Des « jobs dating » à la mutation forcée de Kai Terada : une rentrée de luttes dans l'éducation

 Cet article est paru dans la revue Anticapitalisme & Révolution d'octobre 2022.

Rassemblement en soutien à Kai Terada, Paris, 21 septembre 2022. / Pablo Bailleul

L'organisation en juin dernier de sessions de « jobs dating » par les académies de Versailles et Amiens, a mis en lumière la pénurie d'enseignants et enseignantes dans l'Éducation nationale. Il fallait recruter plus de 2000 contractuels pour assurer la rentrée, alors que des centaines de postes n'étaient pas pourvus suite aux concours. Entre des salaires en berne et des conditions de travail qui se dégradent, la profession n'attire plus. Elle fait même fuir, avec plus de 2000 démissions en 2020-2021, contre 1500 en 2019-2020 et à peine plus de 350 en 2008-2009.


La dégradation continue

Le recours aux contrats précaires n'a rien de nouveau : assistants et assistantes d'éducation (AED), accompagnants et accompagnantes d'élèves en situation de handicap (AESH) ou profs contractuels enchaînent les CDD d'un an (jusqu'à six de suite !) et la CDIsation n'offre aucune perspective d'évolution salariale.

À chaque rentrée, des postes sont vacants, des cours ne sont pas assurés, des enfants sont livrés à eux-mêmes faute d'AESH, des infirmeries restent fermées... En cinq ans, le ministre Blanquer a supprimé plus de 8000 postes, l’équivalent de 175 collèges !

Son successeur, Pap Ndiaye, n'a nullement prévu de dévier de sa politique d'austérité. En contrepartie de l'augmentation des salaires, il annonce de nouveau 2000 suppressions de postes pour 2023. Et cette augmentation est bien insuffisante : certes, à partir de la rentrée 2023, chaque enseignant et enseignante passera à au moins 2000 euros nets par mois. Une hausse pour les débuts de carrière, actuellement aux alentours de 1500 euros, mais qui ne mettra pas longtemps à être annulée par l'inflation, d'autant que rien n'est annoncé pour le reste de la profession. Ndiaye et Macron ont évoqué une augmentation de 10 %, mais celle-ci serait conditionnée à de « nouvelles missions ». Il faudra travailler plus, en se mettant en concurrence pour obtenir les primes, renforçant ainsi le pouvoir des chefs d'établissements et de la hiérarchie. Là est bien le cœur du projet du gouvernement : l'autonomie des établissements, le renforcement du management et l'ingérence grandissante du privé, déjà grandement initiée par la réforme de la voie professionnelle et par les « expérimentations locales ».


Un mouvement dispersé

Ndiaye s'inscrit aussi dans les pas de son prédécesseur par la pratique du mensonge éhonté, lui qui a annoncé que « la rentrée s'est bien passée ». Selon le syndicat majoritaire du second degré, le SNES-FSU, 62 % des établissements avaient pourtant au moins un poste non pourvu. Dans les lycées, les effectifs ont notamment explosé en filière STMG, avec des classes passant au-dessus de 30 élèves, alors qu'elles étaient sous les 25 les années précédentes.

C'est notamment pour ces raisons que des grèves reconductibles ont démarré dans des lycées de Seine-Saint-Denis (Feyder à Épinay-sur-Seine, Jacques Brel à La Courneuve, Utrillo à Stains, Renoir à Bondy), mais aussi contre les méthodes de la direction à Mozart au Blanc-Mesnil ou sur le manque de personnel médical au collège Gabriel Péri d'Aubervilliers. Ce mouvement s'est aussi observé dans le 94 (cinq collèges en grève contre les sureffectifs et le manque de médecins scolaires) ou aux lycées Romain Rolland de Goussainville, Jean-Jacques Rousseau de Sarcelles et Simone de Beauvoir de Garges-lès-Gonesse (95) et Galilée à Gennevilliers (92), sans compter les très nombreuses grèves d'une journée, comme dans les établissements de Vire-Normandie (14), en grève à 100 % après l'annonce de la fermeture du collège Val-de-Vire.

Les convergences sont cependant restées difficiles : dans le 95, la Direction départementale des services de l'Éducation nationale (DSDEN) a assisté à un défilé d'établissements venant un par un pendant plusieurs jours, faute d'une date commune. Dans le 93, l'équipe du lycée Jacques Brel a pris l'initiative d'un rassemblement commun devant la DSDEN le 5 septembre, forçant l'intersyndicale à relayer l'événement. Celle-ci a tenté de reprendre la main en appelant à une grève départementale le 20 septembre, mais sans véritable AG du secteur, seule capable de définir les rythmes adéquats. C'est en fait le 15 septembre que les équipes se sont retrouvées au rectorat de Créteil, toujours à l'initiative des personnels.

La colère et la combativité ne manquaient pas à cette rentrée. Il était possible, avec une date de grève commune, d'unifier les luttes existantes et de les initier ailleurs. Cela a été tenté à Grenoble, le 8 septembre, à l'appel de l’intersyndicale départementale et de l’AG de ville. Ce n'est malheureusement pas ce qu'ont fait les directions nationales, la FSU, la CGT et SUD se contentant de la grève interprofessionnelle du 29 septembre... Une échéance certes importante, mais bien trop tardive pour être un point d'appui dans le secteur.


La mobilisation pour Kai

C'est une autre attaque qui a finalement cristallisé la colère. Au lendemain de la prérentrée, Kai Terada, professeur de mathématiques depuis seize ans au lycée Joliot-Curie de Nanterre (92), animateur de la grève du bac de 2019 et co-secrétaire départemental de SUD Éducation, a appris sa suspension pour quatre mois, sans motif, avec maintien du salaire. Puis, le 22 septembre, le rectorat lui a signifié sa « mutation dans l’intérêt du service » dans un lycée du 78, loin de chez lui, de ses collègues et de ses élèves... Et hors du périmètre de son mandat syndical.

Cette décision fait suite à une inspection « à 360 degrés » du lycée l'an dernier. Pour la hiérarchie, qui n'a pas osé mettre ses conclusions dans un rapport officiel, il fallait briser une équipe combative, en retirant l'un de ses membres, dont le dossier administratif est pourtant vide.

Les considérants accompagnant l’arrêté rédigé par la rectrice indiquent clairement qu’il s’agit d’une attaque antisyndicale : il est reproché à Kai d'avoir mis en cause, « de manière virulente et répétée », « les instructions ainsi que le cadre défini par l'institution » et d'agir « en dehors des instances du dialogue social de l'établissements » et de « l'exercice normal d'une activité syndicale ». Comme si c'était à la « l'institution » de définir les modalités « normales » de nos activités !

La répression a franchi un cap sous Blanquer, notamment avec les mobilisations contre la réforme du bac en 2019 et 2020. Elle s'est judiciarisée, des six syndicalistes de l'éducation poursuivis pour « intrusion » dans un établissement scolaire à Clermont-Ferrand, aux deux enseignants de Montargis condamnés à 300 euros d'amende pour avoir aspergé Blanquer de crème chantilly pendant les législatives. Mais elle est surtout interne à l'éducation : ces dernières années, quatre professeurs ont été mutés « dans l'intérêt du service » au collège République de Bobigny, comme trois des « quatre de Melle » (79) – en plus de sanctions disciplinaires –, tout comme Hélène Careil, professeure des écoles à Marie-Curie à Bobigny, ainsi que six autres de l'école Pasteur de Saint-Denis ou encore Édouard Descottes, professeur d'histoire-géographie de Rennes, après une commission disciplinaire.

Les mutations « dans l'intérêt du service » permettent de déplacer de force des fonctionnaires sans motif, et depuis 2019 sans avis d'une commission paritaire, sans que cela ne constitue officiellement une sanction. Il n'est donc pas possible de se défendre comme lors d'une procédure disciplinaire, et les recours administratifs sont plus longs. Avec le cas de Kai, la hiérarchie franchit encore un cap, en combinant une suspension (qui selon le code de l’éducation devrait donner lieu à une procédure disciplinaire), permettant d’isoler la personne visée, et une « mutation dans l’intérêt du service », pour appliquer une sanction sans passer par une procédure contradictoire.

Outre la saisine de la défenseure des droits pour « présomption de discrimination syndicale » et un recours en référé pour entrave à son mandat, le principal moyen de gagner pour Kai est la mobilisation. Elle seule forcera le ministre à annuler sa mutation.

Dès le lundi 5 septembre, les collègues de Joliot étaient en grève. Le mardi, une assemblée générale de l'éducation d'Île-de-France, prévue antérieurement, a été l'occasion de faire le point sur la mobilisation. Dans les jours suivant, celle-ci a forcé l'ensemble des directions syndicales, y compris les plus à droite (SNALC, UNSA, SGEN-CFDT), à se positionner contre la répression. Enfin, au lendemain de l'annonce de la mutation, d'autres lycées se sont mis en grève : Voltaire à Paris, Romain Rolland à Ivry (94), puis Dorian à Paris.

Au niveau national, les collègues réprimés se sont regroupés dans le collectif « Sois prof et tais-toi », notamment animé par des membres de la coordination nationale de l'éducation. Cette structure d'auto-organisation née des mouvements de 2019 et 2020 regroupe des équipes combatives et des personnels membres de différents syndicats ou non syndiqués. Des camarades d'A&R y sont notamment investis.

Le collectif est à l'origine du rassemblement qui a été tenu devant le ministère de l'Éducation le 21 septembre, forçant la réception d'une délégation, et de la journée de grève contre la répression du 11 octobre, suivie d'un meeting interprofessionnel contre la répression.

Si ces initiatives ont été prises en marge des appareils syndicaux, la fédération SUD Éducation a néanmoins réalisé une opération de reprise en main. Elle s'est ainsi approprié le point fixe des collègues de Kai dans la manifestation interprofessionnelle du 29 septembre, l'empêchant de servir de point de ralliement aux cortèges unitaires auto-organisés des écoles et établissements.

La fédération SUD Éducation ne cherche pas à regrouper l’ensemble des cas de répression : elle cherche à utiliser les cas qui touchent ses militants et militantes pour faire de l’auto-construction. Or, en réalité, la répression touche l’ensemble des personnels mobilisés, quel que soit leur syndicat, qu’ils soient syndiqués ou non. Elle combat également l'élargissement de la lutte au niveau interprofessionnel, par exemple avec les jeunes de Nanterre ou avec les postiers et postières du 92, et les mots d'ordre qui lient la répression avec les questions d'éducation. C'est pourtant ainsi qu'il sera possible de construire une riposte à la hauteur : la répression ne vise pas un appareil syndical particulier, mais la capacité de riposte d'un secteur face aux attaques. Lier les deux combats est la seule manière de mettre fin à cette double offensive !


Jean-Baptiste Pelé