Le racisme n’est pas qu’une idéologie héritée du passé : il s’inscrit dans les rapports sociaux capitalistes. Ce combat contre une oppression spécifique est aussi un combat pour l’unification de la classe ouvrière.
Aux sources du racisme moderne, il y a la systématisation de l’esclavage dans le « Nouveau monde ». L’émergence du capitalisme comme système mondial est liée au recours massif à la main d’œuvre servile. Les premières théories racistes datent exactement de la période où l’importation d’un esclave africain a commencé à devenir rentable (fin du XVIIème siècle) et servent à justifier l’esclavage. La révolution industrielle en Angleterre, première véritable puissance capitaliste, est indissociable du développement de l’esclavage. La xénophobie des anciennes sociétés visait à rejeter l’étranger hors de la communauté : elle ne permet pas de s’accaparer sa force de travail. Le racisme résout la contradiction entre la reconnaissance que « tous les hommes sont libres et égaux » et la violente et nécessaire inégalité de traitement des travailleurs du peuple dominé. Le racisme ne produit donc pas l’esclavage : c’est l’inverse.[1]
Le racisme n’est donc pas essentiellement une idéologie. Les idées racistes sont indissociables de rapports sociaux capitalistes et colonialistes. Même l’Afrique du Sud actuelle, officiellement une « nation arc-en-ciel » dont le régime est issu d’une lutte antiraciste massive, est le théâtre de pogroms anti-immigrés… du fait de rapports sociaux générant inévitablement le racisme. La lutte contre le racisme ne se joue donc pas seulement sur le plan du combat idéologique – aussi important soit-il – mais suppose de s’attaquer à ses racines.
Le racisme n’est pas qu’une survivance idéologique de l’esclavage et de la colonisation. Dès sa naissance, le capitalisme industriel a eu besoin de déplacer de larges populations pour les concentrer vers les centres industriels. Les puissances impérialistes ne se sont pas constituées qu’en pillant des ressources matérielles, mais aussi en puisant dans le réservoir de main-d’œuvre des campagnes et des pays dominés. L’immigration n’est pas une invasion de hordes barbares venues menacer l’équilibre social des sociétés occidentales, c’est un phénomène propre au capitalisme, dont il dépend pour sa survie[2]. À la naissance du capitalisme, le racisme rationalisait la division de la force de travail entre esclaves et salariés. Le racisme contemporain est quant à lui fonctionnel pour la rationalisation de la relégation de secteurs entiers de la force de travail, et pas seulement des travailleurs immigrés, dans des emplois peu qualifiés… ou dans le chômage.
Impossible d’envisager « race » et « classe » indépendamment l’une de l’autre, ni de comprendre le racisme en le coupant du capitalisme comme système international organique hiérarchisé. L’État sud-africain, qui sous l’apartheid avait officiellement codifié l’existence de quatre « races » (Blancs, Bantous, Asiatiques et Métis), avait décidé dans ses vingt dernières années de considérer les businessmen japonais en visite comme… « Blancs honoraires » ![3]
Le capitalisme est d’emblée un système international qui forme une classe ouvrière à la fois de plus en plus mondialisée et profondément divisée. Les travailleurs ne sont en effet pas seulement des producteurs collectifs ayant un intérêt commun à prendre collectivement le contrôle de la production, ce sont aussi des vendeurs individuels de force de travail, mis en concurrence pour les emplois, les promotions, etc. Le capitalisme « pousse à l’union et tire à la désunion » chez les travailleurs. Comme vendeurs compétitifs de force de travail, les travailleurs sont sensibles à des projets politiques qui les dressent les uns contre les autres[4]. La concurrence entre travailleurs et la précarité de la condition prolétarienne expliquent que le capitalisme n’ait pas un effet unilatéral de dissolution de tous les liens traditionnels (familiaux, culturels…), sur lesquels les travailleurs sont contraints de s’appuyer pour s’en sortir.[5]
Les groupes directement frappés par le racisme occupent une position de surexploitation et d’oppression. Il est pourtant faux de voir les autres travailleurs comme des « privilégiés », car le racisme permet à la bourgeoisie d’asseoir son pouvoir sur l’ensemble de la classe ouvrière en nourrissant sa division. Une étude statistique des années 1970[6] démontre que dans le Sud des États-Unis, plus fortement marqué par la ségrégation, les inégalités sociales sont plus sévères qu’au Nord… mais elle montre aussi que les travailleurs blancs du Sud sont moins payés que les Noirs au Nord, où il y a davantage de syndiqués.
Quelques pistes stratégiques
Il est impossible de mettre fin au racisme sans abattre le capitalisme, projet pour lequel le rôle de la classe ouvrière est central. Pour nous, cela n’implique pas de reléguer la lutte contre le racisme à l’arrière-plan. Il faut au contraire placer le combat antiraciste et contre les oppressions au centre de notre orientation : impossible d’unifier la classe ouvrière sans se confronter au racisme.
La défense de l’auto-organisation de celles et ceux qui subissent le racisme est primordiale : il ne s’agit pas d’attendre que des travailleurs blancs, bénéficiant d’avantages certes limités et provisoires mais réels (dont l’accès facilité aux meilleurs emplois), prennent l’initiative de luttes antiracistes avant de commencer à s’organiser. Mais notre politique ne peut se résumer à la promotion de l’auto-organisation. Il est essentiel de défendre une orientation de lutte de classe, d’alliance avec les différents secteurs de la classe ouvrière, et de lutte de masse. « Ce n’est qu’au travers de l’expérience de l’activité de classe, collective, contre les employeurs, partant du lieu de travail, mais ne s’y limitant pas, que les salariés peuvent commencer à se penser comme une classe avec des intérêts communs, et opposés à ceux des capitalistes. Ceux qui font l’expérience au travail de leur force collective, de classe, sont beaucoup plus ouverts à des manières « classistes » de penser, à des attitudes antiracistes, antisexistes, anti-militaristes, et anti-xénophobes. »[7] Et c’est justement lorsque sous l’impulsion de militants lutte de classe, le mouvement ouvrier prend en charge le combat contre toutes oppressions – racisme, homophobie, sexisme –, qu’il est capable d’entraîner la majorité et d’avoir un impact révolutionnaire.
Dans cette optique, être connus comme celles et ceux qui se battent jusqu’au bout contre le patronat et l’État est une condition nécessaire pour que les secteurs opprimés qui sont aussi les plus exploités prennent au sérieux les révolutionnaires, surtout quand ceux-ci, en majorité, ne sont pas eux-mêmes frappés par le racisme. Il faut également faire la preuve d’une capacité à prendre des risques pour défendre les opprimés, à se mouiller en faveur d’intérêts spéciaux. Il ne s’agit pas d’être des militants qui prennent seulement le parti des « ouvriers en général », mais qui soutiennent les musulmans en tant que tels quand ils sont agressés, qui ne laissent passer aucune remarque antisémite, etc. Les militants doivent être éduqués dans la connaissance des traditions, de l’histoire des divers peuples opprimés, de leurs luttes et conditions actuelles d’existence. Un effort particulier devrait être fourni par les organisations ouvrières et révolutionnaires pour recruter dans les milieux touchés par le racisme – c’est-à-dire, dans la classe ouvrière, parmi les salariés d’exécution les plus exploités, où sont surreprésentés ceux qui subissent le racisme –, avec pour objectif la formation de cadres… et pourquoi pas de porte-paroles !
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[1] H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, chapitre II, et A. Callinicos, Racisme et lutte de classes.
[2] Capitalisme et immigration, brochure de Lutte ouvrière (CLT).
[3] E. Balibar et I. Wallerstein, Race, nation, classe, p. 109.
[4] C. Post, « Le mythe de l’aristocratie ouvrière », article paru dans la revue suisse La Brèche de juin 2008.
[5] Une démonstration détaillée est exposée dans Post-Colonial Theory and the Specter of Capital, de V. Chibber, pp. 117-119 et pp. 143-145.
[6] A. Shawki, Black and Red, pp. 267-268.
[7] Cf. note 4.