et de convaincre la petite-bourgeoisie de le soutenir. Aux travailleurs, il a expliqué que c’était à cause des immigrés sans-papiers que les Blancs pauvres n’ont plus de travail, et que tout l’argent de l’éducation et de la santé est utilisé pour aider les immigrés clandestins. À la petite-bourgeoisie, il a proposé une politique sécuritaire et nationaliste, avec la construction du mur de séparation à la frontière mexicaine, ou avec la suppression du droit d’asile pour les réfugiés du Moyen-Orient. Son discours a désigné les sans-papiers comme étant des violeurs, des tueurs, des drogués ou des gangsters. Il a ouvert une brèche pour que les pires discours s’expriment de plus en plus fort.

Trump a été aussi le président d’un ordre moral violemment sexiste, comme l’a montré l’interdiction d’allouer des fonds fédéraux à des organisations qui pratiquent des avortements (notamment Planned Parenthood, le planning familial).

Biden : un président toujours au service de la bourgeoisie

Mais l’investiture de Joe Biden le 20 janvier 2021 ne sera pas une victoire pour notre classe. Le 46ème président des États-Unis n’est pas un nouveau venu sur la scène politique. Il a été sénateur de 1972 à 2008, année où il est devenu le vice-président d’Obama, soit en tout 48 ans de carrière ! Et son bilan est celui d’un politicien au service des riches et des patrons, contre la classe ouvrière.

En 1994, il a été l’auteur de la loi anti-criminalité « Violent Crime Control and Law Enforcement Act ». Elle a permis de déployer 100 000 policiers de plus, alloué 9,7 milliards de dollars pour la construction de nouvelles prisons, élargi le nombre de crimes passibles de la peine de mort, aboli les subventions offertes aux prisonniers pour poursuivre des études supérieures, et encouragé les États à maintenir les prisonniers enfermés. Elle est l’un des piliers de l’incarcération de masse aux États-Unis, un phénomène qui touche avant tout les Noirs et les Latinos. Alors que même le président de l’époque, Bill Clinton, a admis que sa loi a « marché dans des domaines, mais échoué dans d’autres », Biden continue d’assumer son œuvre.

Sur le plan international, Biden a soutenu les bombardements aériens contre les Serbes de Bosnie pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995). En 1999, pendant la guerre du Kosovo, il a écrit, avec le républicain John McCain, une résolution appelant Clinton à utiliser « toute la force nécessaire », notamment par l’envoi de troupes au sol. Il a voté pour la guerre en Afghanistan en 2001 et pour la guerre en Irak en 2002. Comme vice-président, il a promu l’utilisation de drones au Moyen-Orient.

Durant la crise de 2008, en tant que sénateur, Biden a voté pour que des milliards de dollars soient offerts aux banques et investisseurs qui venaient de détruire l’économie. L’année suivante, après l’arrivée d’Obama à la Maison-Blanche, cette politique a été poursuivie, permettant à 1 % de la population de s’accaparer 95 % des richesses produites. Interviewé en 2010 par Jon Stewart dans l’émission The Daily Show au sujet du sauvetage des banques, Biden s’est rappelé une expression de son grand-père : « C’est le socialisme pour les riches et le capitalisme pour les pauvres ! »

En 2020, Wall Street n’a pas oublié ce que le grand capital doit à Biden : les banques d’investissement ont contribué à sa campagne à hauteur de 74 millions de dollars, cinq fois plus que ce qu’a reçu Trump.

Si la pression interne au Parti démocrate l’a forcé à changer de position, Biden a été, jusqu’à l’été 2019, un partisan du « Hyde Amendment », qui interdisait l’utilisation des fonds de l’État fédéral pour les avortements.

Quant à sa vice-présidente Kamala Harris, elle est certes la première femme et la première Noire à accéder à ce poste. Mais cela n’en fait pas une combattante sans faille de la lutte contre l’oppression et l’exploitation ! En tant que procureure générale de San Francisco, elle avait refusé de diligenter une enquête après que deux hommes noirs avaient été tués par des policiers. En tant que procureure générale de Californie, elle avait refusé de soutenir une loi créant un poste de procureur dédié aux enquêtes sur les violences policières.

Deux partis bourgeois : n’en choisissons aucun !

Les deux partis, républicain et démocrate, sont des serviteurs de la bourgeoisie américaine. Sous Clinton ou Bush, Obama ou Trump, les guerres, l’exploitation et l’oppression n’ont pas cessé, bien au contraire !

La victoire de Trump en 2016 a estomaqué les Démocrates, qui n’ont pas compris comment un tel personnage a pu devenir le leader du « monde libre ». Les dirigeants bourgeois n’ont pas saisi à quel point Hilary Clinton incarnait une classe dirigeante rejetée par une partie des classes populaires. Cette année, ni Biden, ni Trump n’ont réellement convaincu la classe ouvrière qu’ils pourraient protéger ses intérêts. Le premier, malgré le soutien de « socialistes » comme Bernie Sanders, n’a que peu de crédibilité sur la question des salaires, des embauches massives ou des licenciements. Quant à Trump, il a perdu des voix parmi la population la moins éduquée (en 2016, il avait recueilli 47 % des votes des hommes blancs qui n’ont pas eu accès à l’enseignement supérieur, contre 41 % en 2020), et son score est resté faible chez les femmes (environ 30 % de leurs suffrages cette année, comme il y a quatre ans).

Le mouvement ouvrier organisé : soutien ouvert à Biden pour « arrêter les réactionnaires » 

Bien sûr, une partie de notre classe a voté pour l’un ou l’autre, mais sans que l’un des deux ne se dégage nettement. Les résultats ont été très serrés parmi les votes des classes populaires, et cela malgré une prise de position de la majorité du mouvement ouvrier en faveur de Biden. Tous les principaux syndicats l’ont soutenu, même des organisations qui ont mené des batailles importantes ces dernières années ; le Chicago Teachers Union a ainsi déclaré que dans la mesure où Jill Biden étant enseignante, les professeurs auraient avec la nouvelle première dame « une des [leurs] à la Maison-Blanche ».

Même le plus grand mouvement de contestation depuis plusieurs décennies, Black Lives Matter (BLM), pourtant né sous Obama, a accompagné la campagne de Biden. La direction du mouvement a écrit au nouveau président et à la nouvelle vice-présidente pour leur demander une rencontre. Dans un communiqué de presse, elle s’est félicitée de la « victoire historique » de Kamala Harris, qui « témoigne du travail que les femmes noires accomplissent dans les rues, dans cette campagne et à tous les niveaux de la politique ». L’une des fondatrices de BLM, Patrisse Cullors, a expliqué que certes « Biden est loin d’être parfait », mais que sa victoire était « un premier pas pour montrer que notre pouvoir augmente » et que sa présidence permettrait de « commencer à démanteler le système qui pendant trop longtemps n’a pas marché pour la communauté noire ».

La perspective de « virer Trump », puis de discuter avec Biden et Harris, est une erreur dramatique. D’abord, comment penser que le nouveau pouvoir aidera la classe ouvrière ? Jamais il ne remettra en cause le pouvoir des capitalistes. Ensuite, les victoires de Chirac en 2002 face à Jean-Marie Le Pen ou de Macron en 2017 face à Marine Le Pen, n’ont pas empêché le racisme de progresser, l’extrême droite de se renforcer et les mesures les plus réactionnaires de se multiplier ! La victoire de Biden a peut-être arrêté Trump. Mais les capitalistes vont continuer à mener des politiques insupportables. Si le mouvement ouvrier et social n’offre pas des perspectives à la colère de notre classe sociale, dans la rue, dans les entreprises et dans les lieux d’études, ce sont les réactionnaires qui le feront !

Proposer aux militants et militantes des mouvements sociaux de se lier à un parti capitaliste et au personnel politique de la bourgeoisie, fussent-ils plus « progressistes » ou « moins réactionnaires » que ceux du président sortant, c’est gâcher l’énergie militante née des dernières mobilisations. Remettre en cause l’indépendance politique de notre classe, c’est lui faire courir un péril mortel.

Bernie Sanders : l’expression politique de l’aile gauche de la classe dirigeante

Candidat aux primaires démocrates de 2016 et 2020, Bernie Sanders avait promis une « révolution politique ». À gauche, nombreux sont ceux qui ont vu sa campagne comme une plateforme pour la classe ouvrière. Mais depuis qu’il a reconnu sa défaite, Sanders a constamment soutenu Biden. Il a même obligé ses délégués à la convention démocrate à signer une promesse de ne pas critiquer les autres candidats et candidates démocrates, ni la direction du parti ! Tout cela au moment même où Biden était accusé de viol par Tara Reade et apportait son soutien à Juan Guaidó, le dirigeant du putsch au Venezuela. Ce musellement de toute contestation au sein du Parti démocrate et un soutien ouvert à la politique de Biden ne feront naître aucune politique de transformation !

Democratic Socialists of America : un accompagnement de la politique de Biden et aucune contestation réelle

Democratic Socialists of America (DSA) est une organisation se revendiquant du socialisme et regroupant plusieurs tendances. Elle agit comme l’aile gauche du Parti démocrate. Depuis 2016, elle a reçu un afflux de jeunes qui ont voulu s’engager dans le militantisme et créer un vrai changement. Mais pendant la compagne de Biden, des membres connus de DSA ont soutenu ce dernier, comme Dan La Botz, un membre de Solidarity, organisation sympathisante du Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale. DSA a fait le choix de s’intégrer à l’appareil électoral et de ne pas tenter de défendre un rapport de force dans la rue. Cette logique ne fera pas apparaître un programme radical pour contester le pouvoir démocrate. La direction petite-bourgeoise de ce mouvement propage une grande illusion au sein de la jeunesse et de la classe ouvrière, celle selon laquelle la société pourrait être transformée par la voie électorale.

Le rôle de l’extrême gauche face aux élections et au réformisme

Le choix de la plupart des organisations d’extrême gauche a été de ne soutenir ni Trump, ni Biden. Cette position n’est pas facile à faire comprendre, a fortiori face à un homme comme Trump. Mais elle est essentielle, car nous ne pouvons cautionner ni la politique réactionnaire de Trump, ni la politique libérale de Biden : les deux aggravent les conditions matérielles de la classe ouvrière et laissent le champ libre à la montée de l’extrême droite.

En France, avant la présidentielle de 2017, le pôle ouvrier à l’origine du Front social avait regroupé des syndicats, organisations d’extrême gauche, associations et fronts de lutte, pour affirmer l’idée que ni Le Pen, ni Macron n’allaient faire avancer nos intérêts. Ce pôle ouvrier n’a pas eu pour vocation de donner une consigne de vote en faveur d’un parti de gauche en particulier, mais de préparer le rapport de force dans la rue contre le futur gouvernement, quel qu’il soit.

Cette politique aurait pu être tentée aux États-Unis, même à l’échelle d’une ville, en appelant à des échéances de manifestation avant et après l’élection. Cela aurait permis aux militants et militantes révolutionnaires d’engager de vraies discussions sur les suites : pensons-nous que Biden mettra vraiment en place les mesures qu’il promet sur le chômage, la santé, les violences policières, etc. ? Ou serait-ce plutôt à nous de les imposer par la grève, le blocage de l’économie, les manifestations ?

Ces perspectives auraient même pu être portées par des candidatures communes de l’extrême gauche américaine, à l’élection présidentielle comme dans les autres échéances électorales locales ou parlementaires, pour présenter un programme de transition anticapitaliste et révolutionnaire. Une telle campagne aurait pu s’adresser à ceux et celles qui se sont politisés dans les manifestations BLM ou dans les grèves de ces dernières années.

Si restreint qu’aurait été l’écho d’une telle campagne, celle-ci aurait déjà été l’occasion de discuter, d’argumenter, de faire avancer des idées différentes, de proposer une alternative à la politique des partis bourgeois « de gauche » et des réformistes qui ne voient pas de perspectives hors des urnes. Elle aurait permis de rendre plus compréhensible la position de rejet des deux principaux candidats. Faute de propositions alternatives, il était difficilement évitable que des politiciens comme Biden tirent les marrons du feu. Il est maintenant urgent de prendre de telles initiatives pour que les luttes ne tardent pas à reprendre face au nouveau pouvoir.

 Marine Azua