SNCF : « Nous sommes prêts au combat »

> Entretien avec Bruno, cheminot depuis 28 ans. Syndicaliste CGT et militant du NPA, il travaille à Tours. Il a répondu à nos questions sur les attaques du gouvernement contre les travailleurs du rail et la préparation de leur riposte. [entretien réalisé avant l'interfédérale du 15 mars et l'appel à la grève « deux jours par semaine entre le 3 avril et le 28 juin »]


Anticapitalisme & Révolution Le gouvernement a annoncé une réforme du statut des cheminots suite à la publication du rapport Spinetta : qu’est-ce que cette réforme va modifier pour les salariés de la SNCF ? 

Bruno Tout d’abord, Jean-Cyril Spinetta est l’ancien PDG d’Air France, qui a réalisé sa privatisation et a continué ses méfaits en siégeant dans les conseils d’administration, en organisant des charrettes de licenciements chez Areva, Alstom... C’est donc un professionnel du dégraissage des effectifs et un fossoyeur du service public. 

En le nommant rapporteur de la commission, le premier ministre lui donne l’ordre d’organiser dans sa lettre de mission les conditions du transfert de 90 % des cheminots vers des boîtes privées, et donc l’enterrement de première classe du Statut des relations collectives entre la SNCF et son personnel. 

Ce statut de droit privé, issu des grandes grèves de 1919 et 1920, est vraiment un cadre juridique auquel les cheminots sont encore attachés. Il permet de limiter – et pas plus – l’arbitraire patronal en matière d’embauches, de congés, de déroulement de carrières, de sanctions disciplinaires, de droits syndicaux, etc. 

C’est sur des arguments économiques que Spinetta et le gouvernement fondent leurs analyses destructrices. Pour eux, le statut génère un écart de compétitivité de plus de 30 % avec les autres salariés du rail, mais aussi constitue un élément bloquant pour la future réforme des retraites. Ce point de vue est colporté par les médias qui jugent que ce statut favorise la constitution d’une caste de « privilégiés ». 

A&R Les médias, l’idéologie dominante, présentent systématiquement les cheminots comme des privilégiés. Qu’as-tu à leur répondre ? 

B. Globalement, les médias sont les chiens de garde du capitalisme, ils n’attaquent jamais la petite minorité qui détient autant de richesses que le reste de la population. Comme tous les autres travailleurs, les cheminots ne sont pas des nantis. Travaillant en horaires décalés et la nuit, nombre d’entre eux ont, dès 40 ans, des problèmes cardiaques, de dos, des troubles du sommeil. L’espérance de vie moyenne est de 67 ans. 

Au final, je pense que cette réforme Spinetta pilotée par Macron vise à organiser le dumping social, avec un tour de passe-passe juridique entre les lois El Khomri et les ordonnances Macron. Mécaniquement, le cadre de la concurrence obligera les cheminots achetés par une boîte privée à fonctionner avec de nouvelles normes moins sociales, et avec une dégradation de leurs conditions de travail et la possibilité d’être licenciés ! 

A&R Des réformes similaires ont-elles eu lieu dans d’autres pays d’Europe ? 

B. C’est exactement ce qui s’est passé en 1994 en Allemagne, avec les réformes de la Deutsche Bahn (DB) qui a été l’élève modèle de la privatisation en se structurant en société anonyme, dont les actions sont détenues à 100 % par l’État fédéral allemand. Aujourd’hui, les fonctionnaires ne représentent plus que 17 % des travailleurs de la DB, dont le personnel est de plus en plus précaire. Les grèves portant sur des revendications d’augmentation des salaires, de réduction du temps de travail et de représentativité syndicale se multiplient, notamment chez les conducteurs de trains affiliés au syndicat GDL. 

A&R Quel est l’objectif pour le gouvernement ? 

B. La lettre de mission du Premier ministre du 12 octobre 2017 adressée à la commission Spinetta poursuit la logique de libéralisation du secteur ferroviaire en l’inscrivant dans l’ouverture à la concurrence. Les équilibres définis par la loi ferroviaire de 2014, qui avait divisé le groupe en trois entités comptables, ne sont pas remis en cause par ce rapport. 

Il n’y a rien de nouveau en matière de stratégie politique libérale, de gauche comme de droite. C’est cette même logique de destruction du service public qui a frappé il y a plus de 30 ans les PTT en les fragmentant en deux morceaux – La Poste et France Télécom –, organisant ainsi la grande braderie pour les opérateurs privés. La casse de la SNCF est opérée selon ce même schéma ; la privatisation via la concurrence est programmée pour au plus tard 2023. 

Nous pensons aussi que l’empressement de ce gouvernement à en découdre avec des travailleurs qui organisent des foyers de résistance relève de l’idéologie et d’un esprit revanchard. Il s’agit d’une lutte de classe orchestrée par un président de la République zélé, ancien banquier chez Rothschild. Cette banque avait d’ailleurs financé au XIXe siècle la création des compagnies privées de chemins de fer ! 

Mais la stratégie de l’attaque frontale est périlleuse pour ce « premier de la classe » qui se croit invincible… et qui pourrait se prendre en pleine face la convergence de tous les mécontentements : dans la jeunesse et l’Éducation nationale, avec loi Vidal qui orchestre la destruction du bac national et met en place la sélection à l’entrée de l’université ; dans la fonction publique, avec de nouvelles suppressions d’emplois et une remise en cause des statuts ; dans la santé, avec les mobilisations dans les maisons de retraite et les hôpitaux. 

A&R Quelles sont les revendications que vous portez face aux attaques du gouvernement et de la direction de la SNCF ? 

B. Quand les cheminots lisent ce rapport, ils constatent que tout est à jeter, et la grande majorité d’entre eux sont prêts à le combattre par la grève. Il nous faut gagner le retrait du rapport et empêcher le passage en force des ordonnances du gouvernement. Par ailleurs, le développement réel d’un service public ferroviaire devrait passer par un plan d’embauches massives que l’on pourrait chiffrer à 50 000 – soit près d’un tiers des effectifs actuels –, et par la régularisation du statut les travailleurs du rail, du gardiennage et du nettoyage des entreprises privées. 

La question de la dette est aussi une question qui tourmente les collègues. Cette dette n’appartient pas à la SNCF : elle est le résultat d’investissements liés à l’aménagement du territoire et doit être simplement annulée. Pour la petite histoire, la SNCF a été nationalisée en 1938 pour reprendre les dettes des compagnies privées ! 

Il faut également élaborer avec les usagers des revendications telles que des transports publics et gratuits, perspective qui est encore un grand tabou ! Cela me rappelle la revendication sur l’interdiction des licenciements, que les camarades de LO et de la LCR ont commencé à défendre à partir des années 1980, et que l’on entend de plus en plus dans la bouche de travailleurs !


A&R Quelle stratégie proposer aux cheminots pour gagner ? 

B. Les conflits de 2014 et 2016, avec des grèves carrées de type « saute-mouton », nous ont laissé un sentiment d’inachevé et d’amertume, avec des AG qui étaient en général davantage des « grand-messes » que des espaces d’auto-organisation des grévistes. 

Les cheminots parisiens, en lien avec des équipes syndicales, ont cependant mené ces dernières années des expériences de centralisation d’AG cheminotes et de convergence des luttes avec les secteurs en mouvement. Cela garantit une vitalité démocratique et donne un cap « lutte de classe » qu’il va falloir tenir ! 

Trois éléments positifs doivent être retenus. Tout d’abord, il importe de signaler que le taux de syndicalisation se maintient. Ensuite, les luttes ont créé des liens et des rapprochements entre équipes syndicales combatives, ce qui rompt un peu le sectarisme habituellement entretenu ; ces rapprochements permettent par exemple de débattre de l’intérêt de caisses de grève, pour impliquer la population et développer les solidarités, ou de l'intérêt de s'adresser aux autres salariés. Enfin, nous avons constaté que les plus jeunes d’entre nous ont participé aux AG, et qu’ils ont apporté un certain dynamisme dans la conduite des grèves (réalisation de banderoles, initiatives de jonction avec les cortèges jeunes contre la loi El Khomri, etc.). 

La stratégie pour gagner, elle se construit progressivement dans les têtes et sur le terrain, avec l’accumulation des expériences des luttes. Dans les vestiaires, au casse-croûte, dans les locaux syndicaux, nous parlons à la fois de l’efficacité du blocage de l’outil de production à travers l’histoire du mouvement ouvrier, comme en 1995, et de la nécessité des mobilisations générales, avec des grèves interprofessionnelles en lien avec les mouvements jeunes. 

A&R Et le Front social comme outil de lutte ? 

B. C’est un outil qui a fait ses preuves à une petite échelle, mais qui pourrait être un élément détonnant dans les luttes à venir pour construire un mouvement d’ensemble et dépasser la stratégie des directions syndicales. Nous avons vraiment besoin d’unifier les secteurs et les sections syndicales combatifs. D’ailleurs, des délégations de cheminots en grève pourraient participer le 7 avril à la réunion nationale appelée par le Front social. 

J’ai l’impression que le débat politique commence à s’installer dans les discussions entre collègues, ce qui peut être prometteur pour les luttes en construction. Parmi les questions débattues, l’hypothèse d’une grève générale et d’un nouveau Mai 1968 – cette fois-ci qui aille jusqu’au bout – est toujours bien présente : nous sommes prêts au combat ! 

Propos recueillis par Hugo Perlutti