Dans ce territoire d’environ 245 000 habitants (20 000 habitants en 1950, mais peut-être 500 000
en 2030, voire dès à présent selon la rumeur), le PIB par habitant est moitié moindre que celui
de la métropole. La pauvreté touche 44,3 % de la population, contre 14 % en France ; en fait,
près de 60 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, car celui de la Guyane est fixé à 558
euros contre 997 euros en métropole (en 2011). Un chiffre tout simplement hallucinant.
Une situation sociale
catastrophique et explosive
Et la situation continue de se
dégrader. Le chômage atteint
des sommets, à près 23 % de
la population active. Il grimpe
à 44 % chez les 14-25 ans, qui
représentent la moitié de la
population. Un jeune sur deux –
et bien plus si l’on compte les
nombreux migrants clandestins
– est contraint de survivre
d’expédients ou grâce à la solidarité
familiale, et de vivoter avec
le RSA... Les jeunes sont promis
à l’exil ou à la déchéance : 60 à
70 % des élèves ne trouveront
jamais de travail.
De nombreux villages sont
enclavés, sans routes, sans eau ni
électricité, sans centre de santé,
sans école, sans équipements.
Les prix des produits courants
sont souvent plus du double de
ceux de la métropole. La crise
du logement est chronique ; les
prix du foncier ont explosé, à
2500 euros en moyenne par m² !
Et à côté de cela, des bidonvilles
dénués de tout se développent
à la même vitesse ! Pourtant, de
nombreuses villas luxueuses
sont édifiées : la bourgeoisie
guyanaise est la plus riche de
France avec, proportionnellement,
plus de contribuables
payant l’ISF qu’à Paris.
Il faut ajouter à cela un nombre
de migrants en hausse très importante,
venus de Haïti, du Surinam,
du Guyana, du Brésil, du Pérou, de
Colombie ou de Saint-Domingue,
vivant dans une précarité encore
plus grande.
Enfin, l’orpaillage illégal
coexiste avec le trafic de la
drogue produite en Amérique
du Sud. La « délinquance de la
misère » s’y mêle ; les vols à main
armée sont quatre fois plus élevés
qu’en métropole, faisant de
la Guyane le département le
plus meurtrier de France. Cela
explique l’apparition de groupes
se donnant comme objectif d’assurer
la « sécurité », comme les
« 500 frères », dirigés par un policier
en disponibilité, qui réclament
l’accentuation de la lutte
contre la délinquance en pointant
du doigt les immigrés. Mais
il y a aussi le collectif des « Toukans
» de Kourou, qui réclame
l’implantation d’un commissariat
dans la ville. Ou encore
les « Iguanes de l’Ouest », qui
veulent un commissariat et une
prison à Saint-Laurent...
Une colonie...
La Guyane n’est donc pas un
département comme les autres.
C’est un territoire colonial, une économie
de comptoir avec une croissance
non négligeable de 3 %, mais
sans développement ; une économie
de transferts aux potentialités
immenses (or, pétrole, forêts) où le
sous-développement est omniprésent.
Ainsi, elle importe douze fois
plus de biens qu’elle n’en exporte :
le bois, par exemple, alors qu’elle
a d’énormes réserves de forêts...
La viande achetée au Brésil doit
transiter par la métropole avant
de revenir en Guyane à des coûts
exorbitants.
Le mouvement de lutte actuel
exprime ce sentiment d’être
délaissés, méprisés par le pouvoir
de Paris. Aucune loi sociale,
aucun droit ne s’applique à
l’identique en Guyane et en
métropole ! C’est pourquoi le
mouvement demande un « statut
» spécial, sur la forme duquel
il hésite encore.
Mais s’affranchir du colonialisme
ne signifie pas que la lutte
doive être d’abord nationale
avant d’être sociale. Cela signifie
que dans le combat pour un
statut qui accorde une autonomie
de gestion, si les travailleurs
doivent prendre toute leur place
contre les habitudes, les mentalités
néo-colonialistes, racistes et
méprisantes, ils ne doivent pas
séparer ce combat de la lutte
pour de profondes transformations
sociales.
...mais aussi un eldorado
pour les immigrants
Cette société coloniale et inégalitaire
est aussi un îlot de richesse
dans l’océan de misère environnant.
La Guyane a ainsi le plus
haut niveau de vie d’Amérique
du sud, dépassant de très loin les
pays avoisinants, dont les deux
autres Guyanes voisines indépendantes
ou le Brésil. Cela attire
une immigration de plus en plus
importante : celle originaire d’Haïti
représente un tiers de la population.
On a vu ainsi dans les manifestations
des drapeaux haïtiens,
brésiliens, du Surinam, du Guyana,
etc. La Guyane est une société
composée de 30 nationalités et de
30 % d’immigrés – officiellement,
mais probablement bien plus en
réalité : sans doute l’essentiel de
la population –, en grande majorité
clandestins, ce qui pose au
pays un problème d’identité complexe.
C’est un pays néo-colonial
et sous-développé, mais un eldorado
pour les « immigrés » récents
qui rêvent des avantages « français
» et qui, majoritaires, subissent
l’hostilité des plus anciens, alors
que ceux-ci se battent eux-mêmes
contre le mépris de la métropole ;
une telle situation pourrait bien
favoriser une logique plus sociale
qu’auparavant sur la question de
l’indépendance.
D’autant qu’à l’inverse de cette
immigration, énormément de
Guyanais quittent le département
pour la métropole, en particulier
les jeunes qui ont fait
des études supérieures. Ainsi, à
la fin des années 1970, les Créoles
représentaient 70 % de la population,
alors qu’aujourd’hui ils n’en représentent plus que 40 %
officiellement, voire beaucoup
moins en réalité.
Déclenchement, forces sous-jacentes
et direction du mouvement
Le 27 mars, l’Union des Travailleurs
Guyanais (UTG), centrale
syndicale majoritaire dans le
pays, a appelé à la grève générale.
En réalité, celle-ci était déjà
effective depuis une semaine.
L’UTG n’a fait qu’embrayer derrière
un mouvement qu’elle
n’avait pas décidé.
Ce mouvement s’est réellement
élargi à toute la population
guyanaise dès les 20 et 21
mars. Les salariés d’Endel, qui
étaient en grève sur l’ensemble
de la France pour des augmentations
de salaires, ont décidé
en Guyane de ne pas conduire la
fusée Ariane sur son pas de lancement
; en même temps, ceux
de l’éclairage (EDF) sont entrés
en grève les 20 et 21, un des
« mardis de la colère » que la CGT
organise chaque semaine depuis
janvier dans toute la France pour
les salaires, mais aussi en Guyane
contre des infrastructures insuffisantes
ou obsolètes. Avec également
les salariés de l’hôpital
de la Croix Rouge de Kourou,
en lutte contre leur cession à un
groupe capitaliste particulier carnassier,
ils ont érigé un barrage
à l’entrée de la base spatiale de
Kourou ; le lendemain, le collectif
des « 500 frères » a décidé de leur
prêter main forte sur le barrage.
C’est alors que les barrages se
sont généralisés ; la grève générale,
de fait, a été lancée et est
devenue effective.
Pourtant, bien que les travailleurs
soient la colonne vertébrale
de la grève générale et
soient à son origine, la tête du
mouvement est ailleurs, pour
l’instant. En effet, sur les barrages,
il y a eu aussi des patrons
transporteurs mécontents, qui
bloquaient déjà le port de commerce
depuis l’arrivée de Ségolène
Royal le 16 mars : ils protestaient
contre le fait qu’une
grande partie des marchés du
chantier de la future Ariane 6
leur échappe au profit d’Eiffage.
Et puis il y a eu d’autres blocages
patronaux le 16 mars
– menés par le MEDEF Guyane,
les moyennes et petites industries,
la fédération des opérateurs
miniers de Guyane et les
trois chambres consulaires –,
devant la Collectivité territoriale
de Guyane, l’Établissement
public foncier d’aménagement
de la Guyane, le Parc Amazonien
et la Préfecture ; ils protestaient
contre le retard de la signature
du « pacte d’avenir » de deux milliards
d’euros de Hollande. Dans
le même temps, des locaux de la
Direction de l’agriculture ont été
bloqués par des agriculteurs qui
dénonçaient des refus d’aides.
Le 16 mars, le MEDEF guyanais a
lancé l’« Appel de Guyane », pour
l’élaboration d’une sorte de plan
Marshall pour le développement
de la région. Au-delà de l’aménagement
du territoire d’un point
de vue routier, électrique, scolaire
et sanitaire, l’axe de leur appel est
axé autour d’une certaine « autonomie
» de gestion de la Guyane.
Il s’agit d’une déclinaison locale
d’un projet du MEDEF métropolitain
de janvier 2017 pour
l’ensemble des DOM-TOM, intitulé
« France Outre-mer 2020 »,
qui amplifie le « Pacte d’avenir »
de Hollande de 2013 et celui de
« L’égalité réelle » du gouvernement
de 2015-2016. Ce projet n’est
que le complément ultra-marin
du programme de régression
sociale révélé au grand public
en France à travers la loi Travail,
dont l’inversion de la « hiérarchie
des normes » n’est que la version
douce métropolitaine de la zone
franche ultramarine sans droits.
Car l’« autonomie » dont parle
le MEDEF, s’il s’agit certes d’une
autonomie par rapport à la gestion
métropolitaine, c’est essentiellement
une autonomie voire
une indépendance totale vis-àvis
des lois qui protègent un tant
soit peu les travailleurs en métropole…
Bref, le patronat veut instaurer
de grandes zones franches
où les patrons pourront mieux
exploiter les travailleurs avec
encore moins de contraintes,
pour un pillage du pétrole à
Mayotte, de l’or, du pétrole et des
forêts en Guyane, avec une main
d’oeuvre encore plus dépourvue
de droits. On peut donc très bien
suspecter le MEDEF de vouloir
dissimuler son autonomie capitaliste
derrière une autonomie
plus politique ou, du moins, s’accommoder
de celle-ci ; c’est ce
que le MEDEF de Mayotte a laissé
entendre à mots couverts il y
a quelques mois, lors du soulèvement
pour l’« égalité réelle »
dans l’île.
Il est tout de même frappant de
constater que dans le cahier de
revendications du mouvement
publié le 27 mars, les desideratas
du MEDEF forment la majeure
partie des revendications réunies
dans la rubrique « économie », et
qu’ils ont été satisfaits par le gouvernement,
avec notamment
la création d’une zone franche
sociale et fiscale ! Le syndicat
patronal de l’orpaillage – détesté
en Guyane – s’en est tout particulièrement
félicité, comprenant
sans doute qu’il allait ainsi obtenir
le monopole légal de l’activité et
pouvoir détruire la forêt à sa guise.
Quid des travailleurs
et des classes populaires ?
De son côté, la mobilisation
populaire s’est organisée dès
le 21 mars autour de multiples
collectifs constitués d’un bout à
l’autre de la Guyane par profession,
ville, village ou quartiers :
collectif des lycéens, collectif
pour un recteur guyanais, collectif
des Amérindiens, collectif
contre l’orpaillage, collectif des
commerçants, collectif des agriculteurs,
etc. Cette organisation
emploie également comme
moyen d’action les barrages
– dont certains réunissent parfois
plusieurs milliers de participants
–, ainsi que les réseaux
sociaux et, dans une certaine
mesure, certains médias locaux
facilitant l’échange.
Dans le collectif général « Pou
Lagwiyann dékolé » (« Pour le
décollage de la Guyane »), à la tête
du mouvement et qui a le mérite
de ne pas avoir voulu des élus, se
sont tout d’abord retrouvés 18 de
ces collectifs particuliers ; mais
ceux-ci sont représentés inversement
de leur éloignement
géographique et institutionnel
des lieux de décision. Ainsi le
patronat, baptisé pudiquement
« sociaux-professionnels », y a
été dans un premier temps assez
fortement représenté ; ensuite,
comme il s’est prononcé pour la
levée des barrages une fois qu’ils
a obtenu ce qu’il voulait, tout en
continuant à se déclarer solidaire
du mouvement, mais aussi parce
que ça continuait à pousser très
fort en bas, le collectif général est
passé à 35 collectifs particuliers
sans le MEDEF. Mais les transporteurs
ont continué à participer
aux barrages en bloquant la circulation
avec leurs camions.
Certes, beaucoup de revendications
du 27 mars concernent
aussi les travailleurs, mais seulement
indirectement : la
construction de cinq lycées, dix
collèges, 500 classes primaires,
des routes, des crédits pour les
hôpitaux, etc. En revanche il n’y
a aucune revendication d’augmentation
des salaires, des minimas
sociaux, d’amélioration des
conditions de travail et de logement,
de blocage des prix...
Lors du meeting du 9 avril
à Cayenne, devant 2 000 personnes,
un orateur a comparé le
mouvement actuel à Mai 68, mais
il a reconnu lui-même que ce qu’il
demandait était très en-deçà de
1968 (35 % d’augmentation du
SMIC, 10 % de hausse des salaires,
4ème semaine de congés payés)...
Alors ce discours témoigne-t-il
peut-être du fait que le formidable
mouvement populaire que
connaît actuellement la Guyane
n’en est qu’à ses débuts, y compris
dans ses revendications.
Déjà, avec l’implication de
la population immigrée dans
le mouvement et sur les barrages,
des choses ont évolué : le
mouvement a unifié la population
pauvre contre les divisions
raciales ; même les « 500 frères »
ont dû remiser leurs déclarations
anti-immigrés. Ensuite, si
le mouvement semble pour le
moment se souder dans une
radicalité grandissante autour de
la « guyanité » et de l’exigence
d’autonomie, cette autonomie
pourrait prendre de plus en plus
une coloration sociale au fur et
à mesure du lâchage – déjà en
cours – de la part des notables
et des patrons, et de la prise de
conscience par les travailleurs de
leurs intérêts propres.
Les révolutionnaires doivent
aider à ce que les événements
évoluent dans ce sens. Car alors,
le mouvement pourrait devenir
encore plus clairement l’expression
d’une révolte de l’ensemble
de la population des DOM-TOM,
qui regarde attentivement de ce
côté, mais aussi de celle des travailleurs
de France métropolitaine.
Il y a urgence à proposer
de nouvelles perspectives
pour ces territoires en mutation
Depuis 2008, les territoires ultramarins
n’ont cessé de connaître
des grands mouvements sociaux :
déjà la Guyane, en 2008, ce qui a
enclenché en 2009 les luttes en
Guadeloupe, puis en Martinique
et à La Réunion, et d’une certaine
manière en métropole. En 2016,
c’était au tour de Mayotte d’entrer
en lutte. Enfin, l’année 2018
sera celle du référendum sur l’indépendance
en Nouvelle-Calédonie,
et elle pourrait bien être
également agitée.
Il est primordial que le mouvement
guyanais se dote d’un
contenu social important, commun
à tous. En plus des écoles,
des hôpitaux, de l’eau et de l’électricité,
en plus de la question des
peuples autochtones, les travailleurs
doivent pouvoir exiger des
mesures immédiates de forte
revalorisation des bas salaires, des
retraites, des minima sociaux, des
bourses d’étudiants. Il faut une
baisse immédiate des prix de produits
de consommation courante,
le gel des loyers sociaux, plus de
logements aux loyers accessibles,
des embauches massives dans tous
les services publics, une agriculture
qui puisse nourrir la population.
En France métropolitaine, des
manifestations des travailleurs
et des organisations ouvrières
sont indispensables pour affirmer
d’abord toute notre solidarité
à l’égard des classes populaires
guyanaises et de leur désir
d’un statut particulier contre
notre ennemi commun ; mais
aussi, à partir de cette solidarité,
pour tracer les contours
d’un possible combat autour
de revendications communes
à tous les travailleurs emportés
dans le maelstrom général de la
contre-révolution capitaliste à
l’échelle du monde.
Jacques Chastaing