Un vrai bon pavé dans les deux sens du terme : c’est ce que vient de publier Gérard Delteil, avec Les Années rouge et noir. Tout commence sous l’occupation, en 1942, où l’on voit se croiser des résistants, communistes et gaullistes, et des collabos, fascistes convaincus. Puis Delteil tire patiemment, finement, ces fils, pour nous faire revivre la Libération, les luttes ouvrières, la guerre d’Algérie, Mai 68, mais aussi les menées de militants d’extrême droite échappés de l’épuration et recyclés au service du patronat pour casser du communiste et du syndicaliste. On revit toute une époque, marquée par des luttes bien plus violentes qu’on ne l’imagine souvent. Et tout cela se lit d’une traite. Car les « héros » du livre, loin d’être des clichés politiques ambulants, sont complexes, vivants, et le suspense nous tient en haleine jusqu’au bout. Entretien avec Gérard Delteil.
Après avoir écrit de très nombreux polars, des enquêtes, et même un roman d’anticipation, tu publies maintenant une véritable fresque historique. Quelle est ton ambition avec ce livre ?
D’une part, essayer de faire connaître des aspects un peu oubliés de l’époque dite des « Trente Glorieuses ». Entre autres, la violence sociale et les conditions de lutte souvent assez dures des militants ouvriers. D’autre part, montrer que les ruptures en apparence brutales de l’Occupation et de la Libération masquent une continuité de la domination de la bourgeoisie et de son appareil d’État.
1945 : un collabo échappe à l’épuration puis se recycle au service de la bourgeoisie. Une histoire vraie ?
Le personnage d’Aimé Bachelli est inspiré de Georges Albertini, dont la carrière est exemplaire à cet égard. Socialiste pacifiste avant-guerre, numéro deux du parti collaborationniste de Déat, le Rassemblement national populaire, concurrent du Parti populaire français de Doriot, renégat du PC, il s’est si bien recyclé en créant une sorte de think-tank spécialisé dans l’anticommunisme qu’il a terminé… conseiller de Pompidou. Si j’ai changé son nom, c’est parce que je manquais de détails sur sa vie. J’ai donc dû broder, car il s’agit d’un roman et non d’un traité d’histoire. En revanche, j’ai utilisé certains personnages historiques sous leurs vrais noms, par exemple Francis Bout de l’An, numéro deux de la milice réfugié en Italie.
Ton roman raconte aussi les années rouges, en montrant des aspects pas si connus des luttes ouvrières, en 1947, pendant la guerre d’Algérie, en 1968... Sous le cliché d’un mouvement ouvrier réduit à l’hégémonie du PCF, il y a des tendances révolutionnaires à l’œuvre.
Bien que très minoritaires, les groupes révolutionnaires, en particuliers trotskystes, ont en effet joué un rôle non négligeable dans certaines circonstances. Par exemple lors de la célèbre grève de Renault en 1947, qui a contraint le PCF à quitter le gouvernement. A cette époque, la ligne du PCF, c’était « Retroussons nos manches » et « La grève, c’est l’arme des trusts ». Or les ouvriers et l’ensemble de la population laborieuse vivaient moins bien et travaillaient plus dur qu’avant-guerre. Les tickets de rationnement alimentaire n’ont été supprimés qu’en 1949. Dans ces conditions, les militants révolutionnaires, trotskystes, mais aussi anarchistes, conseillistes, etc., se sont retrouvés à la tête de grèves. Mais le PCF a très vite repris la main et leur a coupé l’herbe sous le pied en passant assez brutalement de la collaboration de classe à une politique « gauchiste » avec le début de la guerre froide. Ensuite, ce sont la répression de la révolution hongroise en 1956, le rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline (que le PCF a essayé de cacher) puis la guerre d’Algérie qui ont ébranlé le parti. Une minorité de ses militants a ainsi participé à l’aide au Front de libération nationale algérien et à diverses actions, en contradiction avec les consignes de la direction. Tout cela a préparé la fissure de mai 68.
Tu y as mis beaucoup de souvenirs personnels ?
J’ai mélangé des anecdotes qu’on m’a racontées avec des souvenirs, par exemple l’histoire de ce vieux militant du parti qui vendait l’Huma sur son fauteuil roulant et que les fascistes ont essayé de balancer sous les voitures. Le militant qui, en mai 68, arrive dans une boîte occupée, dont le principal responsable syndical quitte les lieux parce qu’il estime qu’il a fini sa journée, laissant les gens s’organiser tout seuls, ça paraît assez incroyable, mais je l’ai en effet vécu. La grève Renault de 1947, bien sûr je ne l’ai pas vécue, mais j’ai connu, à Lutte ouvrière, Pierre Bois, le militant trotskyste qui a joué un rôle de premier plan dans le comité de grève.
Aimé Bachelli (un collabo recyclé), Anne Laborde (une grande bourgeoise gaulliste), Alain Véron (un ouvrier devenu petit patron qui reste fidèle à ses idées communistes) : a priori rien à voir entre ces personnages centraux du roman. Sauf qu’ils sont tous les trois légèrement « décalés », loin d’être des stéréotypes.
Ils sont relativement représentatifs des principales forces politiques de l’époque : le PCF, le mouvement gaulliste, et la droite classique issue de la collaboration et assez habile pour s’adapter au nouveau contexte. En ce qui concerne le côté « décalé », j’ai voulu faire vivre des êtres humains et non des caricatures, héros « réalistes socialistes » d’un côté, méchants réacs et fachos de l’autre. J’ai essayé de rentrer dans la logique de mes personnages, dans leur psychologie, y compris dans celles d’individus qu’on peut considérer comme des ennemis de classe.
Alain, l’un des personnages très sympathiques du roman, le jeune ouvrier sympathisant communiste, est homosexuel. Tu fais un pied de nez à quelques vilaines traditions dans le mouvement ouvrier ?
Oui, à cette époque il lui était absolument impossible de revendiquer son homosexualité auprès de ses camarades de travail de Renault, militants communistes et syndicalistes compris. Le PCF, et même les trotskystes dans leur majorité, considéraient l’homosexualité comme une maladie engendrée par la décadence du capitalisme. Cela a duré jusqu’aux années soixante-dix. Alors on peut regretter que ce personnage fuie sa classe en dehors des heures de travail pour fréquenter d’autres milieux où il se sent plus à l’aise, mieux accepté, mais c’est réaliste. Faire son outing dans la classe ouvrière à cette époque, c’était l’assurance d’être non seulement marginalisé, viré du parti, mais prendre le risque de subir toutes sortes d’humiliations.
La mythologie de notre temps voudrait qu’après 1945, ce fut la paix, la démocratie... et les Trente Glorieuses. Ton roman est bien loin de cela !
On en est loin. Les guerres coloniales avec leurs cortèges de massacres, de tortures n’ont cessé de se succéder : guerre d’Indochine, guerre d’Algérie, guerre (très peu connue) du Cameroun, sans compter d’innombrables expéditions militaires en Afrique. Deux millions de jeunes Français ont participé à la guerre d’Algérie. Toute une génération a été marquée par ce conflit et l’ensemble de la société en a été fortement impactée. C’est sans aucun doute un des éléments constitutifs du racisme anti-arabe, même si celui-ci a des racines encore plus lointaines. Même sur le sol métropolitain, il y a eu les massacres du 17 octobre 1961 et de Charonne, sans compter des assassinats de syndicalistes.
Je te soupçonne de ne pas vouloir seulement balader le lecteur dans un musée de l’après-guerre. Tout ce passé que tu fais revivre semble à la fois très lointain et très proche. On voit dans ton livre les magouilles de ces militants d’extrême droite qui archivent leurs fiches... et voici l’affaire Buisson ! Qu’est-ce que ça t’inspire ?
Les fichiers policiers, d’abord mécanographiés avec l’aide de la société Bull sous Vichy, conservés, puis informatisés un demi-siècle plus tard, constituent en effet l’un des fils conducteurs de ce roman. Les protagonistes s’affrontent pour s’en emparer. Les anciens collabos les utilisent pour échapper à l’épuration. Sous tous les gouvernements, la détention d’informations compromettantes a toujours été un puissant moyen de tenir ses adversaires ou concurrents politiques en respect, d’obtenir des places, des passe-droits et avantages divers. C’est aussi un outil de répression qu’il ne faut pas sous-estimer. En mai 68, le SAC dressait à l’aide de ces fichiers des listes de militants et personnalités à enfermer dans des stades. Ces précurseurs de Pinochet n’ont heureusement pas eu l’occasion de passer à l’acte. Mais nous ne devons pas douter un instant que les successeurs de ces barbouzes aient pris la relève et qu’ils disposent de techniques de fichage encore plus perfectionnées. A l’échelle de l’histoire, nous avons traversé depuis une trentaine d’années, du moins en France, une période relativement démocratique et soft, mais si la crise s’approfondissait et les conflits de classes se durcissaient, il est clair que la bourgeoisie et son appareil d’État ne reculeraient pas devant les méthodes les plus brutales.
Propos recueillis par Yann Cézard
pour la revue L'Anticapitaliste n° 54 (mai 2014)