Home / Culture /
Essais & littérature /
Formation marxiste /
Histoire /
Oppressions /
Publié dans la presse du NPA /
Sexisme
/ Les femmes et le Front populaire, l’espoir brisé
12:19
Culture
,
Essais & littérature
,
Formation marxiste
,
Histoire
,
Oppressions
,
Publié dans la presse du NPA
,
Sexisme
Edit
Le livre de Louis-Pascal Jacquemond est tout à fait bienvenu en cette année anniversaire du Front populaire de mai-juin 1936. Il s’attaque à un aspect de cette période rarement abordé, ce que le Front populaire a apporté aux femmes : parmi les avancées sociales obtenues par la grève générale, qu’est-ce qui a vraiment concerné la moitié de l’humanité ? Quelle était leur situation ? Leurs rapports avec les syndicats et partis politiques ? Qu’est-ce que cette grève a changé pour elles, dans leur vie quotidienne ? C’est à toutes ces interrogations que répond cet agrégé d’histoire, spécialiste de l’histoire des femmes et du genre, enseignant à Sciences Po Paris.
Et c’est franchement passionnant. Car l’auteur dresse un tableau très pointu et documenté de la situation des femmes dans les années 1930, en mettant en parallèle les promesses du gouvernement et ses réalisations. On voit très bien que dans les domaines concernant la situation des femmes, le gouvernement Blum a été particulièrement timoré, se soumettant aux radicaux, des notables qui ne voulaient en aucun cas que la situation de domination masculine ne change.
Quant au Parti communiste français, qui défendait jusque-là des idées progressistes sur l’émancipation des femmes, il avait, sur ce sujet comme sur d’autres, effectué un tournant brusque en 1934, en s’alignant sur les changements intervenus en URSS à ce moment-là. Du coup, les femmes en tant que telles ont été les grandes oubliées de mai-juin 1936, à tous les niveaux : économique, politique et sur le chapitre des mœurs.
Les femmes dans le monde économique
La situation des femmes avait fortement changé au moment de la Première Guerre mondiale, lorsqu’elles avaient été appelées à remplacer les hommes partis au front. Leur taux d’activité s’en est ressenti : plus du tiers des femmes en âge de travailler occupaient des emplois au cours des années trente. C’était le taux d’activité féminine le plus élevé de tous les pays industrialisés, note l’auteur qui précise que « les femmes sont la nouvelle force de travail et l’armée de réserve dont le patronat avait besoin tandis que les fonctions d’encadrement sont données aux hommes. L’ouvrier a un métier, quand l’ouvrière a un emploi. »
Elles ont aussi été les premières victimes de la crise de ces années, qui a frappé durement la classe ouvrière française : baisse des salaires, montée du chômage et pression pour que les femmes soient mises à l’écart du monde du travail, afin de laisser la place aux hommes. Les PTT (poste, téléphone, télégraphe) ont ainsi licencié massivement les femmes, touchées à 90 % par les suppressions d’emplois. Certaines ont été réintégrées à la suite d’une grève très dure.
Les décrets Laval de 1935 ont supprimé l’indemnité de résidence des membres de la fonction publique épouses de fonctionnaires et limité leur embauche. La main-d’œuvre féminine est devenue une variable d’ajustement. Les aides consenties aux chômeuses étaient inférieures à celles des hommes, déjà très basses. Les marches de la faim se sont multipliées dans ces années. Un représentant du parti radical, soulignant clairement les idées alors dominantes, affirmait que « lorsque le mari peut travailler, nous préférons voir le mari à l’usine et la femme au foyer ».
De beaux portraits de femmes
L’auteur s’arrête sur un certain nombre de personnalités féminines, souvent méconnues du grand public, mais qui n’en ont pas moins joué un rôle important dans les grèves. Plusieurs luttes des années 1934-35 sont relatées de façon vivante, avec des portraits de femmes luttant notamment aux côtés de la CGTU et du Parti communiste. Les femmes ont été très nombreuses à s’engager contre le fascisme dans des organisations pacifistes, après février 1934 et la tentative de l’extrême-droite de renverser le parlement.
L.-P. Jacquemond retrace le déroulé général des grèves de 36, en prenant des exemples de combats de femmes, à l’instar de cette grève chez Coco Chanel, qui employait et exploitait plus de 4000 ouvrières. Elle a très peu augmenté les salaires et licencié plus de 300 de ses ouvrières, dont des jeunes italiennes immigrées.
Il évoque aussi les clichés ancestraux qui collent à la gent féminine. Pour preuve, ce reportage dans le journal communiste La voix populaire du 12 juin 1936, dans lequel une des photos comporte la légende « les femmes préparent elles-mêmes la cuisine de leurs camarades en grève », alors qu’elles étaient très majoritaires dans cette entreprise, où il n’y avait que 4 % d’hommes !
L’auteur constate que beaucoup de femmes sont laissées à la périphérie des combats, la grève étant vue comme un acte majeur de la gent masculine. Les représentants syndicaux, très majoritairement des hommes, devant le fait que les femmes veulent prendre toute leur place dans les grèves, s’efforcent de limiter leur présence au nom de leur faiblesse naturelle. De fait, elles participent très peu aux occupations : une femme dans une usine occupée, a fortiori la nuit, c’est subversif, et les responsables ouvriers sont contre.
Un droit de vote toujours retardé
Après la Première Guerre mondiale, de nombreuses nations avaient donné le droit de vote aux femmes : les pays scandinaves en 1917, rejoints la même année par la Russie révolutionnaire, le Royaume-Uni dès 1918, l’Allemagne en 1919 et la Belgique en 1920.
Et en France ? Un jeu de rôles s’y poursuivra jusqu’après la Deuxième Guerre mondiale, où enfin les femmes auront le droit de vote. La Chambre des députés s’était prononcée pour le droit de vote à une large majorité dès 1919, mais le sénat avait rejeté la loi. Cette parodie s’est reproduite à cinq reprises. Et malgré l’avènement du Front populaire, la sixième tentative échoua aussi devant le sénat. Le 30 juillet 1936, la Chambre des députés votait pour par 495 contre 0, le gouvernement s’abstenait... le sénat, sur qui tout le monde comptait pour bloquer la loi, ne l’inscrivit même pas à son ordre du jour. Les membres masculins du gouvernement avaient consigne de s’abstenir sur le droit de vote, et personne ne fit pression sur le sénat pour qu’il inscrive le vote à son ordre du jour. Un jeu de rôles bien rodé, mais un jeu de dupes pour les femmes.
Un des arguments des sénateurs était que c’est le vote féminin qui avait fait élire Hitler. Ce mythe entretenu par les deux partis de la gauche allemande, communiste et socialiste, avait été repris par Hitler. Toutes les études statistiques prouvent que c’est faux, mais l’argument était tellement commode !
Laissées pour compte dans les accords Matignon
Les accords Matignon ont entériné l’inégalité salariale en légitimant l’existence de la double grille salariale, une féminine et une masculine, dans les conventions collectives. Aucune femme ne participa à ces négociations, alors qu’elles étaient bien présentes dans les mouvements, les grèves et pour beaucoup d’entre elles étaient élues déléguées. Les femmes se syndiquèrent cependant massivement pour faire valoir leurs droits : en 1937, elles étaient 500 000 adhérentes à la CGT réunifiée, soit 12 % du total des syndiqués.
Un dirigeant syndical CGT fit son mea culpa 40 ans après, en affirmant : « en 1937, le secrétariat fédéral CGT aurait pu ajouter l’égalité des salaires en faveur des femmes car en consultant les barèmes établis dans les conventions de 1936, on reste frappé par des écarts réellement anormaux. Ces faits montrent que même dans les organisations syndicales de la CGT, l’inégalité des salaires était tolérée sinon légitimée ».
Profitant de l’indifférence des syndicats aux problèmes féminins, le patronat, contraint tout de même d’augmenter légèrement les salaires des femmes, contourna très vite la loi grâce à l’absence de mesures de protection de la main-d’œuvre féminine à domicile. Or ces ouvrières représentaient 30 % du total des travailleuses, et se trouvaient ainsi cantonnées hors du périmètre des lois sociales et des conventions collectives. Les patronats du textile, de la ganterie ou encore des conserveries ont ainsi pu contourner les lois sociales.
Sommées de faire des enfants
La politique nataliste étant vivement encouragée, le gouvernement ne prit aucune mesure favorable aux femmes sur le plan de la contraception et de l’avortement, et ne toucha pas non plus aux lois très répressives datant de 1920, décevant de nombreuses militantes féministes qui avaient fondé de grands espoirs dans le Front populaire. Une militante parcourant la France pour donner des conférences en faveur du contrôle des naissances avait affirmé que « les femmes ne doivent plus faire d’enfants tant que les patries auront le droit de les assassiner ». Le 18 juillet 1934, elle avait été condamnée à trois mois de prison.
Il faut dire que le PCF, en changeant son fusil d’épaule, a grandement contribué à laisser les femmes seules dans leurs revendications de liberté. En 1933, les communistes exigeaient encore l’abrogation de la loi de 1920 et la légalisation de l’avortement. C’est à partir de 34 qu’ils se rangent sous la bannière gouvernementale, sa logique familialiste et donnent désormais priorité à la natalité. « Les communistes veulent lutter pour défendre la famille française », déclarait ainsi Paul Vaillant-Couturier, rédacteur en chef de L’Humanité en 1935. Dans le même temps, la Marseillaise trouvait sa place à côté de l’Internationale et Thorez, le secrétaire général, se mettait à parler de peuple au lieu des travailleurs. Conséquent avec sa politique de ne pas effrayer les classes moyennes, le PCF s’est aussi mis à parler de respect de la propriété privée.
Son tournant a facilité le triomphe des idées familialistes. Il s’est aligné sur l’URSS et son nouveau code de la famille datant de 1936. Staline a réhabilité le mariage, interdit l’avortement et rendu le divorce plus difficile. Le PCF est même devenu particulièrement pudibond, en publiant des articles sur le « chaos sexuel » et le dévergondage, en en profitant pour taper sur la gauche trotskyste surtout qui aurait été porteuse de ces mœurs que la bonne morale stalinienne réprouvait.
Pas de Front populaire pour les femmes
Le gouvernement Blum tenait à préserver son accord avec les radicaux, en grande majorité des notables hostiles à l’élargissement des droits civiques aux femmes. L’opposition de ces politiciens, la pleutrerie du gouvernement socialiste et l’alignement du PC ont fait qu’il faudra attendre de longues années avant que la loi n’instaure une égalité juridique entre les hommes et les femmes. Dans ce sens, il est juste de parler, comme le fait l’auteur, d’un « rendez-vous manqué ». Car les espoirs étaient immenses : « il appartient au Front Populaire de réaliser l’émancipation de la femme », déclarait encore Jacques Duclos, dirigeant du PCF, en 1936.
La seule expression de la préoccupation du Front populaire pour les femmes a été que pour la première fois, trois d’entre elles ont été nommées dans un gouvernement, comme sous-secrétaires d’État : la radicale Cécile Brunschvicg à l’éducation nationale, la socialiste Suzanne Lacore à la protection de l’enfance et Irène Joliot-Curie, proche des communistes, à la recherche scientifique. Elles jouèrent cependant un rôle très faible, ne prenant même jamais la parole devant le parlement.
On ne peut que partager la conclusion de l’auteur qui affirme : « il n’y a pas eu de Front populaire pour les femmes, car le Front populaire rate l’occasion d’émanciper les femmes sur deux points principaux : les accords sociaux et salariaux entérinent les inégalités de genre et le droit de vote des femmes s’enlise dans les sables du Sénat. »
Régine Vinon
dans la revue L'Anticapitaliste n° 79 (août 2016)