Guerre en Ukraine et risque d’embrasements : la solution ne viendra que de l’intervention indépendante de notre classe

Cet article est paru dans la revue Anticapitalisme & Révolution en octobre 2022.

Manifestation anti-guerre, Russie, septembre 2022. / AFP - Olivier Bunic

Mercredi 21 septembre, Vladimir Poutine a déclaré la « mobilisation partielle » de 300 000 réservistes. Aussitôt, les recherches de vols pour les pays étrangers accessibles sans visa ont explosé. Les prix des billets d’avion ont atteint des sommes astronomiques. Les gardes-frontières finlandais ont enregistré un doublement du nombre d’entrées de citoyens russes sur leur territoire en 48 heure. Samedi 24 septembre, les autorités russes ont reconnu un afflux « important » de voitures cherchant à se rendre en Géorgie, avec quelque 2300 véhicules comptabilisés à un seul poste frontière. Sur Internet, la phrase « comment se casser le bras » est devenue la plus recherchée.


Le refus de la société russe

Dans différentes régions russes, des vidéos circulent montrant des appelés refuser de se rendre aux bureaux de recrutement. Au Daghestan, à l’officier recruteur pour la mobilisation déclarant qu’« il faut se battre en Ukraine pour l’avenir », les habitants ont répondu : « Nous n’avons même pas de présent, de quel avenir parlez-vous ? »

Sur les tchats et messageries instantanées, un mot revient sans cesse : « guerre ». Alors même qu’il est toujours officiellement interdit d'utiliser ce mot et que le pouvoir parle toujours « d’opération militaire spéciale », cette annonce d’une mobilisation massive ébranle la propagande servie depuis février. Sur certains réseaux, des pères et des mères de famille écrivent, au risque de se retrouver emprisonnés : « Je ne suis pas prêt à mourir pour les ruines du Donbass ni pour Poutine », ou encore : « Je préfère encore faire de la taule, au moins tu as une chance de survivre ».

Vladimir Poutine a signé, samedi 24, des amendements prévoyant jusqu’à dix ans de prison pour les militaires qui se rendent ou refusent de combattre en période de mobilisation, comme c’est le cas actuellement. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré que la réaction des Russes à la mobilisation est « hystérique », alors même qu’un enregistrement de son fils refusant d’être mobilisé circulait sur les réseaux sociaux.

Les minorités sont, comme depuis le début de la guerre, particulièrement touchées par cette mobilisation. Le document approuvé par la Douma prévoit explicitement la simplification de l’obtention de la citoyenneté pour les étrangers servant sous contrat dans l’armée russe. Les migrants d’Asie centrale constituent de loin la plus grande communauté de résidents étrangers en Russie, avec au moins deux millions d’Ouzbeks, un million de Tadjiks, autant de Kirghiz, et 200 000 Kazakhs. Quitte à risquer une complication des relations diplomatiques avec les États concernés, qui prévoient des peines allant de 3 à 5 ans de prison tout engagement une armée étrangère.

En république de Bouriatie, une des régions les plus pauvres de Russie, à l’extrémité orientale de la Sibérie, des vidéos ont montré des fonctionnaires se rendant de nuit dans les logements pour remettre les convocations pour la conscription militaire. Selon le site Méduza, les 7000 réservistes inscrits au registre ont reçu dès le 21 septembre la visite de l’administration pour leur demander de se présenter immédiatement au bureau d’enregistrement militaire. L’ONG « Fonds Bouriatie libre » dénonce le recours à ces hommes comme de la « chair à canon ».

À Moscou, la situation semble très confuse : le plus haut gradé de l’armée chargé de la logistique, le général Dmitri Boulgakov, a été relevé de ses fonctions de vice-ministre de la Défense, remplacé par le colonel général Mikhaïl Mizintsev. Des doutes circulent quant au nombre réel d’hommes mobilisés. Si le pouvoir annonce le chiffre de 300 000, une source au sein du Kremlin a affirmé au journal en exil Novaia Gazeta que le décret présidentiel, classifié et tenu secret, prévoyait de mobiliser jusqu’à un million d’hommes. De même, des témoignages affirment que de nombreux étudiants sont enrôlés alors que le pouvoir avait affirmé qu’ils étaient exemptés.

Les nombreux commentateurs soulignent le défi que constitue pour l'État russe cette mobilisation, alors même que la guerre en Ukraine a révélé les nombreuses difficultés logistiques de l’armée. Dès le soir du 21 septembre, des manifestations ont éclaté dans au moins 37 villes, pour protester contre la guerre et la mobilisation. Comme en février dernier, le pouvoir a déployé une répression brutale. Selon OVD-Info, organisation spécialisée dans le décompte des arrestations, au moins 1 000 personnes ont été interpellées dans tout le pays dès le 21 septembre et près de 800 le samedi 24 septembre, lors de nouvelles manifestations.


Référendums d’annexion et menace nucléaire

Dans le même discours d'annonce de la mobilisation, Poutine a aussi prévenu les États occidentaux qu’il était prêt à utiliser « tous les moyens pour se défendre », « y compris l’arme nucléaire ». En face, Joe Biden a mis la Russie en garde en déclarant qu’il est « impossible de gagner une guerre nucléaire ». Même si les analystes occidentaux estiment peu probable le recours à l’arme nucléaire par le Kremlin, cette menace intervient toutefois au moment où Poutine met en place dans les régions d’Ukraine occupées par l’armée russe des référendums d’annexion. Poutine fait volontairement planer l’ambiguïté sur « la violation de l’intégrité territoriale de la Russie » : cette intégrité territoriale inclut-elle le Donbass et la Crimée ? Inclura-t-elle les territoires annexés suite aux pseudo-référendums sous occupation militaire ?

En réalité, cette menace, combinée aux « référendums » d’annexion, montre que Poutine semble avoir définitivement abandonné la perspective d’une annexion totale de l’Ukraine : délaissant des objectifs offensifs, il semble vouloir sécuriser ses positions face à la contre-offensive ukrainienne. Cela montre bien que la guerre est maintenant destinée à s’enliser et à durer, avec toujours plus de crimes et d’exactions envers la population civile. La découverte des fosses communes près de la commune d’Izioum, contenant plus de 450 corps, pour la plupart des civils, avec des traces de torture, achève, s’il en était encore besoin, de lever le voile sur la réalité de l'une guerre impérialiste qui, comme toujours, vise d’abord les populations civiles.


Rivalités inter-impérialistes de plus en plus prédominantes

Les annonces tonitruantes de Poutine interviennent alors que l’armée russe subit une sévère déconvenue, confrontée à une contre-offensive ukrainienne sans précédent. Le 11 septembre, le général Valeri Zaloujny, commandant en chef de l’armée ukrainienne, a annoncé que « depuis début septembre, plus de 3000 kilomètres carrés sont revenus sous contrôle ukrainien ». Le 23 septembre, l’armée ukrainienne a annoncé avoir repris la localité de Iatskivka, sur la rive orientale de la rivière Oskil. Elle aurait également restauré son contrôle sur des positions au sud de Bakhmout, ville-clé dans la région de Donetsk. Depuis le 10 septembre, l’Ukraine a repris les régions de Koupiansk, Izioum, et elle se trouve maintenant dans la région de Lyman.

Cette contre-offensive ukrainienne n’a été permise que par le soutien omniprésent des États-Unis. Le journal Le Monde, porte-parole de l’impérialisme français, titrait le 14 septembre 2022 : « Derrière la contre-offensive de l’armée ukrainienne, l’omniprésent soutien des États-Unis ». En effet, depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, Washington a déboursé plus de 57 milliards de dollars pour financer l’armée ukrainienne, milliards qui s’ajoutent aux livraisons d’armes déjà importantes entre 2014 et 2022 : missiles antichars (plus de 40 000, dont 8500 Javelin), antiaériens portatifs Stinger (1400), antiradars AGM-88 « Harm » et lance-roquettes multiples (16 Himars), drones suicides (700 Switchblade et 700 Phoenix Ghost), canons M777 (126 canons de 155 mm), batteries de missiles sol-air (huit Nasams), véhicules blindés (200 M113 et plusieurs centaines de Humvee)… C’est sans compter la fourniture massive de munitions (800 000 obus de 155 mm, 144 000 de 105 mm, 85 000 de 120 mm). L’opérateur Starlink, qui appartient à Elon Musk, déclare également avoir livré 15 à 20 000 terminaux satellites en Ukraine.Le sous-secrétaire états-unien à la défense, Bill LaPlante, a reconnu dans une conférence le 7 septembre que deux navires russes opérant en mer Noire avaient été coulés en juin avec des missiles Harpoon occidentaux, lancés de la terre par des artilleurs spécialement formés par les États-Unis.

Le soutien des États-Unis ne se limite pas aux livraisons d’armes : ils partagent avec l’Ukraine leur système de renseignement. En avril, déjà, celui-ci avait fourni les informations pour couler le navire amiral russe Moskva. L’US Air Force envoie chaque jour des avions satellites au-dessus de la mer Noire pour aspirer les données électroniques et magnétiques émises par l’armée russe. Les renseignements mettent également à disposition de Kiev les images de leurs satellites d’observation. Joseph Henrotin, chargé de recherche à l’Institut de stratégie comparée, déclare : « On assiste aujourd’hui en Ukraine à la plus grosse opération de renseignement de l’OTAN depuis la fin de la Guerre froide ». La double contre-offensive ukrainienne à Kherson et à Kharkiev a été préparée lors de simulations avec des militaires du Pentagone.

Voilà qui met en pièce les arguments selon lesquels l’armée ukrainienne ne serait qu’une armée « populaire », montée que par des cagnottes lancées par la population ukrainienne pour mener une « guerre de libération nationale ». L’armée ukrainienne est clairement devenue, depuis 2014, un supplétif de l’OTAN, par lequel les États impérialistes occidentaux mènent une guerre par procuration contre les velléités d’expansion de la Russie.


Affaiblissement de la Russie et risques d’embrasements en Asie centrale

Il y a désormais également des affrontements à la frontière entre le Kirghizistan et le Tadjikistan. Plus de 90 personnes sont mortes dans des heurts la semaine du 12 septembre. Au même moment, l’Azerbaïdjan a attaqué l’Arménie à plusieurs points de la frontière. Des villes arméniennes ont été bombardées, faisant plus de 170 morts. Ces quatre États, issus de l’éclatement de l’ex-URSS, sont des alliés historiques de la Russie. Le sursaut d’affrontements à leurs frontières montre qu'ils tentent de profiter de l’enlisement de la Russie en Ukraine pour pousser leurs propres pions dans la région. C’est le signe que l’ordre impérialiste issu de la Guerre froide s’effrite définitivement. La déroute de l’impérialisme états-unien au Moyen-Orient, et aujourd’hui celle de l’impérialisme russe en Ukraine, rebattent les cartes du partage du monde.

Dans cette situation, l’Iran et la Turquie tentent de jouer leur propre partition. Ainsi, le 16 septembre, Tayyip Erdoğan a assisté au sommet de l’Organisation de la coopération de Shanghai (OCS), et annoncé que son pays souhaitait rejoindre cette organisation. Il s’agit d’une première pour un pays membre de l’OTAN. L’OCS regroupe huit membres : la Chine, l’Inde, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Pakistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. L’Iran a, de son côté, signé un mémorandum pour intégrer l’OCS en avril prochain. En mai dernier, le général iranien des Gardiens de la révolution Mohammad Bagheri s’était rendu dans la capitale du Tadjikistan, Douchanbé, pour inaugurer une usine de production de drones iraniens, et renforcer les liens militaires avec ce pays.

La Chine, elle, évolue prudemment. Le gouvernement de Xi Jinping a, pour la première fois depuis le début du conflit ukrainien, marqué ses distances avec Vladimir Poutine. Le 23 septembre à l’ONU, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi a appelé l’Ukraine et la Russie à ne pas laisser la guerre « déborder », ajoutant : « La priorité est de faciliter des négociations de paix ». Or, avec l’affaiblissement de la Russie, la Chine tente de relancer des projets qui semblaient à l’arrêt, notamment les « routes de la soie », en particulier la construction d’une ligne de chemin de fer reliant l’Ouzbékistan et le Kirghizistan à la Chine, ce qui permettrait de connecter ces pays d’Asie centrale et de les sortir d’un enclavement qui les rendait particulièrement dépendants de la Russie.


Face aux risques de guerre généralisée : la nécessité de l’indépendance de classe

Les derniers événements confirment ce qui se dessinait bien avant l’invasion de l’Ukraine par Poutine, et l’implication grandissante des puissances impérialistes occidentales dans la guerre. Une victoire de la Russie, scénario de moins en moins probable, aurait signifié bien évidemment une précipitation de l’Europe dans la guerre. Mais la perspective inverse, avec une défaite de la Russie, signifierait également une accélération et une aggravation du risque d’affrontement avec la Chine. Les manifestations en Russie contre la mobilisation décrétée par Poutine doivent donner espoir aux peuples et aux classes ouvrières du monde entier, et montrent la voie à suivre.

En France, Macron prépare d’ores et déjà la population à une implication de plus en plus active dans ce conflit inter-impérialiste, en déclarant que nous devons être prêts à accepter le prix « du combat pour la liberté ». Liberté qui n’est autre que celle des capitalistes d’exploiter toujours plus et d’étendre leur domination. Le Service national universel (SNU) va désormais être rendu obligatoire pour l’ensemble de la jeunesse. Le Sénat et le parlement multiplient les rapports préconisant un réarmement massif pour se préparer à des « conflits de haute intensité ».

Il est de la responsabilité des révolutionnaires d’œuvrer, contre l’escalade militaire impérialiste, à la construction d’un mouvement internationaliste contre la guerre.


Aurélien Pérenna