Homosexualité des bobos, homophobie des prolos ?
Sous  un intitulé volontairement provocateur, l’objectif de cet atelier est  de répondre à des préjugés tenaces en mettant en évidence les véritables  liens entre l’homosexualité, l’homophobie et les classes sociales.
En  utilisant quelques exemples et une série de documents et de textes –  dont certains sont rares et proviennent d’un long travail de recherches  et d’archivage mené par un camarade –, je vais essayer de démontrer que  ces liens sont très étroits, et que sur le terrain de l’homophobie  aussi, la question de classe est déterminante à plusieurs niveaux.
Si  nous revenons sur l’articulation entre oppression, luttes et classes,  ce n’est pas pour le plaisir, mais pour faire émerger et mettre en débat  des conclusions sur notre projet politique, notre intervention, sur les  tâches des révolutionnaires et le rôle de notre « camp social » – comme  on dit parfois – dans le combat contre l’oppression des homosexuel/les.
L'exposé reproduit sur ce blog peut également être téléchargé (pdf) ou imprimé : le topo, les documents 
 
1. Dans toutes les classes et couches de la société
En 1996, l’auteur britannique de théâtre Jonathan Harvey a expliqué, à l’occasion de l’adaptation à l’écran de sa pièce Beautiful Thing, qui relate l’amour naissant de deux adolescents dans une cité populaire :
Les  seules images que j’ai eues des homosexuels quand j’étais enfant  étaient celles de ces garçons qui vont dans des écoles privées, qui  portent des vestes de cricket et qui font de la barque sur la rivière,  ou de ces garçons de la classe ouvrière qui se font mettre à la porte et  finissent par se vendre. [1]
 
C’est  en quelque sorte la version anglaise d’une image courante :  l’homosexualité en tant que telle n’existerait pas vraiment dans les  classes populaires ou, du moins, homosexualité et classes populaires ne  feraient pas bon ménage, comme si elles étaient contradictoires. C’est  pour cette raison qu’il convient de revenir sur quelque chose qui peut  paraître très simple, mais qui est essentiel : l’homosexualité – par là  j’entends l’existence des personnes qui s’identifient comme  homosexuelles, et plus largement, l’existence de pratiques et  d’orientations affectives et sexuelles entre personnes de même sexe – se  retrouve dans toutes les classes et toutes les couches de la société.
Ce  n’est pas simplement une intuition – qui, dans nos cercles militants,  peut nous paraître évidente –, c’est un fait vérifiable. Parmi les  documents distribués, vous trouverez deux tableaux (cf. documents 1 et 2 en annexe)  ; il s’agit de statistiques policières et judiciaires datant de  périodes où les actes homosexuels étaient passibles de poursuites  pénales en France, c’est-à-dire avant 1981 :
- le premier tableau classe par grandes catégories professionnelles les homosexuels inculpés en Haute-Normandie entre 1850 et 1914  ;
-  le second tableau distingue d’après leur catégorie socio-professionnelle les homosexuels condamnés en France entre 1964 et 1966. Plus détaillé que le précédent, il permet de dresser le même constat et de mesurer à quel point les homosexuels se répartissent dans toutes les catégories de la société. 
Ces deux tableaux mettent en évidence 3 choses : 
- Les homosexuels sont effectivement présents dans toutes les classes sociales. 
- Ce sont en  premier lieu les homosexuels des classes populaires qui sont inculpés ou  condamnés. Rien d’étonnant à cela : on comprend bien que ceux des  classes supérieures pouvaient plus aisément se soustraire à la  répression ou se défendre (proximité avec la police et la justice,  sphère d’influence, recours à des avocats, fréquentation  d’établissements « sélect » à l’abri du harcèlement policier, etc.).
- Globalement,  la prédominance des milieux populaires parmi les homosexuels est nette,  et correspond grosso modo à la proportion que ceux-ci occupent dans la  société. Si l’on prend l’année 1965, dans le premier tableau, les  milieux populaires représentent plus de 65 % des cas (sans compter les  enseignants et les catégories intermédiaires ainsi que les artisans).  Même si le rapport à la répression diffère selon les classes (voir  remarque précédente), il n’en reste pas moins que ces chiffres révèlent  que la majorité des homosexuels sont des travailleurs, à l’instar de la  majorité de la population.
Le journaliste anglais Bryan Magee a bien résumé cette réalité dans son ouvrage Un sur vingt, publié dès 1966 en Grande-Bretagne et l’année suivante en France [2]. Je vous lis l’extrait du livre en question (cf. document 3 en annexe), qui a joué un rôle dans la dépénalisation de l’homosexualité Outre-Manche :
De  tous les aspects les plus importants du sujet, je crois que le premier à  se mettre en tête, c’est que l’homosexualité est banale, que chaque  fois que nous marchons dans une rue fréquentée, nous croisons plusieurs  homosexuels, qu’aujourd’hui, en Grande-Bretagne, il y a à peu près deux  fois plus d’homosexuels que de gens de couleur par exemple, que nous  connaissons tous à peu près sûrement des homosexuels et que la grande  majorité d’entre nous en fréquente. (…)
La  très grande majorité des homosexuels des deux sexes ne se distingue en  rien des autres gens, sauf dans le secret de leur vie privée. Ils mènent  une existence ordinaire, décente, monotone, pareille à celle de tous  ceux qui appartiennent à leur milieu, à celle de leurs parents, de leurs  voisins et de leurs camarades de travail. L’homosexuel (…) c’est  peut-être votre médecin ou le député de votre circonscription. C’est  tout aussi bien le terrassier de ce chantier, le chauffeur de ce camion,  l’ouvrier de cette usine, le gratte-papier de ce bureau ou le pasteur  de cette paroisse. Bref, les homosexuels sont présents sur toute une  coupe en tranche de la société. Tel est le fond du sujet. Si une phrase  de cet ouvrage mérite d’être imprimée en italique, c’est la suivante : Les  homosexuels appartiennent aussi bien aux classes laborieuses qu’aux  classes supérieures de la société. Gens rassis ou instables,  intelligents ou stupides, doués pour les arts ou dénués de tout don  artistique, ils peuvent être tout ce qu’on peut être dans la société  actuelle, parce qu’ils représentent une coupe de la société dans son  ensemble.
 
2. L’homosexualité et la division de classe
Puisqu’ils représentent « une coupe de la société dans son ensemble »,  les gays et lesbiennes sont eux aussi traversés par les antagonismes  qui existent dans la société, notamment par la division de classe. Les  homosexuels ne flottent pas au-dessus des réalités sociales. On ne peut  pas compartimenter les différentes facettes de la vie sociale. Il n’y a  pas d’un côté la classe, de l’autre l’orientation sexuelle, et encore à  côté le genre, etc. 
Je  l’ai dit, il y a des homosexuels dans toutes les classes, une majorité  appartenant au prolétariat et une minorité à la bourgeoisie, il y a donc  des victimes de l’homophobie dans toutes les classes. Quels que soient  leur milieu ou leur origine sociale, tous les homosexuels sont opprimés  en tant qu’homosexuels. Mais les effets de cette oppression diffèrent  selon la classe. Pour l’illustrer de la façon la plus parlante possible,  j’ai choisi de présenter deux extraits de livres : le premier est tiré  du roman En finir avec Eddy Bellegueule d’Edouard Louis [3], le succès littéraire de la dernière rentrée, qui évoque le vécu d’un jeune né dans un milieu très prolo de Picardie (cf. document 4 en annexe); le second est tiré de Vivre à midi de Jean-Louis Bory [4] (cf. document 5 en annexe),  auteur et journaliste issu d’un milieu petit-bourgeois, et dont les  écrits ont marqué la période allant de l’après-guerre aux années 1970.
Edouard Louis :
Le  collège le plus proche auquel on accédait par le car, à quinze  kilomètres du village, était un grand bâtiment fait d’acier et de ces  briques pourpres qui évoquent dans l’imaginaire les villes et les  paysages ouvriers du Nord aux maisons resserrées, entassées les unes sur  les autres (dans l’imaginaire de ceux qui n’y sont pas. De ceux qui n’y  vivent pas. Pour les ouvriers du Nord, pour mon père, mon oncle, ma  tante, pour eux, elles n’évoquent rien à l’imaginaire. Elles évoquent le  dégoût du quotidien, au mieux l’indifférence morose). Ces maisons, ces  grands bâtiments rougeâtres, ces usines austères aux cheminées  vertigineuses qui crachent continuellement, sans jamais s’arrêter, une  fumée compacte, lourde, d’un blanc éclatant. Si le collège et l’usine  étaient exactement semblables, c’est que de l’un à l’autre il n’y avait  qu’un pas. La plupart des enfants, particulièrement les durs, sortaient  du collège pour se rendre directement à l’usine. Ils y retrouvaient les  mêmes briques rouges, les mêmes tôles d’acier, les mêmes personnes avec  lesquelles ils avaient grandi.
Ma  mère m’avait un jour mis devant l’évidence. Je ne comprenais pas et je  lui avais demandé à quatre ou cinq ans, avec cette pureté dans les  questions que posent les enfants, cette brutalité poussant les adultes à  arracher à l’oubli les questions qui, parce qu’elles sont les plus  essentielles, paraissent les plus futiles.
Maman, la nuit, elles s’arrêtent quand même, elles dorment les usines ?
Non, l’usine dort pas. Elle dort jamais. C’est pour ça que papa et que  ton grand frère partent des fois la nuit à l’usine, pour l’empêcher de  s’arrêter.
Et moi alors, je devrai y aller aussi la nuit, à l’usine ?
Oui.
 Au  collège tout a changé. Je me suis retrouvé entouré de personnes que je  ne connaissais pas. Ma différence, cette façon de parler comme une  fille, ma façon de me déplacer, mes postures remettaient en cause toutes  les valeurs qui les avaient façonnés, eux qui étaient des durs. Un jour  dans la cour, Maxime, un autre Maxime, m’avait demandé de courir, là,  devant lui et les garçons avec qui il était. Il leur avait dit Vous allez voir comment il court comme une pédale en leur assurant, leur jurant qu’ils allaient rire. Comme j’avais  refusé il avait précisé que je n’avais pas le choix, je le payerais si  je n’obéissais pas Je t’éclate la gueule si tu le fais pas. J’ai  couru devant eux, humilié, avec l’envie de pleurer, cette sensation que  mes jambes pesaient des centaines de kilos, que chaque pas était le  dernier que je parviendrais à faire tellement elles étaient lourdes,  comme les jambes de celui qui court à contre-courant dans une mer  agitée. Ils ont ri.
 À  compter de mon arrivée dans l’établissement j’ai erré tous les jours  dans la cour pour tenter de me rapprocher des autres élèves. Personne  n’avait envie de me parler : le stigmate était contaminant ; être l’ami  du pédé aurait été mal perçu.
J’errais  sans laisser transparaître l’errance, marchant d’un pas assuré, donnant  toujours l’impression de poursuivre un but précis, de me diriger  quelque part, si bien qu’il était impossible pour qui que ce soit de  s’apercevoir de la mise à l’écart dont j’étais l’objet.
L’errance  ne pouvait pas durer, je le savais. J’avais trouvé refuge dans le  couloir qui menait à la bibliothèque, désert, et je m’y suis réfugié de  plus en plus souvent, puis quotidiennement, sans exception. Par peur  d’être vu là, seul, à attendre la fin de la pause, je prenais toujours  le soin de fouiller dans mon cartable quand quelqu’un passait, de faire  semblant d’y chercher quelque chose, qu’il puisse croire que j’étais  occupé et que ma présence dans cet endroit n’avait pas vocation à durer.
 Dans  le couloir sont apparus les deux garçons, le premier, grand aux cheveux  roux, et l’autre, petit au dos voûté. Le grand aux cheveux roux a  craché Prends ça dans ta gueule.
 
Jean-Louis Bory :
(…)  les notables ne se mangent pas entre eux. Que vous le vouliez ou non,  vous êtes du bon côté de la barrière, une solidarité implicite y joue,  une espèce de complicité de classe, qui fait qu’on sourit et qu’on vous  laisse faire.
C’est  vrai, je suis un homosexuel qui a la permission d’être homosexuel parce  qu’il est privilégié de la culture, du milieu social, de la réussite :  je suis même à moi tout seul toute une chaîne de privilèges. (…) J’ai pu  poursuivre des études et recevoir cette culture qui est d’un énorme  appui pour la prise de conscience de sa propre nature, et pour  l’autolibération. J’exerce un métier qui me permet de m’exprimer par  l’écrit et par la parole. Je vis dans une ville, dans un milieu, Paris,  et à Paris, dans cette frange de l’intelligentsia bourgeoise de gauche,  où la morale se veut assez compréhensive pour ne pas dire permissive. Il  appartient même à un certain gauchisme de salon d’avoir des amis «  pédérastes » comme on a des amis noirs, de préférence du « Black Power  », c’est ça qui fait les dîners tant soit peu chics, en tout cas très  parisiens. Et c’est surtout dans ce milieu-là que la notoriété  notabilisante s’exerce à plein. Enfin, dernier privilège : j’habite dans  un village de Beauce, où je suis considéré comme « artiste »  c’est-à-dire comme quelqu’un qui n’est déjà pas comme tout le monde ; je  suis, pour mes compatriotes qui m’ont vu naître et qui tous m’appellent  Jean-Louis, un veau à cinq pattes. Que ce veau ait six pattes au lieu  de cinq…
Mon homosexualité ne dérange pas. Parce qu’elle est élitaire. Comme dirait Minute dans ses moments d’inspiration drôle : je suis de la pédale mandarine.  Mon homosexualité ne gêne pas parce qu’elle répond à l’idée que  Monsieur-tout-le-monde se fait de l’homosexualité. Pour mieux l’intégrer  au système social et même à l’Imposture Logique. C’est une des astuces  et forces de l’Ordre que de récupérer ainsi, par la bande, les «  déviants ». (…) L’homosexualité est alors considérée (à ce moment-là  elle est tolérable) comme une déviation de l’élégance, de la  culture, de la sensibilité. On lui pardonne parce que c’est l’élégance,  la culture et l’exquise pointe de sensibilité qui la font pardonnable.
A condition qu’elle soit distinguée.  Chez les notables, par exemple. Si vous voilà notable, c’est que vous  avez joué, peu ou prou, le jeu social selon la règle du jeu. (…) Ce  passeport qui vous distingue en vous classant légèrement « off »  mais très « in », nombre d’homos, pas forcément bourgeois, en rêvent.  Ils aspirent à se faire pardonner, ils désirent leur intégration sociale  si fort qu’ils jouent le jeu selon la règle avec plus de zèle encore  que les autres. Dans l’espoir de trouver, dans la respectabilité de  distinctions accordées par la société normale, une respectabilité  marginale, ils prennent la défense de cette société qui les opprime. De  la même manière que les pauvres défendent les privilèges des riches et  le système capitaliste pour la seule raison qu’ils désirent la richesse.  Ou comme les Noirs se déclarent conservateurs parce qu’ils veulent être  bien considérés par les Blancs. Il y a aussi les oncles Tom de la  pédale. Leur existence, du fait de leur marginalité sexuelle, est déjà  si précaire qu’ils ne tiennent pas à voir accrue cette précarité par  quelque revendication ; ils s’estiment trop contestables et contestés  pour contester quoi que ce soit.
Distinguée,  cette pédale tolérée pour rester tolérée doit rester distinguée. Si par  malheur l’oncle Tom trébuche dans le fait divers ou, à plus forte  raison, chute dans la « délinquance », plus de passeport. Puisqu’il  dérange, il se trouve ramené à sa place : celle d’un réprouvé. 
 
Le  premier extrait est plutôt éprouvant, dans la mesure où il fait un  récit morose et désabusé du milieu social du personnage, une description  crue de l’homophobie qui s’y exerce et de ses conséquences, de la façon  dont elle façonne l’individu, y compris sur le plan corporel, au  travers des attitudes et des postures. Et cette homophobie est renforcée  par la sensation d’être écrasé par ce qu’on appelle un déterminisme  social, d’être enfermé dans cette condition de fils d’ouvrier qui devra à  son tour aller travailler la nuit à l’usine. Le poids de la violence  homophobe est augmenté par la violence sociale parce qu’il n’y a pas  d’échappatoire.
Dans  le second extrait, Bory évoque avec lucidité la condition des  homosexuels des classes aisées, notamment ceux qui gravitent dans les  milieux littéraires et artistiques : ceux-ci sont tolérés – ils ne sont  pas considérés comme égaux, mais leur existence est tolérée – parce  qu’ils correspondent à l’image que la classe dominante veut bien donner  de l’homosexualité : les artistes, les décorateurs d’intérieur et les  universitaires, des gens propres sur eux, qui ont un goût certain, qui  représentent tout à la fois le raffinement et l’amusement. Cela me fait  penser à une anecdote personnelle : dans un emploi que j’occupais  précédemment, une supérieure hiérarchique avait dit à l’un de mes  collègues qu’elle était surprise que je sois homo, car je n’étais pas  très souriant ni très distingué…
En  matière de vécu de l’homophobie, les différences ne sont pas tant liées  au niveau de violence subie qu’aux marges de manœuvre possibles. Pour  caricaturer un peu, avec du fric et des relations, il est toujours plus  facile de s'émanciper d'une famille pleine de préjugés, d’échapper à  l’homophobie et d'intégrer un milieu « protégé » – relativement à l'abri  des violences et des discriminations –, ou simplement de sortir de  l’isolement. Pour prendre un exemple : compte tenu du prix des loyers,  un couple de gays ou de lesbiennes de milieu populaire qui se serait  récemment installé en HLM – sous doute après avoir attendu plusieurs  années qu’un appartement se libère – pourrait difficilement se permettre  de déménager face au harcèlement homophobe d’un voisin. Le même exemple  peut être décliné dans le domaine de l’emploi, dans un contexte de  chômage de masse.
Division  de classe parmi les homosexuels, cela veut dire aussi des intérêts de  classe antagonistes. Pas besoin de faire un dessin : un patron, qu’il  soit hétérosexuel ou homosexuel, reste un patron ! Le document suivant  en donne un exemple : c’est la traduction d’un extrait d’un ouvrage [5] publié par une organisation syndicaliste-révolutionnaire américaine, les Industrial Workers of the World (IWW). Cet extrait évoque  une grève menée en 1992 à San Francisco, suite au licenciement de  salariés qui voulaient monter une section syndicale dans bar gay  populaire, le End-Up (cf. extrait plus large dans le document 6 en annexe) Le patron payait 5 $ de l’heure des jeunes travailleurs qui, pour la  plupart, s’étaient installés dans le quartier gay pour fuir la violence  de leur famille, et il était bien entendu un adversaire des syndicats. 
Comme le racontait un membre homo des IWW : «  Au final, la véritable victoire au End-Up réside dans le fait que les  travailleurs homos se sont organisés pour répliquer à l’intérieur même  de notre communauté. En tant que caste dirigeante, les patrons de  l’establishment gay maintenaient simultanément une mainmise sur les  ressources de la communauté, tout en proclamant par ailleurs « nous  sommes tous de la même famille ». Farouchement opposés aux syndicats,  les propriétaires de bars gays éditaient également les journaux gays  locaux et possédaient les boutiques de « notre » quartier où il nous  arrivait parfois de travailler. » 
L’arrogance  des bigots homophobes s’accordait d’une très étrange manière avec les  patrons du ghetto gay. Les agressions et la discrimination empêchaient  les gens de fuir les quartiers communautaires dans des centres urbains  comme San Francisco, dans l’espoir de se construire une vie avec un tant  soit peu de liberté et de sécurité. Cela signifiait qu’il existait un  flux continu de nouveaux arrivants, nombreux, lâchés dans cette  communauté sans aucune racine ou sans connaissances, et cherchant  désespérément un travail pour se lancer. Cela permettait de bloquer les  salaires au plus bas, et de dissuader les gens de faire des vagues, de  se rebiffer, de sortir de la norme, de telle sorte que les travailleurs  n’avaient plus rien d’autre à perdre que leur propre dignité.
 
Les  grévistes l’ont emporté et le patron a cédé à cause des piquets de  grève quotidiens et de la solidarité ouvrière, notamment celle des  routiers syndiqués qui refusaient de livrer l’alcool.
Les  antagonismes de classe ne résident pas seulement dans les conflits  relatifs aux conditions de travail. Une élite a façonné les lieux de  sociabilité gays en fonction de ses intérêts commerciaux. Elle a vu une  source de profits dans le besoin qu’ont les homosexuels de se retrouver  entre eux dans une société faite pour les hétérosexuels. Les lieux  marchands, malgré leur diversification, ne permettent que des échanges  limités et finalement, ils sont surtout faits pour les hommes aisés,  blancs, jeunes, qui rentrent dans les standards de la mode.
Les  patrons gays peuvent faire de belles déclarations sur la nécessité de  mettre fin aux discriminations, mais ils n’ont pas intérêt à  l’émancipation des gays et des lesbiennes ; ils sont un petit rouage du  système capitaliste, qui les supporte, et ils ont un intérêt matériel  dans ce système dont leurs profits dépendent. Ces hommes d'affaires  s'identifient à la « communauté gay », dans la mesure où il s’agit de la  source de leurs revenus. Dès lors, la perspective de mettre fin à  l'oppression des gays et lesbiennes n’est pas considérée comme une lutte  contre le système : il s’agit plutôt d’être en capacité d’acheter et de consommer au sein du système. L’émancipation ne correspond plus à une résistance au  marché : elle est censée passer par le marché. De façon très explicite,  Gary Henshaw, un businessman gay propriétaire de bars à Londres, a  déclaré dans une interview [6] :
Je  suis motivé par l'argent et le pouvoir. Il y a un certain pouvoir et du  prestige à être reconnu comme un homme d'affaires dans le milieu gay,  et j’en profite. Il m'arrive d’être capitaliste à l’extrême. J'ai grandi  en regardant Dynasty, et je crois en ce rêve selon lequel il  faut aller de l’avant, grandir et obtenir toujours plus, et il se peut  qu’un jour je veuille bâtir un empire. Le pouvoir est très lié à la  richesse.
 
3. Homophobie d’en bas, homophobie d’en haut
Je  me suis assez longuement étendu sur la division de classe parmi les  homosexuels. Mais logiquement, la classe ouvrière, les classes  populaires – comme toutes les classes, j’y reviendrai – sont divisées  par l’homophobie. Parmi les documents distribués, vous trouverez un  dossier du mensuel Têtu consacré à la condition homosexuelle ouvrière (cf. document 7 en annexe),  et dans ce dossier, il y a un article qui, de ce point de vue, est  intéressant. Il relate le parcours de Sylvain, ouvrier intérimaire dans  la grande distribution, qui explique qu’il a « découvert ce qu’était l’homophobie dans l’entreprise ».  C’est dans le monde du travail qu’il a fait sa première expérience de  l’homophobie : insultes et moqueries des autre salariés au sujet de son  homosexualité, « blagues » du chef, aucune solidarité des collègues  quand il subit la pression hiérarchique, et la preuve que l’homophobie  frappe plus facilement l’ouvrier que le cadre.
Cette  expérience n’est pas isolée, malheureusement. Selon une enquête  réalisée pour la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et  pour l'égalité (Halde) en 2008, 80 % des salariés homos ont déjà  ressenti un climat homophobe sur leur lieu de travail et 40 % en ont été  directement victimes. Et selon l’enquête Têtu/IPSOS de 2011, qui  n’était pas focalisée sur le monde du travail mais sur l’ensemble des  sphères de la société, 38 % de sondés ayant un revenu inférieur à 1500  euros ont été agressés verbalement et 22 % physiquement ; les chiffres  tombent à 20 % et 7 % pour ceux gagnant plus de 3000 euros.
En  nous gardant d’idéaliser notre camp, il nous faut au contraire  comprendre la réalité et ses évolutions pour définir nos tâches. Par nos  interventions militantes, syndicales et politiques, dans nos milieux,  il faut donner à la lutte contre les préjugés de l’importance dans  l’agitation, la propagande et le militantisme le plus concret, notamment  par le biais syndical. C’est un peu le sens de ces exemples de brèves  utilisées dans des bulletins diffusés dans des entreprises, que vous  trouverez dans les documents (cf. document 8 en annexe).
En  revanche, il ne faut pas céder d’un pouce à cette idée en vogue, selon  laquelle les travailleurs seraient un ramassis d’arriérés racistes,  sexistes et homophobes. Les préjugés homophobes, et plus généralement  les idées réactionnaires, sont intégrés par les travailleurs parce que  ces préjugés sont profondément inscrits dans la société – un enfant peut  insulter un autre enfant en le traitant d'« enculé », avant même de  comprendre ce que ce mot signifie. Si de tels préjugés ont émergé, c’est  parce qu’au même titre que d’autres préjugés et stéréotypes, ils  avaient pour fonction de justifier le rôle central joué par ce qu’on  appelle la famille nucléaire dans la reproduction de la force de travail  et la division sexuelle du travail. Une famille nucléaire au centre de  laquelle se trouve l’hétérosexualité. Bien sûr, les idées et la  rhétorique homophobes ont évolué en fonction des mutations de la  société. Mais il faudrait rappeler à tous ceux qui font preuve de mépris  de classe que comme l’expliquait Karl Marx, à toutes les époques,  l’idéologie dominante a été celle de la classe dominante. C’est le  caractère épisodique des mobilisations et de l’organisation indépendante  pour la majorité des travailleurs, ce sont l’aliénation et les  contradictions dans leur conscience, qui expliquent que les idées  réactionnaires et l’individualisme aient aujourd’hui une influence  notable dans notre classe. C’est pour ces raisons, entre autres choses,  que nous avons besoin d’un parti révolutionnaire. 
A ce sujet, le document suivant est un extrait du billet d’un blogueur, intitulé Je vous hais et mis en ligne le 15 janvier 2013 [7],  deux jours après l’une des premières grosses démonstrations de force de  la « Manif pour tous ». Ce texte exprime la désillusion de son auteur,  quand il comprend que l’homophobie et son expression la plus ordurière  ne sont pas le seul fait des habitants de son quartier populaire (cf. extrait plus large dans le document 9 en annexe). 
Vous  allez grandir comme ça. Vous construire comme ça. Du primaire au lycée,  puis à la fac. Rien ne vous sera épargné. Vous n’êtes pas une fille.  Vous n’êtes pas un garçon. Vous êtes le pédé.
Tous  les jours. A n’importe quel moment. On pourra vous insulter. Se moquer  de vous. Vous dévisager. Chaque jour, on pourra vous diminuer, vous  humilier, vous tuer de l’intérieur quand on le voudra. Juste en vous  appelant « le pédé ».
Vous n’êtes pas un garçon comme les autres. Vous ne serez jamais un garçon tout court. Vous serez « le pédé ».
Et  lorsque le mot « pédé » deviendra une forme de « connard ». Lorsque les  mots ne suffiront plus. Vous vous ferez agresser. Ils vous tomberont  dessus à plusieurs. Et rarement vous serez secourus. Vous devrez  apprendre à ruser, vous défendre, vous sauver. Reconnaître les  situations et lieux à risques. Et toujours cacher ces blessures qui ne  sont pas toujours visibles. (…)
C’est ce qui m’est arrivé.
Je  viens d’un endroit particulier dans lequel un garçon est un mec. Et une  fille, une pute. J’ai morflé et je morfle encore. Ils me connaissent  tous. Mais je ne les connais pas. Je suis « le pédé ». (…)
Je  pensais qu’il fallait que je quitte cet endroit. Que la ghettoïsation  était la responsable de cette violence. Je suis une erreur dans ce  décor. Comme un anachronisme dans un film. Ou un bug dans un logiciel.  J’avais associé ce type de personnes qui m’entoure à la bêtise. Et je  pensais naïvement que ma situation était une combinaison des pires  éléments possibles. Qu’ailleurs, ce serait mieux. Forcément mieux  puisque ce n’était pas ici.
Et  puis, le 13.01.13, ils sont arrivés de partout. Et ils ne ressemblaient  pas du tout à ceux qui s’en prennent à moi chaque jour. Ils pouvaient  être n’importe qui. Avoir fait de grandes écoles. Avoir eu les carrières  politiques les plus exceptionnelles. Avoir bénéficié de tout ce qui  aurait dû en faire des personnes ouvertes, rationnelles, justes et  honnêtes.
Et  au lieu de ça. La Polygamie, L’Inceste, la Zoophilie, la Pédophilie,  toutes les monstruosités, toute la mauvaise foi, la méchanceté, la  malhonnêteté et l’hypocrisie possible juste pour conserver un privilège  dont ils usent et abusent.
 
Pour  illustrer l’homophobie d’en haut, je n’ai pas préparé de best of de  tout ce que nous avons entendu pendant 9 mois de la part de politiciens  bourgeois, de réactionnaires des beaux quartiers, d’intellectuels, de  journalistes pourris et de chefs religieux. J’ai simplement retenu une  citation d’un acteur sur le déclin (si certains d’entre vous étaient là  l’année dernière, je l’avais déjà utilisée, mais je ne m’en lasse pas).  C’est un extrait d’une interview d’Alain Delon publiée en juillet 2013 [8] :
Et  puis, on a l’air de sous-entendre qu’être avec quelqu’un du sexe opposé  ou du même sexe, c’est pareil. Ça, c’est grave ! Je ne suis pas contre  le mariage gay, je m’en fiche éperdument, mais je suis contre l’adoption  des enfants. On va encore me dire que je dois m’adapter et vivre avec  mon temps… Eh bien je vis très mal cette époque qui banalise ce qui est  contre-nature. Quitte à passer pour un vieux con, ça me choque ! (…)  C’est tellement beau, une femme-femme qui ne cherche pas à gommer ce  qu’elle est. Aujourd’hui, les femmes ont gardé des qualités féminines de  façon plus dissimulée. C’est dommage car il n’y a rien de plus beau au  monde qu’une femme. C’est ce que j’ai toujours pensé. Une vraie femme  qui a l’air d’une femme…
 
Tout  y est : la féminité et la différence des sexes qui s’estompent à coup  de relations « contre-nature ». Delon, ce n’est pas l’idéologue de la  bourgeoisie, mais sur ce coup, il a eu le mérite de dire clairement ce  qui panique une frange de la classe dominante. Je ne dirais pas que  c’est plus sophistiqué, mais du moins c’est assez différent d’une  insulte proférée dans la rue, par exemple « sale pédé », qu’on peut  entendre dans nos milieux et qui a davantage le sens d’un rappel à  l’ordre de la norme, en l’occurrence un rappel à la virilité. Mais  malgré des expressions différentes de l’homophobie, de formes  différentes (de l’insulte et de l’agression aux textes savants, en  passant par des déclarations comme celles de Delon, ou encore des  discriminations comme l’interdiction du don du sang), il y a un ensemble  d’éléments continus qui forment un tout.
4. Homophobie, mépris de classe et démagogie pseudo-sociale
S’il  y a bien quelque chose qui s’imbrique avec l’homophobie, c’est le  mépris de classe : le mépris ouvertement affiché pour les prolétaires  dont je parlais tout à l’heure. D’un côté, un bas peuple embourbé dans  son homophobie viscérale, et de l’autre, une bourgeoisie éclairée, une  élite libérale fondée sur les valeurs de tolérance et, notamment,  d’acceptation de l’homosexualité. C’est en tout cas la vision que peut  chercher à nous imposer la classe dominante, par l’entremise des  politiciens de gauche ou de droite, des milieux patronaux et des «  faiseurs d’opinion » de l’intelligentsia et des médias.
Au moment de la sortie d’En finir avec Eddy Bellegueule,  dont j’ai lu un extrait tout à l’heure, il était remarquable de  constater à quel point étaient nombreux les journalistes cherchant à  utiliser le récit d’un rescapé de l’homophobie en milieu ouvrier pour  alimenter le rejet des classes populaires. Évidemment, ils oubliaient de  signaler que c’est leur société qui soumet la classe ouvrière à une  violence permanente, qui distille le poison de la division, quitte à  transformer quelques-uns de ses membres en bourreaux. Cette utilisation  de la situation des homosexuels/elles à des fins de mépris de classe –  ce qui a pour résultat de rendre plus difficile encore l’identification  de nombreux travailleurs au prolétariat – n’enlève rien au fait que les  homos des classes populaires subissent leur oppression au sein de leur  propre camp. Mais cette utilisation hypocrite et démagogique des  homosexuel/elles tombait plutôt bien après 9 mois de mobilisations  homophobes en 2013, dirigées par des secteurs de la bourgeoisie avec  l’appui logistique de l’Église. Des mobilisations qui ont permis de  montrer le caractère très relatif de « l’avance » que les classes  supérieures prétendent avoir sur un peuple forcément « rétrograde ».
Ce  mépris de classe que j’évoquais, on le retrouve aussi dans le racisme  envers certaines fractions des classes populaires : les « jeunes de  banlieue », les Arabes, les musulmans ou plus généralement les immigrés  sont fréquemment accusés d’être intrinsèquement sexistes et homophobes.  En réalité, il n’y a ni plus ni moins d’homophobie selon les classes et  les couches de la société. L’homophobie n’est que l’ensemble des  discours et des pratiques très diverses opposées à la légitimation de  l’homosexualité, c’est-à-dire, à la remise en cause de la norme  hétérosexuelle. Il y a donc une cohérence d’ensemble, mais l’homophobie  est également protéiforme. Dans des milieux différents, dans des  conditions historiques variables, en fonction du poids respectif des  institutions qui la soutiennent – un poids qui lui-même évolue –, ce ne  sont pas les même formes de l’homophobie que l’on rencontre. Il ne  s’agit donc pas de mesurer le poids de l’homophobie, qui serait plus ou  moins grand selon qu’on monterait ou qu’on descendrait l’échelle  sociale, mais de chercher à étudier les différentes formes qu’elle prend  selon les situations et les milieux en lien avec toute une série de  facteurs.
Si  les homosexuels peuvent être instrumentalisés pour exprimer le dégoût  que les travailleurs suscitent dans la classe dominante, un certain  mépris de classe s’exerce également de façon toute particulière contre  les gays et lesbiennes des classes populaires. Le prochain document traduit  assez bien cet aspect. Maurice Cherdo était un ouvrier homosexuel de la  banlieue parisienne ; en 1981, il a présenté sa candidature aux  législatives à Nanterre, avec le soutien du Comité d'urgence  anti-répression homosexuelle (CUARH), du Comité antiraciste de Nanterre,  du Comité homosexuel de l'ouest parisien (CHOP) et de l’Organisation  communiste des travailleurs (OCT). L’article publié dans Libération [9]  dégueule de mépris. Je ne vais pas tout lire mais seulement des extraits, des citations choisies (cf. intégralité et droit de réponse dans le document 10 en annexe).  
Maurice Cherdo
LE CANDIDAT DE L’AMOUR
 (…) Un candidat pédé au pays des prolos ? Mirage. Priez pour le pauvre Maurice. (…)
 Sympa  comme prolo, pas bandant comme pédé. Discret comme un ouvrier, avec ses  gros carreaux à effet loupe, son grand front à cause des cheveux qui  manquent. Le polo blanc, petit trou à la couture, col enroulé et manches  accordéon. Sous le pantalon gris, les chaussettes Dim, touche  distinguée, malheureusement marron. (…)
 Candidat homo pour trouver un amant, candidat potiche pour attardés idéologiques. Tragique. (…)
 L’appartement,  un cliché d’appartement ouvrier. Aquarium illuminé, vitrine typique  avec chalet tyrolien et poupées de coquillages, télé majestueuse, papier  peint fleuri.(…)
 Avec  une simplicité et une honnêteté si délicieusement prolétarienne,  Maurice me raconte sa vie d’une voix sourde et rocailleuse aux accents  de Georges Marchais. (…)  je ne parviens pas à le sentir comme  homosexuel. (…)
 Partout, des maos de VLR aux intellos du CUARH, on ne lui pompera que ses forces et son image, sa queue de prolo, jamais. (…)
 
Dans  cet article, il y a bien sûr un mépris contre un monde ouvrier tourné  en dérision, ridiculisé, mais cela s’entremêle avec l’idée que  l’homosexualité n’est pas compatible avec cette condition ouvrière, idée  que dénonce d’ailleurs Cherdo dans son droit de réponse.
Ce préjugé est vraiment central. Dans l’enquête de Têtu citée tout à l’heure, le cinéaste Alain Guiraudie – lui-même issu d’une  famille d’ouvriers agricoles communistes – a déclaré qu’il croyait qu’« être homo, c’était quitter sa classe », en expliquant que dans sa jeunesse, « l’homosexuel était le plus souvent associé à une classe sociale élevée, à la bourgeoisie, à la « haute » comme on disait ».  Dans certains milieux populaires, dénigrer les homosexuels en les  désignant comme des nantis est une façon particulièrement inoffensive et  illusoire de se moquer des riches. Certains font le même usage de  l’antisémitisme, que le théoricien marxiste August Bebel avait désigné  en son temps par la célèbre formule de « socialisme des imbéciles ».
Vous vous souvenez sans doute qu’en 2013, les organisateurs de la « Manif pour tous » ont utilisé les slogans « La priorité c’est Aulnay, pas le mariage gay » et « Du boulot, pas le mariage homo ».  Ils ont fait mine de se préoccuper des salariés et des chômeurs, mais  il s’agissait surtout de les diviser et de décourager toute forme  d’unité et de solidarité en leur sein, en présentant les gays et  lesbiennes comme des nantis dont les revendications étaient une  diversion par rapport aux « vrais problèmes ».
L’ancien  député UMP Christian Vanneste qui, à de multiples occasions, a été  poursuivi pour ses propos homophobes, avait déclaré en février 2011,  dans une interview accordée au site d’extrême droite Nouvelles de France :
Les  préoccupations saugrenues de cette petite minorité d’activistes  homosexuels sont à l’égard des Français, insultantes, je trouve. Nos  compatriotes ont d’autres préoccupations : le chômage, l’insécurité…  N’acceptons plus que ces bobos nous imposent leurs préoccupations ni  actuelles ni nécessaires.
 
Et dans une interview de février 2012 publiée sur un autre site d’extrême droite, Liberté politique, il avait complété son propos en expliquant :
Les  Américains les appellent les DINK, pour “Double Income, No Kids”. Quand  on a un double revenu, on vit bien, et même luxueusement, souvent… et  quand on n’a pas d’enfants, la promotion sociale est assurée. Il y a des  exemples célèbres et tout le monde les connaît.
 
Certains  politiciens bourgeois ne reculent devant rien, pas même devant le fait  de récupérer à leur profit, avec impudence, le vieux fantasme stalinien  de l’homosexualité « tradition étrangère à la classe ouvrière ».  Il s’agit là d’un préjugé répandu : les gays et lesbiennes disposeraient  d’un pouvoir d’achat supérieur à celui du reste de la population. C’est  évidemment faux, et d’ailleurs de nos jours, plusieurs enquêtes tendent  même à prouver que les homosexuels subissent des discriminations  salariales. Mais ce type d’idée a pour objet d’accentuer les divisions  dans le prolétariat en désignant une nouvelle fois des boucs émissaires  assez commodes, ou de briguer les suffrages des classes populaires en  alimentant les préjugés qu’elles peuvent avoir, ce qui revient au même.
D’un  côté, l’homophobie est présentée comme une tare de la classe ouvrière ;  de l’autre, les homosexuels sont dépeints comme des « bobos » avec un  pouvoir d’achat élevé : ces préjugés sont les deux faces de la même  médaille.
5. Lutte contre l’oppression et lutte de classe
Les  différents rapports que peuvent entretenir oppression spécifique et  oppression de classe exigent à la fois de comprendre en quoi un point de  vue révolutionnaire et marxiste est utile sur le terrain de  l’homophobie, et de saisir quelles en sont les conséquences pratiques.
Pour  nous, il ne doit pas y avoir d’un côté la lutte contre l’homophobie, et  de l’autre celle contre l’exploitation, parce qu’il n’y a pas les  homosexuels d’un côté et les travailleurs de l’autre. Si les différentes  « identités » sont importantes, ce n’est pas parce qu’elles  s’opposeraient les unes aux autres ou qu’elles compartimenteraient la  vie sociale comme les tiroirs d’une commode, mais parce qu’elles  permettent – malgré toutes leurs limites – la lutte collective. La  bourgeoisie a fait naître un prolétariat urbain qui, en retour, a pu  s’organiser en tant que « classe pour soi » et défendre ses intérêts  historiques. Et de la même façon, en classifiant et en caractérisant les  homosexuels de façon pseudo-scientifique ou policière pour justifier  leur répression, la bourgeoisie du XIXème et du début du XXème siècles a  créé une « identité » dont les opprimés ont pu s’emparer pour commencer  à s’organiser et à s’affirmer collectivement. La fierté lesbienne, gay,  bi, transgenre et intersexe (LGBTI) et la fierté ouvrière ont en  quelque sorte la même signification : pas celle d’un orgueil stérile,  mais celle d’un vif sentiment d’une dignité qui ne peut s’accommoder  d’aucune concession. On le comprend d’autant plus facilement quand, par  la force des choses, on doit simultanément s’affirmer comme travailleur  et homosexuel.
Face  à une oppression qui fonctionne comme un harcèlement de tous les  instants – invisibilité, avilissement, honte –, s’affirmer comme  homosexuel est une nécessité pour tenter d’atteindre cette « dignité »  que je viens d’évoquer. Mais ce n’est ni une évidence, ni une chose  facile. Cela demande une bonne dose de courage, et beaucoup d’énergie :  les insultes les plus infamantes et les plus courantes sont celles qui  servent à désigner les homosexuel-le-s, et après être sortis du «  placard », nous réalisons vite qu’il se reconstruit autour de nous  perpétuellement à chaque fois que nous rencontrons une nouvelle personne  ou que nous commençons un nouveau travail. Il ne s’agit pas simplement  d’une affaire individuelle : la meilleure méthode consiste à rompre  l’isolement, à réfléchir et à agir collectivement. L’auto-organisation  est une nécessité ; c’est la locomotive du combat contre les  oppressions.
Mais,  il n’y a aucune raison de concevoir la lutte contre l’homophobie comme  étant au-dessus ou à côté des classes, tout comme il serait injustifié  de mettre entre parenthèses le combat contre les préjugés. Il n’y a pas  de contradiction entre la lutte contre l’oppression et notre projet  général, car elle en est un aspect : l’émancipation des homosexuel-le-s  ne pourra advenir sous le capitalisme. Bien sûr, en fonction de  l’évolution des rapports de force et des mobilisations, la bourgeoisie  peut parfaitement concéder l’égalité des droits. Mais il convient de  faire la différence entre l’égalité formelle et l’égalité réelle. En  France, il a existé une époque où l’homosexualité d’un salarié pouvait  être invoquée comme motif de licenciement. Aujourd’hui, alors que la loi  a changé, les rapports annuels de SOS Homophobie montrent de façon très  concrète que les licenciements, le harcèlement patronal, les refus  d’avancement sont toujours subis par des homosexuels/elles, parce que  les patrons savent inventer toutes sortes de prétextes fallacieux.  L’égalité réelle est impossible sans saper les fondements de  l’oppression. Une société socialiste – en rendant possible la  collectivisation et la « déspécialisation » des tâches, la prise en  charge collective des soins apportés aux enfants et des tâches  domestiques (crèches, jardins d’enfants, cantines, etc.), l’atténuation  progressive de l’importance donnée à la parentalité biologique –  permettrait de remettre en cause la division sexuelle du travail, les  idéologies sexistes et ce « cocon » familial qui est le lieu fondamental  de l’oppression des femmes et de la perpétuation de l’injonction à être  hétérosexuel. C’est en ce sens que le socialisme pour lequel nous  militons est une condition qui, bien que non suffisante, est  indispensable à l’émancipation des homosexuels/elles.
C’est  ce qui explique la centralité de la classe ouvrière, y compris dans la  lutte contre l’homophobie. Pourquoi la classe ouvrière ? Non pas parce  que nous aurions une vision idéalisée des travailleurs – je crois avoir  été clair sur ce point –, ou parce que nous voudrions tout « réduire »  par fétichisme à une politique de classe, mais parce que la classe  ouvrière est la force sociale qui, à la fois, a intérêt à la révolution  socialiste et dispose de la capacité de la mener à bien. Les différents  groupes d’opprimés ne peuvent se libérer sans participer activement à  une lutte, mais même fortement organisés, ils n’ont pas à eux seuls la  force de renverser le système capitaliste. L’année dernière, en dépit  d’une mobilisation importante, les réseaux LGBTI seuls – sans une forte  implication du mouvement ouvrier, sans mobilisation massive des jeunes,  des salariés, des chômeurs et des retraités – n’ont pas pu faire le  poids face aux démonstrations de force de la « Manif pour tous ». Il ne  s’agit pas de s’en remettre aux ouvriers blancs, hétérosexuels, « en  bleu de travail » – selon l’image caricaturale que peuvent avoir  certains de la classe ouvrière –, mais de comprendre le rôle stratégique  de notre classe, telle qu’elle est réellement, dans sa diversité, gays  et lesbiennes compris.
Cela  n’équivaut pas à affirmer que la lutte contre l’homophobie est  secondaire. Au contraire : si seule notre classe peut diriger la  transformation de la société, elle ne peut y parvenir qu’en étant unie  et en s’étant affranchie le plus possible des idées réactionnaires. On  peut aisément comprendre qu’une grève sera moins forte si les  travailleuses et les travailleurs homos ne se sentent pas les bienvenus  dans une AG ou sur un piquet à cause des remarques de certains  collègues, ou dans une manifestation du fait de slogans homophobes. Et  cet exemple peut être transposé dans un autre contexte qu’une  mobilisation. Tout ce qui nous divise nous affaiblit. L’oppression  pourrit la vie de millions d’entre nous, et cela justifie déjà  pleinement le fait qu’on cherche à la combattre ; mais c’est aussi une  question d’ordre stratégique, qui touche à la cohésion des classes  populaires, à l’élévation de la conscience de classe, à la capacité des  travailleuses et des travailleurs les plus conscients à combattre sans  relâche les préjugés et l’idéologie dominante dans chacun des domaines  de la vie où ils s’immiscent.
L’expérience de « Lesbians and Gays Support the Miners » (LGSM) est un exemple particulièrement éclairant (cf. document 11 en annexe). Un film intitulé Pride,  qui sortira dans les salles françaises le 17 septembre, retrace cet  épisode de la grande grève des mineurs britanniques. Cette grève, qui  s’opposait à la fermeture de 20 mines de charbon, dura de mars 1984 à  mars 1985. Pour briser le moral et la combativité des mineurs qu’elle  désignait comme des « ennemis intérieurs », Margaret Thatcher  utilisa tous les moyens : une violence policière inouïe (6 morts, 20 000  blessés, 11 000 arrestations suite à la prise d’assaut des piquets par  la police), la saisie des avoirs de la NUM (National Union of  Mineworkers), le renforcement des lois anti-grèves… C’est dans ce  contexte qu’une collecte pour les mineurs eut lieu pendant la gay pride  de Londres en juin 1984. Peu après, une réunion à l'Université de London  Union conduisit à la formation du groupe LGSM. En septembre de la même  année, un groupe de lesbiennes se forma, puis un groupe mixte en Ecosse.  En janvier 1985, il y avait 11 groupes LGSM à travers le pays. Pour  mettre sur pied des collectes, des vide-greniers ou d’autres initiatives  qui visaient à rassembler de l’argent en soutien aux familles de  mineurs, les membres de LGSM furent souvent obligés de jouer au jeu du  chat et de la souris avec la police, ou de se confronter directement à  elle. Ils apportèrent les fonds collectés jusque dans les communautés  minières qu’ils parrainaient, et lors de leurs visites, des liens se  tissèrent. Une confiance mutuelle émergea, née de cette solidarité  concrète mais aussi du constat que mineurs et homos subissaient la même  répression policière et les mêmes calomnies de la presse conservatrice.  Pour ridiculiser cette alliance, le Sun utilisa l’expression « Pits and perverts » : les puits de mine et les pervers. LGSM détourna la formule en  baptisant ainsi le concert de solidarité organisé à Londres en décembre  1984, au cours duquel le mineur gallois David Donovan déclara [10] :
Vous  avez porté notre badge « Coal Not Dole » [le charbon, pas le chômage]  et vous connaissez le sens du mot harcèlement, comme nous. Désormais,  nous épinglerons sur nous votre badge, nous vous soutiendrons. Les  choses ne changent pas en une nuit, mais maintenant, 140 000 mineurs  savent qu’il y a d’autres causes et d’autres problèmes. Nous savons pour  les Noirs, les gays et le désarmement nucléaire. Et nous ne serons  jamais plus les mêmes.
 
Cette  solidarité fit se dissiper bien des préjugés de part et d’autre, et  elle permit à des mineurs homosexuels de s’affirmer et d’être acceptés  par leurs collègues. Une importante délégation de mineurs de la Dulais  Valley et de leurs familles – la communauté du sud du Pays de Galles  avec laquelle était lié le groupe LGSM de Londres – participa à la gay  pride de 1985. Lors de la conférence du Parti travailliste qui suivit,  la NUM réussit à faire adopter une motion en faveur des droits des  homosexuels contre l’avis de la direction.  Puis en 1988, la NUM et  l’association des femmes de mineurs devinrent les principaux soutiens de  la campagne contre la Clause 28 : il s’agissait d’un texte qui  prescrivait que l’autorité locale ne devait pas « promouvoir intentionnellement l’homosexualité ou publier de documents dans l’intention de promouvoir l’homosexualité » ni «  promouvoir l’enseignement dans aucune école publique de l’acceptabilité  de l’homosexualité en tant que prétendue relation familiale ».
Nous  n’avons pas la naïveté de prétendre que de telles choses peuvent se  produire spontanément, ni même que les luttes engendrent automatiquement  une prise de conscience. « Toute la pourriture du vieux système »,  selon l’expression de Karl Marx, ne peut être balayée d’un coup de  baguette magique. Nous avons besoin d’un parti révolutionnaire qui soit  utile dans ce domaine, aussi bien dans l’action de tous les jours que  dans ces moments critiques où tout peut basculer et qui exigent d’agir  résolument. Nous avons besoin d’une organisation dont les militants  soient en position de combattre quotidiennement les préjugés dans le  monde du travail et les classes populaires, de défendre les  revendications pour l’égalité et d’entraîner le mouvement ouvrier dans  la lutte contre l'homophobie ; des militants qui travaillent à rendre le  mouvement ouvrier « accueillant » pour les personnes LGBTI et qui  soutiennent l'auto-organisation comme un moyen d'atteindre cet objectif ;  des militants qui, saisissant toutes les occasions, soient capables de  prendre des initiatives favorisant l’unité de notre camp et pouvant  amener la conscience des travailleurs qu’ils côtoient à faire de  véritables sauts de géant. A leur échelle, modestement mais de façon  utile, c’est ce qu’ont essayé de faire des camarades cheminots et  postiers. L’année dernière, à la gare Saint-Lazare, un tract d’appel à  une manifestation en faveur du mariage pour tous a ainsi été rédigé avec  le concours de collègues gays et lesbiennes par ailleurs syndicalistes,  a été soumis à l’ensemble des organisations syndicales et à  l’association Gare !, puis a été diffusé aux cheminots (cf. document 12 en annexe).  Et cette année, lors du mouvement de grève à la Poste dans les  Hauts-de-Seine, nos camarades ont proposé aux grévistes de tenir un  point fixe pendant la marche des fiertés de Paris, et ont organisé en AG  deux discussions à ce sujet (cf. document 13 en annexe).
Conclusion
Ceux  qui présentent la classe ouvrière comme fondamentalement incapable de  prendre en charge la lutte contre l’homophobie sont, au mieux, des  ignorants ou des amnésiques. C’est l’influence dévastatrice du  stalinisme sur le mouvement ouvrier international qui a fait oublier le  soutien actif apporté à la lutte des homosexuels/elles, notamment par le  mouvement ouvrier allemand et les bolcheviks, sur toute une période  allant des années 1890 à la fin des années 1920.
La  bourgeoisie se plaît à s’afficher comme moderne et tolérante, pour  mieux faire oublier, au passage, les éléments les plus réactionnaires  qui composent ses rangs. Qui plus est, ses prétentions philanthropiques  sont rarement désintéressées. De nos jours, elle peut faire mine de  vouloir combattre certaines manifestations de l’homophobie qui, bien que  réelles, sont superficielles : tel club de sport obtiendra un « label »  contre l’homophobie, telle entreprise mettra en œuvre un « plan  diversité », mais il ne sera pour autant jamais question de saper ce qui  est au fondement des violences quotidiennes. La classe dominante n’a  pas véritablement la volonté de mettre fin aux préjugés profondément  enracinés que subissent celles et ceux dont elle veut bien tolérer  l’existence. Ces préjugés, elle sait d’ailleurs les utiliser à ses fins  quand elle en a besoin. Et si parmi les plus éclairés des hommes et des  femmes de la bourgeoisie, certaines brebis égarées souhaitaient vraiment  en finir avec l’homophobie, elles se trouveraient vite à devoir faire  ce choix : remettre en cause cette société, son fonctionnement et les  préjugés séculaires qu’elle charrie dans son sillage, ou bien renoncer.
En 1880, dans l’un des considérants du Programme du Parti ouvrier français, Marx a écrit que « l’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains ». Il a même tenu à préciser : « Sans distinction de sexe ni de race ».  Aujourd’hui, alors que la condition homosexuelle est sortie de l’ombre,  on pourrait ajouter : « ni d’orientation sexuelle ». En effet, si la  classe ouvrière peut se libérer elle-même, elle peut aussi créer les  conditions de la disparition de toutes les formes d’oppression. Le  prolétariat est, à notre époque, la seule classe sociale qui peut avoir  un rôle progressiste. Cela exige bien sûr qu’il accède à la conscience  de lui-même, de ses intérêts et de ce rôle.
Gaël Klement
Université d'été du NPA - 24/08/2014
------------------------------------
[1] Extrait du dossier de presse du film, diffusé en mai 1996 lors de la Quinzaine des réalisateurs du 49ème Festival de Cannes
[2] MAGEE, Bryan. Un sur vingt. Etude de l’homosexualité chez l’homme et chez la femme. Paris : Robert Laffont, 1967, 276 p.
[3] LOUIS, Edouard. En finir avec Eddy Bellegueule. Paris : Seuil, 2014, 224 p.
[4] BORY, Jean-Louis. Vivre à midi. Paris : H&O Editions, éd. 2007 (1977), 190 p.
[5] THOMPSON, Fred W., BEKKEN, Jon. The Industrial Workers of the World: Its First 100 Years. Cincinnati : IWW, 2006, 247 p., p. 211.
[6] FIELD, Nicola. Over the Rainbow. Money, Class and Homophobia. London/USA : Pluto Press, 1995, 193 p., p. 78.    
[8] Delon : « Il n’y a plus de modèles masculins ». Entrevue avec Alain Delon. Propos recueillis par Laurence Haloche. Le Figaro Magazine (Paris), 19-20 juillet 2013.
[9] SALVATORI, Olivier. Le candidat de l’amour. Libération (Paris), 11 juin 1981. 
[10] BOOTH, Janine. Radical Chains: Sexuality and Class Politics. Londres : Workers’ Liberty, 1999, 30 p., p. 16. 
 
                            About 
                            Anticapitalisme & Révolution !