Contre le gouvernement et le patronat : d’un ensemble de mouvements à un mouvement d’ensemble

Hermann Click


Le printemps et l’été derniers avaient été marqués par un nombre exceptionnel de grèves pour les salaires, notamment dans des entreprises privées, y compris en période électorale. Inflation oblige, cette tendance s’est confirmée cet automne et cet hiver. Si les deux journées nationales de mobilisation pour les salaires, les 27 octobre et 10 novembre, n’ont pas permis de mettre fin à la dispersion des luttes, c’est cependant dans ce contexte que débute le mouvement général pour les retraites.

Cet article est écrit après les premières journées de grève et de manifestation du 19 janvier au 11 février, avant la journée du 16 février.

Des batailles dispersées mais visibles

En touchant tous les sites de Total et d’Exxon, la grève des raffineries en septembre et octobre a provoqué une quasi pénurie de carburant. Dans la même période, cinq centrales nucléaires ont été totalement ou partiellement paralysées. La fin de l’année 2022 a été marquée par la grève des contrôleurs et contrôleuses de la SNCF, qui a dépassé des directions syndicales peu enclines à engager un bras de fer au moment des fêtes.

Mais outre ces grèves très médiatisées, d’autres se sont enchaînées, plus ou moins courtes, à l’échelle de sites ou d’entreprises entières. Elles ont touché des secteurs aussi divers que l’aéronautique, comme chez l’équipementier Safran, le sous-traitant d’Airbus Daher, les entre-prises Sabena Technics et Montupet, l’automobile, comme chez Renault Trucks et Stellantis (ex-PSA), l’industrie chimique, comme chez Lubrizol, le médical, dans les cliniques Elsan de Saint Omer (62) ou Jules Verne de Nantes (44) et à l’EPHAD d’Ormesson (94), le commerce, comme chez Castorama, Leroy Merlin, Brico Depôt, Carrefour ou Monoprix, l’agroalimentaire, comme dans les sucreries Tereos, chez Lactalis ou Marie, les transports, chez STRAN (Saint-Nazaire), Keolis et Grindler (Isère) et TICE (Transdev et Keolis, Essonne), ou encore EDF, L’Oréal, Trisalid (filiale de Veolia), Photonis (usine spécialisée de systèmes de vision nocturne), ainsi que la fonction publique territoriale...

Chez Geodis, filiale de la SNCF, à Gennevilliers (92), les salariés ont gagné 4 % d’augmentation pour tous les salaires, et 5 % pour les salaires inférieurs à 1 800 euros brut, ainsi que 600 euros de prime pour le mois de novembre. La grève d’un mois de Sanofi, qui a touché 17 sites et près de 4 000 travailleurs et travailleuses, a permis une augmentation de 4 % pour les non-cadres et de 3 % pour les cadres, ainsi qu’une « prime Macron » de 2 000 euros.

Ces victoires, certes en-deçà des revendications, sont représentatives d’un ensemble de grèves qui ont généralement obtenu des augmentations plus importantes que celles initiale-ment proposées par les patrons, et complétées par des primes. Mais pour faire véritablement plier des grandes entreprises aux profits parfois records, et en tous cas toujours en hausse, un tel inventaire à la Prévert ne suffit pas. Le rapport de force ne se joue pas boîte par boîte, mais à l’échelle de l’ensemble de la classe ouvrière et de l’ensemble du patronat.

C’est comme cela que se définit la grève générale : non comme une grève qui touche 100 % des salariés ou des lieux de travail, ce qui est évidemment inenvisageable, mais comme une épreuve de force d’ensemble entre les classes.

Voilà ce qui donne à la bataille des retraites son caractère central : l’ensemble du monde du travail peut se mettre en mouvement en même temps et sur les mêmes revendications.

La retraite : une lutte unifiante pour le partage des richesses et du temps de travail

La question des retraites n’a pas toujours regroupé l’ensemble des travailleurs et travailleuses. La première attaque, menée sans réelle bataille par Balladur en 1993, n’avait touché que le privé, avec l’allongement de la durée de cotisation à 40 annuités, au lieu de 37,5, le calcul du montant de la pension sur les 25 meilleures années, au lieu de dix, et son indexation sur l’inflation et non sur les salaires.

En 1995, le plan Juppé consistait à continuer le travail en alignant la fonction publique sur ce recul. La riposte avait alors contraint le gouvernement à reculer, avec une grève continue dans les transports et une manifestation de plus de 2 millions de travailleurs et travailleuses. Mais l’absence du reste du monde du travail dans la grève reconductible n’avait pas permis de regagner ce qui avait été pris deux ans auparavant. Si le soutien au mouvement était massif, on par-lait alors de « grève par procuration » : les cheminots et cheminotes se battaient pour les autres.

En 2003, la réforme Fillon a utilisé l’écart qui s’était creuse entre public et privé pour imposer un alignement par le bas, avec un nouvel allongement progressif à 42 annuités pour toutes et tous. Malgré des manifestations à plus de 2 millions et une grève forte dans la fonction publique, l’attaque est finalement passée.

En 2007, l’attaque de Sarkozy contre les « régimes spéciaux » (EDF, GDF, RATP, SNCF...), consistait à les faire passer à leur tour progressivement à 41 annuités. Elle a donné lieu à dix jours de grève dans les transports, mais sans une riposte d’ensemble permettant la victoire.

En 2010, la réforme Woerth a élevé l’âge légal de départ à 62 ans et 67 ans sans décote, mal-gré notamment une manifestation à plus de 3,5 millions. Puis c’est un gouvernement « socialiste » qui a imposé en 2014, avec la réforme Touraine, un allongement de la durée de cotisation à 43 annuités, avec une faible mobilisation en face.

Enfin, en 2019 et 2020, l’attaque de Macron a été repoussée par la rue. Elle consistait à la mise en place d’un « âge pivot », à 64 ans, pour partir sans décote. Contrairement à d’autres attaques passées durant le confinement et la crise sanitaire, celle des retraites a été mise de côté.

Dorénavant, toute attaque sur les retraites concerne bien l’ensemble des travailleurs et travailleuses. Ce sujet n’est pas « technique », la raison de rejeter la réforme n’est pas simplement que le Conseil d’orientation des retraites (COR) affirme que le système est excédentaire. Quand bien même il ne le serait pas, nous n’aurions aucune raison d’accepter le moindre recul. Les travail-leurs et travailleuses font tourner toute la société et touchent des salaires qui n’ont rien à voir avec les richesses créées par leur activité. Ces richesses s’accroissent, comme en témoignent les bénéfices des entreprises et les milliards possédés par les plus riches. La productivité de notre travail permettrait que nous travaillions toutes et tous, moins et mieux. Mais lorsque les richesses augmentent, deux choix sont possibles : en faire profiter la majorité de la population, ou en profiter pour augmenter les bénéfices des capitalistes. Augmenter notre temps de travail, c’est augmenter notre exploitation.

Seuls le blocage de l’économie par la grève et l’occupation de la rue par les manifestations et les actions, permettront d’imposer nos intérêts. Et construire un tel rapport de force demande bien entendu un plan d’action sérieux.

Secteurs combatifs et auto-organisation contre les directions syndicales 

La réforme de 2003 est d’abord passée à cause de l’inconséquence des directions syndicales. Après une première manifestation le 1er février, il avait fallu attendre le 3 avril puis le 13 mai pour que l’intersyndicale donne des suites au mouvement ! Pourtant, des secteurs l’ont débordée, à commencer par l’Éducation nationale, avec une mobilisation sectorielle le 18 mars contre la décentralisation donnant lieu à des grèves reconductibles dans des dizaines d’établissements, et à des assemblées générales départementales ou de villes organisant la « grève marchante » pour élargir le mouvement, comme dans le 93 puis en Île-de-France, à Toulouse, au Havre, à Rouen, à Nantes... En tout, des milliers de personnels de l’éducation se sont ainsi retrouvés régulièrement pour organiser leur mouvement. Au plus fort, la coordination nationale a réuni des représentants et représentantes d’AG de 44 départements, avec la participation forcée des directions syndicales. Elle a ainsi permis de passer la période des vacances de printemps et de faire de la journée du 13 mai un succès, en s’adressant aux autres secteurs du monde du travail. La grève fut ainsi massive dans les transports et atteignit 50 % à La Poste.

Mais le lendemain, la CFDT signait un accord avec le gouvernement. Quant au reste de l’intersyndicale, il appela à une manifestation le... dimanche 25 mai, puis à une journée de grève le 3 juin ! Selon les directions (CGT, FO, FSU, UNSA), accélérer le calendrier aurait empêché de faire venir le privé dans le mouvement !

Contre cet avis, des AG de cheminots et cheminotes reconduisirent la grève le lendemain dans plusieurs villes, mais en faisant face aux appels à la reprise du travail de la direction de la CGT.

Le 25 mai et le 3 juin furent des succès, mais la direction de la CGT empêcha méthodiquement tout débordement dans les jours suivants, par exemple en organisant des AG cheminotes par métiers et fermées aux personnes extérieures, y compris aux grévistes de l’éducation, et en fixant l’échéance suivante au 10 juin. Le mouvement retomba peu à peu, notamment avec la pression du bac sur les enseignants et enseignantes, et en l’absence d’un plan repris par plu-sieurs secteurs pour déborder les directions et généraliser la grève.

En 2010, l’attaque de Woerth et Sarkozy était la première à toucher tous les secteurs de manière identique. Dès le 7 septembre, une manifestation réunit plus d’un million de travailleurs et travailleuses, du public et du privé. Puis le mouvement continua deux mois durant, avec les sempiternelles journées saute-mouton : le 23 septembre, le 12 octobre, le 19 octobre, le 28 octobre, le 6 novembre… Avec par deux fois plus de 3 millions de manifestants et manifestantes !

Après le 12 octobre, la question de la reconductible se posa dans plusieurs secteurs. À la SNCF, elle dura près de trois semaines. Elle fut moins isolée qu’en 1995, avec la présence de la fonction publique territoriale, des ports, de la jeunesse scolarisée et surtout des raffineries. L’absence de trains et d’essence pouvait bloquer le pays... Mais c’était sans compter sur l’organisation du service minimum par la direction de la SNFC, qui parvint à assurer la moitié des trains malgré la grève de 60 % des roulants, et sur l’envoi des CRS pour débloquer les dépôts de carburant. Compter sur deux secteurs isolés, si importants soient-ils, plutôt que sur une généralisation de la grève, était une stratégie vouée à l’échec. Le travail reprit peu à peu au lendemain du 28 octobre. Ce mouvement a néanmoins permis de regrouper une nouvelle fois des équipes combatives, avec des AG et actions interprofessionnelles, comme dans les Hauts-de-Seine, à Toulouse, à Rouen, à Marseille.

 Regrouper l’avant-garde combative

La politique des directions syndicales est liée à leur conception de la société : comme elles n’envisagent pas la possibilité que notre camp renverse un jour le pouvoir des capitalistes et de leur État, elles veulent garder une image « respectable » aux yeux de ces pouvoirs. Elles peuvent certes faire des démonstrations de force pour garder une capacité à négocier avec eux, mais elles doivent aussi empêcher tout débordement dont l’issue serait incertaine.

Les précédents mouvements ont cependant montré la disponibilité d’une partie de nos col-lègues et camarades de lutte à dépasser les rythmes et la stratégie de ces directions. Et pour-tant, mis à part dans les coordinations de l’éducation en 2003, jamais l’ensemble des courants politiques d’extrême gauche (LO, LCR/NPA et leurs différentes sensibilités, PT/POI/POID, AL/UCL, RP…) et des groupes syndicaux d’opposition n’ont mené une même politique.

Modestement, les militants et militantes d’A&R ont tenté, notamment depuis la loi Travail de 2016, de regrouper un pôle ouvrier combatif, pour la grève générale. Cette politique a mené à la création du Front social (FS) en 2017, avec différents syndicats comme Info’com CGT, la CGT Goodyear ou SUD Poste 92. Ces trois organisations sont à l’origine de la caisse de grève nationale ouverte en 2019. Et les réseaux issus du FS ont joué un rôle dans le regroupement de boîtes en lutte autour des TUI en 2020.

Nous menons cette politique à l’échelle des secteurs, avec les assemblées générales, coordinations ou réunions nationales dans le travail social, l’éducation, la jeunesse étudiante, à La Poste... Et nous l’avons menée en 2019-2020, avec la construction d’AG interpro locales ou départementales et d’une coordination nationale, notamment pendant le confinement.

Mais entre refus de se confronter avec les directions syndicales, notamment pour une partie du NPA ou de l’UCL très liées à l’appareil de Solidaires, et attentisme pour LO, la majorité de l’extrême gauche semble toujours voir les obstacles à la combativité plutôt que les occasions que présente la situation, tandis que RP choisit l’autoconstruction, comme en 2019 en lançant sa coordination des transports séparée de l’interpro.

Aucun plan de bataille, tout du moins victorieux, ne tombera des bureaucraties syndicales. Et aucun courant combatif n’est aujourd’hui implanté dans suffisamment de secteurs et de régions pour se proposer comme une direction alternative. Les uns et les autres parviennent néanmoins à mener des luttes, à faire de petites démonstrations. Qu’en serait-il si l’ensemble des militants et militantes révolutionnaires construisaient ensemble les AG, les interpro et cherchaient à les coordonner pour que les grévistes puissent enfin décider par eux et elles-mêmes de leurs rythmes de mobilisation ?

Voilà la politique que devraient mener des camarades prenant leurs responsabilités pour s’adresser au large milieu combatif qui montre chaque jour sa disponibilité à la lutte. 

Jean-Baptiste Pelé