Après la démonstration de force du Front national aux régionales : réaffirmer de toute urgence une politique au service des intérêts des travailleurs

Avec plus de 28 % des voix au premier tour des élections régionales, le Front national a devancé les listes de la droite (27,08 %) et celles du PS et de ses alliés (23,48 %). Il est arrivé en tête dans 6 régions métropolitaines, dont deux où il a dépassé les 40 % des suffrages exprimés : PACA et Nord-Pas-de-Calais-Picardie, où ses scores ont progressé de plus de 7 points depuis les départementales de mars dernier. A l’issue du deuxième tour, le FN a totalisé 6,82 millions de voix (soit environ 15 % des inscrits), améliorant son score du premier tour (6,01 millions de suffrages) et battant son record du premier tour de la présidentielle 2012 (6,42 millions de voix). Par rapport aux élections régionales précédentes de 2010, le nombre de voix pour le FN est passé au premier tour de 2 223 808 à 6 004 482.

Bien que battu dans toutes les régions où il était présent au second tour, aucune de ses listes n’arrivant en tête, le Front national est le grand gagnant de ces élections. Certes, près de la moitié des électeurs ne sont pas allés voter... mais on ne peut que constater que même lorsque l’abstention recule, notamment entre le premier et le second tour, cela n’est plus automatiquement défavorable au FN !

Un électorat frontiste en pleine ascension

Depuis 1973 et son apparition sur la scène électorale, le FN a franchi différents paliers électoraux : une explosion à 2 millions de voix aux européennes de 1984 et une nouvelle percée lors de la présidentielle de 1988, à plus de 4 millions, qui vont rester l’étiage maximal du parti jusqu’à la prise de pouvoir interne de Marine Le Pen, avec régulièrement des scores de plus de 3 millions ; des creux importants, notamment lors de la scission mégrétiste après 1999 ; et, enfin, une dernière percée depuis 2012, avec deux scores supérieurs à 6 millions de voix, à la présidentielle de 2012 et aux régionales de 2015. [1]

Ce sont les trente ans de politiques antisociales menées par les gouvernements successifs, et accélérées ces trois dernières années, qui ont fait le lit électoral du Front national. Force est de constater que c’est durant les périodes où les gouvernements sont dirigés par le Parti socialiste que les progrès majeurs du FN ont eu lieu.

Un électorat qui change de manière significative

Même si la base sociale de l’électorat du FN reste la petite-bourgeoisie, c’est le terrain conquis ces dernières années par Marine Le Pen parmi les votes des ouvriers et des employés qui peut le mener jusqu’au pouvoir gouvernemental. Il apparaît également que le Front national serait le parti majoritaire parmi les jeunes qui votent. Deux tiers des 18-24 ans ne sont pas allés voter lors des élections régionales, mais parmi les votants, 35 % d’entre eux ont voté pour le FN. Il faut noter aussi le développement du vote FN parmi les fonctionnaires, longtemps rétifs au vote FN, notamment parmi les agents de la catégorie C de la fonction publique. Mais il est aussi en augmentation chez les enseignants, qui sont classés dans la catégorie A. D’après l’enquête du CEVIPOF, ce sont les préjugés anti-musulmans et la crainte de la perte de leur statut social, au gré des contre-réformes et des suppressions de postes dans la fonction publique, qui sont les deux facteurs décisifs du vote FN parmi les fonctionnaires. On retrouve ici deux marqueurs essentiels d’une possible base sociale pour la construction d’un parti de masse de nature fasciste : le racisme et la peur du déclassement.

Un parti relooké mais plus que jamais d’extrême droite

Malgré la stratégie de dédiabolisation entamée par Marine Le Pen lors de son arrivée à la tête du parti, stratégie consacrée par l’éviction retentissante de Le Pen père à l’été 2015, le FN reste un ennemi mortel pour la classe ouvrière : il abrite dans ses rangs la plupart des cadres et des militants d’extrême droite qui seraient prêts, s’il le fallait, à faire opérer un tournant fasciste à la direction des affaires politiques de la bourgeoisie. Les candidats du « nouveau » Front national sont en réalité des anciens fidèles de Le Pen père comme Louis Aliot et Sophie Montel, des activistes issus de groupuscules identitaires comme Gilles Pennelle, des proches des idées catholiques traditionalistes comme Christophe Boudot. Bruno Gollnisch et Bruno Mégret sont également des repères idéologiques pour les candidats. L’exclusion de Jean-Marie Le Pen en août 2015 a donné l’occasion au parti de s’absoudre des écarts antisémites et trop ouvertement racistes, en privilégiant une ligne essentiellement nationaliste, anti-immigration, autoritaire et sécuritaire. Avec la « crise des réfugiés syriens » et les attentats du 13 novembre à Paris, le Front national s’est re-décomplexé : le thème de l’immigration et les sous-entendus qu’il charrie occupent de plus en plus de place dans les discours de Marine Le Pen. La double équation rhétorique du parti : « immigration = islamisme = guerre » et « frontières = identité = sécurité », renvoie à des amalgames et des raccourcis fort anciens.

Un parti qui postule désormais à la gestion des affaires de la bourgeoisie

Ce sont plus de 800 000 euros supplémentaires qui vont rentrer chaque année dans les caisses du parti d’extrême droite. En effet, le FN a obtenu 358 conseillers régionaux (240 de plus qu’en 2010) qui vont toucher des indemnités comprises entre 2 280 et 2661 euros, dont le FN prélève environ 15 %, soit environ 300 euros en moyenne par conseiller. Sans parler des « collaborateurs » qu’il va pouvoir placer, payés par les régions. A titre d’exemple, le groupe FN en PACA, composé jusqu’ici de 10 conseillers, employait 4 salariés... Sur cette base, c’est plus d’une centaine de militants que le FN pourrait ainsi faire embaucher sur les deniers publics. A cette manne financière, il faut ajouter l’enracinement dans la vie politique locale, les réseaux d’amitié et de complaisance qui vont se développer, notamment parce que les régions ont beaucoup de relations avec les organisations patronales par divers biais (la formation, les aides à l’innovation économique, les réseaux de transport, etc.). Cette implantation renforcée sur l’ensemble du territoire va permettre à de nombreux élus de préparer les élections législatives de 2017. Et bien sûr, ces 358 élus de décembre s’ajoutent aux 62 élus départementaux de mars dernier, aux 11 maires élus en 2014, aux 24 députés européens élus en 2014, aux deux députés élus en 2012... C’est dire si la quête des 500 parrainages pour Marine Le Pen à la présidentielle de 2017 va représenter une simple formalité.

La crise du parlementarisme bourgeois profite au FN

En France, la crise de la traditionnelle alternance gauche-droite profite au Front national. Dans d’autres pays d’Europe, elle a pu profiter à des formations se situant à la gauche des partis socialistes, comme Syriza en Grèce ou Podemos dans l’Etat espagnol. D’une certaine manière, le succès électoral du FN contribue à mettre de l’huile dans les rouages du parlementarisme bourgeois, puisqu’il donne à croire à toute une fraction de la population qu’il existe une « solution de rechange » par la voix des urnes. Mais les conséquences sont extrêmement graves, car des millions de gens font désormais le choix de se prononcer pour un parti d’extrême droite, soit parce qu’ils se retrouvent dans le discours raciste, réactionnaire et sécuritaire du FN, soit parce que ce discours ne les dérangent pas plus que ça. Il n’est plus temps de se poser la question du degré « d’adhésion » des électeurs du FN à son discours xénophobe et anti-immigrés, ni d’essayer de mesurer la part que représenterait dans ce vote la seule volonté d’exprimer le rejet du reste du monde politicien jugé incapable de résoudre les problèmes du chômage et de la pauvreté, voire une expression de protestation sociale. Le FN est devenu l’une des principales forces politiques de ce pays, et de ce point de vue, il peut prétendre à la gestion des affaires politiques de la bourgeoisie. Comme d’autres partis d’extrême droite le font ou l’ont fait en Europe sans que l’on parle de régime fasciste. Le succès du FN est à la fois l’expression d’une profonde régression sociale et politique, et un facteur aggravant de celle-ci, car tout le monde court après le programme du FN et contribue à le renforcer, l’original étant toujours préféré à la copie. Ce n’est pas un hasard si ces scores historiques du FN coïncident avec le vote de l’état d’urgence à la quasi-unanimité des députés, y compris de la gauche.

L’impasse du front républicain pour combattre le FN

Le retrait en rase campagne des listes PS du deuxième tour des élections régionales, dans deux régions où elles étaient arrivées en troisième position derrière le FN et la droite (Nord-Pas-de-Calais-Picardie et PACA), et le retrait de l’investiture du PS à son candidat qui avait fait le choix de se maintenir quand même dans la troisième (Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine), sont à la fois une abdication devant la droite et un alignement derrière celle-ci... qui court elle-même après le FN. Présenter Estrosi comme un rempart contre Marion Maréchal-Le Pen est apparu à la fois comme une vaste blague – même si les élus du PS obligés de renoncer à leur siège ont sans doute dû rire jaune – et comme un sacrifice durement consenti. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est un choix conscient et réfléchi de la part de Valls et Hollande : mieux vaut sacrifier quelques dizaines d’élus régionaux et rester avec un atout majeur en main pour 2017, celui de la possibilité d’une alliance PS-droite face au FN si Hollande arrivait devant la droite au premier tour des élections présidentielles de 2017. Tout ce petit monde espère un retour d’ascenseur, avec la perspective d’un gouvernement d’union nationale de coalition gauche-droite comme en Allemagne par exemple. Tout cela va entraîner Hollande vers une droitisation forcenée de sa politique. Les mesures annoncées de révision de la Constitution concernant l’état d’urgence et la déchéance de nationalité en sont un avant-goût. Non seulement le Front républicain ne conjure pas le risque que le FN progresse encore électoralement, mais cela va même accroître son influence politique. Et rien de tel pour Marine Le Pen pour galvaniser ses troupes et son électorat que la thématique d’une « conspiration de l’establishment » visant à l’empêcher d’accéder au pouvoir.

Quelle place peut prendre le Front national au service de la bourgeoisie ?

Après tout, puisqu’une partie de son programme est reprise par Hollande après que Sarkozy l’a pillé également durant toutes ses années de pouvoir, pourquoi le FN ne pourrait-il pas gérer directement les affaires de la bourgeoisie ? Dans plusieurs pays d’Europe, la droite et l’extrême droite ont cohabité tranquillement au sein d’un même gouvernement. Ceux qui à droite, comme Kosciusko-Morizet, défendent toujours un cordon sanitaire infranchissable avec le FN ne sont plus si nombreux... et si Sarkozy est obligé de rester formellement le meilleur ennemi du FN pour garder ses chances en 2017, rien ne dit qu’une large partie du personnel politique de la droite ne sera pas prête, en fonction du score de Marine Le Pen aux élections présidentielles, à envisager des rapprochements organiques afin de partager le pouvoir.

Aujourd’hui, la grande bourgeoisie a encore de grandes réticences face au programme économique affiché par le FN : son antienne anti-européenne et son protectionnisme exacerbé ne sont pas de son goût... C’était donc significatif de voir Marine Le Pen se lancer dans une grande opération de séduction du grand patronat suite à la campagne hostile menée par une partie du MEDEF, notamment par une grande famille bourgeoise du Nord, les Bonduelle, rois de l’agro-alimentaire ! Et de la voir obligée de dévoiler la vraie nature de son programme : il n’y aura pas de retour à la retraite à 60 ans ni de hausse de salaires de 200 euros ! Les milliardaires Le Pen, fraudeurs du fisc et propriétaires de lingots d’or, sont bien des serviteurs des intérêts de la bourgeoisie et ils tiennent à le rappeler !

Une riposte à la hauteur du danger

Voir le FN gouverner en 2017, seul ou avec d’autres, n’a plus rien d’impossible. Cela dépendra à la fois des rapports de forces électoraux et de la situation politique et sociale qui pourraient entraîner dans la grande bourgeoisie le désir d’utiliser ce parti pour aller encore plus loin dans les attaques contre le monde du travail, la jeunesse et les organisations du mouvement ouvrier. Sans être au pouvoir, le Front national distille son poison raciste dans toutes les strates de la société, et une partie de ses mesures sont mises en œuvre par un gouvernement socialiste avec la complicité de la droite. C’est dire s’il y a urgence à éradiquer cette menace ! Aucun raccourci électoral ne pourra cependant être pris : ni une énième mouture d’une recomposition à la gauche du PS, ni l’abomination du front républicain ne nous sauveront du FN. C’est sur un autre terrain que cela va se jouer : celui du rapport de forces entre les classes. Si le monde du travail reprend le chemin de la lutte d’ensemble et des victoires sociales, si le mouvement ouvrier reprend celui des mobilisations antiracistes pour faire reculer les préjugés dans la classe ouvrière contre les immigrés, les étrangers, les sans-papiers, les musulmans, si l’extrême gauche se donne les moyens d’apparaître comme une force politique crédible qui propose une alternative au capitalisme… alors oui, rien n’est fichu ! Pour que cela ne reste pas des vœux pieux pour 2016, que tous les anticapitalistes et révolutionnaires s’attellent partout, sur les lieux de travail, d’étude, dans leurs syndicats et dans leurs organisations à l’ensemble de ces tâches. Il faut aider à la convergence des luttes actuelles pour aller vers un mouvement d’ensemble, il faut proposer des initiatives de rue les plus unitaires possibles contre toutes les lois racistes et sécuritaires, et mettre tout en œuvre pour qu’en 2017, le NPA soit présent aux élections présidentielles afin de défendre les intérêts politiques de la classe ouvrière.

Marie-Hélène Duverger 

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[1] Pour la rigueur de la comparaison en nombre de voix, rappelons que le nombre d’électeurs entre 1973 et 2015 a augmenté environ de 50 %.