50 ans après les marches de Selma

Cinéma : Selma, de Ava DuVernay

Le dimanche 7 mars 1965, 600 personnes entamaient une marche de Selma à Montgomery, capitale de l’État d'Alabama, pour affirmer leurs droits électoraux. Bloqués dans leur progression sur le pont Edmund Pettus, à la sortie de la ville, ils furent violemment chargés par la police qui donna l’assaut. La répression sanglante de cette marche – retransmise en direct à la télévision – bouleversa l’Amérique.

Deux semaines plus tard, plusieurs milliers de personnes quittaient de nouveau Selma pour Montgomery où elles arrivèrent en un large cortège. Nous profitons de la sortie du film Selma, cinquante ans après la marche dirigée par Martin Luther King, pour revenir sur le mouvement des droits civiques.


Retour sur le Mouvement des droits civiques

Dans l’histoire officielle, les droits civiques obtenus, le plus emblématique étant le Equal Rights Act (mettant fin aux limitations du droit de vote des Noirs dans le Sud des États-Unis) signé en 1964 par Lyndon Johnson, le furent par la coopération institutionnelle entre Blancs progressistes (représentés par le Parti Démocrate du Nord) et leaders Noirs courageux mais réalistes...

Ces droits devaient garantir l’égalité entre Blancs et Noirs. Rien ne pourrait être plus loin de la réalité : chacun des gains fut remporté de haute lutte, quand dans le Sud des centaines de milliers de Noirs se révoltèrent, prirent les rues et menèrent des boycotts. Et le caractère essentiellement formel des gains législatifs fut la principale motivation qui poussa toute une partie de la jeunesse noire à se radicaliser plus avant et à considérer la non-violence comme une idée périmée.
D’une guerre à l’autre

Suite à la victoire du Nord lors de la guerre civile (1865), le Sud des États-Unis vécut une courte période progressiste (la Reconstruction) où une alliance de blancs pauvres et d’anciens esclaves, sous la protection des troupes fédérales, tenta de démocratiser non seulement la politique mais aussi l’économie, s’opposant à la « slavocratie », la domination des anciens grands propriétaires d’esclaves.

Après le départ des troupes fédérales en 1877, une série de mesures législatives furent adoptées dans les États du Sud, connus sous le nom de lois Jim Crow : tests d’alphabétisation pour avoir le droit de voter (alors que la majorité des anciens esclaves ne savaient évidemment pas lire), ségrégation raciale, etc., cela afin de conserver le pouvoir blanc intact. Dans les années 50, ce système était toujours en vigueur. Il y avait bien eu des luttes noires dans les années 30 dirigées par le Parti communiste, mais celui-ci avait perdu son influence à cause de la politique stalinienne de ménager Roosevelt et les démocrates, puis de la chasse aux sorcières anticommuniste.

Cependant, quelque chose changea dans la conscience des Noirs après la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’avant la Première Guerre mondiale, la population noire était principalement rurale et concentrée dans le Sud, les besoins de l’industrie, notamment de l’industrie de guerre, nécessitèrent une nouvelle main-d’œuvre : les Noirs migrèrent alors vers les villes du Nord, et davantage encore pendant la Seconde Guerre mondiale. Leurs aspirations évoluèrent. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des centaines de milliers de Noirs se retrouvèrent sous les drapeaux, et de retour au foyer, ils furent d’autant moins enclins à supporter davantage de vexations, comme beaucoup de vétérans. Enfin, les révoltes anticoloniales, de l’Afrique à l’Asie, montrèrent qu’il était possible de se libérer du joug des Blancs.

Une jeunesse noire radicalisée

En 1954, une décision de la Cour suprême des États-Unis, Brown vs. Board of Education, déclara illégale la ségrégation scolaire, produit d’une bataille judiciaire de la NAACP, une organisation réformiste représentant alors les classes moyennes noires (avec un passé bien plus radical). Cela stimula la légitime soif d’égalité des Noirs. Surtout que dès le début, le décalage entre les lois conférant des droits civiques et la réalité était manifeste : les écoles ne furent jamais réellement « dé-ségrégées ».

La première lutte emblématique commença en décembre 1955 à Montgomery (la capitale de l’Alabama) : le refus de Rosa Parks de laisser son siège à un passager blanc dans la zone du bus qui leur était réservée, provoqua son arrestation, et entraîna un boycott des bus par la communauté noire, boycott qui dura plus d’un an et acquis une audience nationale. Cela fit de Martin Luther King une figure du mouvement.

En 1956-1957, on assista à un retour de bâton, avec des contre-attaques physiques violentes de la part des racistes blancs. Les actions militantes, boycotts et marches, continuèrent. Cependant, l’absence de gains réels concrets qui auraient matérialisé les avancées législatives poussèrent la jeunesse noire à la radicalisation.

En avril 1960 fut créé le SNCC (Student Non-Violent Coordinating Comittee), au départ émanation de la SCLC (Southern Christian Leadership Conference), organisation dont s’était doté Martin Luther King en 1957 autour des principes de l’action non-violente et de la désobéissance civile. Cependant, le SNCC se radicalisa, notamment face à la répression : les « Freedom Rides », voyages entrepris ensemble par des jeunes noirs et quelques blancs dans les bus inter-états, visant à remettre en cause leur caractère ségrégatifs, furent fortement réprimés par les racistes blancs et les autorités locales, cela alors que les « alliés » fédéraux de Martin Luther King se contentèrent d’observer.

Le(s) chemin(s) de la lutte

En 1963, la marche sur Washington – que le SNCC et le CORE (Congress of Racial Equality) auraient voulue radicale – devint sous l’impulsion de King et des leaders réformistes une marche de soutien au gouvernement. Le fossé entre les organisations jeunes et radicales et les vieux leaders allait encore s’approfondir.

Durant l’été 1964, le SNCC organisa le « Mississipi Freedom Project », ayant comme objectif d’inscrire les Noirs sur les listes électorales et aux primaires démocrates, afin de renverser la machine raciste du Parti démocrate dans le Sud. Le 21 juin 1964, trois jeunes « freedom riders », deux Blancs et un Noir, furent arrêtés, torturés et assassinés par des racistes blancs avec la complicité de la police. Le bilan de cet été fut très lourd : six Noirs assassinés, un millier arrêtés, trente bâtiments plastiqués, trois douzaines d’églises noires incendiées. Pour James Forman, leader du SNCC, « Le Mississipi Summer Project confirma l’absolue nécessité de l’autodéfense armée ».

La première vague du Mouvement des droits civiques a principalement obtenu des victoires législatives... qui se révélèrent des promesses non tenues. Mais il a fait prendre le chemin de la lutte à des centaines de milliers de Noirs, principalement dans le Sud, éveillant la volonté de la jeunesse au Nord comme au Sud de ne plus se laisser faire face au racisme et au harcèlement policier. Le Mouvement des droits civiques fut ainsi le précurseur du « Black Power ».

Martin Luther King : « Rest in power »

L’idéologie dominante a tendance à résumer le Mouvement des droits civiques à Martin Luther King, celui-ci à la non-violence, et la non-violence à une simple volonté de tendre l’autre joue aux oppresseurs...

Fils de pasteur et pasteur lui-même, Martin Luther King est né à la fin des années 20 dans le Sud des États-Unis. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui le niveau de violence qui y régnait : lynchages et meurtres racistes étaient monnaie courante, avec la totale complicité de la police et des tribunaux.

La non-violence de Martin était en partie l’idée que, vu les rapports de forces dans le Sud, une rébellion violente de la part des Noirs ne pourrait qu’engendrer une répression meurtrière et destructrice. Cette non-violence ne signifie cependant pas la passivité. Quand Martin Luther King émerge comme leader du Mouvement des droits civiques en 1955 lors du boycott des bus à Montgomery (Alabama) au côté de Rosa Parks, il appelle à la mobilisation massive non-­violente. La non-violence signifie alors exposer son corps aux violences de la police et des racistes, cela afin de conquérir une supériorité morale qui à long terme ne peut que gagner la majorité de la population à la cause des Noirs, y compris les Blancs.

En 1963, de nombreux leaders noirs, dont Martin Luther King, proposent d’organiser une marche sur Washington afin que la population noire se fasse entendre. Mais cette marche est rapidement cooptée par l’administration Kennedy et le Parti démocrate, et bien que 250 000 personnes, majoritairement noires, marchent, la marche apparaît davantage comme un soutien aux efforts législatifs du Parti démocrate pour les droits civiques qu’un moment revendicatif et combatif.

Martin et Malcom, un même mouvement

C’est à ce moment là que Malcolm X critiquera le plus Martin Luther King, l’assimilant à un « Oncle Tom », un béni oui-oui au service des Blancs... La frustration d’une fraction de la jeunesse noire la poussera dans la radicalisation et la rupture avec le « vieux mouvement » représenté entre autres par Martin Luther King, et donnera naissance au « Black Power ».
Vers la fin de sa vie, Martin Luther King se radicalise : il dénonce la guerre du Vietnam de manière véhémente, et met en avant l’idée que le rôle des Noirs dans l’appareil productif leur donne un certain pouvoir de blocage. Et c’est alors qu’il soutient une grève d’éboueurs à Memphis dans le Tennessee qu’il est assassiné le 4 avril 1968.

Malcolm X, lui, avait été assassiné avant, le 21 février 1965. Même si c’est davantage des mains de Malcolm X que les jeunes activistes du « Black Power » reprendront le flambeau de la lutte, Martin Luther King et Malcolm étaient les deux parties inséparables d’un même mouvement : l’un venant du Sud, l’autre du Nord, l’un non-violent, l’autre croyant à l’autodéfense... Mais tous deux convaincus que seule la lutte permettra aux Noirs de s’émanciper.



Où en est le mouvement noir aujourd’hui ?

Le début des années 70 fut l’apogée du mouvement noir américain, avec des organisations comme le Black Panther Party (BPP) et le Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM). Et aujourd’hui ?

Alors que le Black Panther Party organisait politiquement la communauté noire d’Oakland autour d’actions allant de distribution de petits déjeuners aux enfants à l’autodéfense armée, Dodge Revolutionary Union Movement regroupait des travailleurs noirs de l’automobile de Detroit, initialement pour dénoncer les conditions de travail et la mainmise de la bureaucratie blanche sur le syndicat United Auto Workers.

Ces organisations n’existèrent qu’un laps de temps assez court, mais ce ne fut pas à cause de leur manque de popularité : du New Jersey à la Californie, on retrouva des tracts de DRUM dans des usines employant des Noirs, et les résultats d’un sondage donnèrent une vision positive du BPP chez 23 % des sondés Noirs, et chez 43 % des Noirs âgés de moins de 25 ans... Et au contraire, ce fut la menace qu’elles faisaient peser sur l’ordre bourgeois qui causa leur perte.

Les militants poursuivis et éliminés

En effet, pour J. Edgar Hoover, patron du FBI de 1924 jusqu’à sa mort en 1972, dans les années 60 et 70, le nationalisme noir était la principale « menace intérieure ». Hoover mit en place plusieurs programmes, notamment le fameux COINTELPRO (officiellement de 1956 à 1971) pour détruire toute organisation dissidente.

Le FBI ne reculait devant rien pour arriver à ses fins : écoutes, achats d’indicateurs, dénonciations anonymes, introduction de drogue dans les ghettos noirs ou même assassinats, comme celui du leader du BPP de Chicago, Fred Hampton, assassiné à 21 ans le 4 décembre 1969.

De nombreuses poursuites judiciaires permirent d’obtenir à posteriori des informations sur ces programmes, même si bien évidemment personne de l’administration ne fut jamais inquiété... En attendant, fin des années 70, les organisations nationalistes noires qui faisaient trembler les fondations de la domination raciste n’étaient plus qu’un lointain souvenir.

L’incarcération de masse

La crise des années 80 et l’offensive de la réaction, le chômage de masse, le renforcement de la ségrégation urbaine et la disparition des restes d’état providence frappa de plein fouet les Noirs. Et une nouvelle forme d’oppression se développa : l’incarcération de masse. Ainsi, la « guerre contre la drogue » lancée par Ronald Reagan frappa principalement les Noirs. Un certain nombre d’infractions mineures, telle la simple consommation de cannabis, entraînaient des peines de prison fermes de plusieurs années. Les peines planchers pour la cocaïne sous forme de crack, consommée principalement dans les ghettos, étaient 33 fois plus élevées que pour la cocaïne sous forme de poudre, consommée par les Blancs riches... Toute la stratégie de la « guerre contre la drogue », adoptée par les Républicains puis par les Démocrates, fut mise en place afin de s’attacher le soutien des blancs pauvres. Ceux-ci auraient été lésés par les acquis du Mouvement des droits civiques, et seraient donc en compétition avec les Noirs pour les mêmes emplois ; l’état social coûterait cher et profiterait principalement aux Noirs, des fainéants et des drogués...

Les stratégies des organisations noires réformistes qui avaient survécu passèrent sous silence la question de l’incarcération de masse. Elles se concentrèrent sur la poursuite d’« objectifs réalistes », des batailles juridiques autour de la discrimination positive qui ne profitaient qu’aux classes moyennes noires. L’élection d’Obama signifia l’apothéose de ce mouvement. Puis vint Ferguson...

Division et radicalisation

L’assassinat d’un adolescent noir, Michael Brown, abattu par un officier de police blanc à Ferguson (Missouri) le 9 août 2014, a provoqué la plus grande mobilisation sociale prolongée dans le pays depuis la guerre en Irak en 2003, en particulier au sein de la communauté noire. Des dizaines de milliers de jeunes noirs, principalement dans le Sud des États-Unis mais également dans le Nord, ont manifesté avec les mains levées : « Hands up, don’t shoot » (« mains en l’air, ne tirez pas ! »). Des milliers ont subi la répression, le gouvernement de l’État du Missouri ayant même mobilisé la Garde nationale. Mais cela n’a fait que renforcer la détermination.

Les mêmes dynamiques ayant conduit à la séparation entre le « Black Power » et le Mouvement des droits civiques opèrent à nouveau. Alors que les vieux leaders du mouvement, comme les pasteurs Al Sharpton et Jesse Jackson liés aux démocrates, demandent plus de chefs de la police noirs, les jeunes manifestants demandent la justice pour Michael Brown, mais également la remise en cause de l’incarcération de masse, du racisme institutionnel et de la violence policière. Ils refusent de se laisser diviser entre bons et mauvais Noirs, comme l’a suggéré Barack Obama dans un discours dans une église à Chicago : « mais où sont les pères noirs qui sont censés être des modèles pour nos enfants ? ». Ils sont en prison... ou en Afghanistan, en train de se battre contre ceux que les sergents recruteurs appellent – en leur présence – les « nègres des sables ». Mais ils sont également dans la rue, la rage au ventre.

Stan Miller
dans l'hebdo L'Anticapitaliste n° 280 (11/03/15)