Ce que l'affaire Dieudonné nous révèle en terme de tâches

Les millions de vues de Dieudonné sur Internet et le développement des idées complotistes dans une partie non négligeable de la jeunesse et de la classe ouvrière sont des symptômes de la perte de boussole dans notre camp social. En 2009, la liste « antisioniste » avait réalisé quelques scores élevés dans des villes populaires de région parisienne (la liste n'étant présente que dans la circonscription Île-de-France) [1]. À n'en pas douter, ce fait politique risque de se confirmer et d'empirer dans les mois à venir, notamment à l'occasion des européennes.

Notre position sur la censure de Dieudonné

Nous n'avons que faire de la liberté d'expression de nos ennemis. Pour autant, nous pensons que l'interdiction n'est ni efficace ni légitime. Illégitime, car ce n'est pas au ministre qui concurrence la droite dans les expulsions de sans-papiers, qui a mis dehors Khatchik, Leonarda et sa famille ou qui explique que les Rroms ont vocation à retourner en Roumanie... de donner des leçons d'antiracisme. Nous ne reconnaissons aucune légitimité à l'État bourgeois pour lutter contre les fachos et les racistes. De telles mesures pourraient un jour se retourner contre nous, de la même manière que la loi de 1936 permettant de dissoudre les ligues d'extrême droite (et utilisée l'été dernier suite au meurtre de Clément Méric) est la même qui a permis de dissoudre des organisations révolutionnaires après Mai 68. Inefficace, car en interdisant son spectacle Valls a offert à Dieudonné une formidable publicité. Pire encore, il en a fait un étendard « anti-système ».

Le drôle de parcours de Dieudonné

Engagé en politique depuis les législatives de 1997 (à Dreux où le FN avait obtenu des élus municipaux en 1983) et les régionales de 1998, Dieudonné est à la fin des années 1990 un « compagnon de route » du mouvement social (manifestations pour les sans-papiers, les sans-logis, etc.). Candidat annoncé en 2002, il rassemble dans son mouvement, les « Utopistes », quelques personnalités artistiques avec un programme teinté d'idéalisme gentillet mais aussi d'une vision de la politique confinant au poujadisme [2].

En 2003, son sketch chez Fogiel montre déjà une certaine désorientation politique, même sous couvert d'ironie ; campant un colon juif indigné de la présence d'un musulman (Jamel Debbouze) sur le plateau, il déclare notamment : « je me suis converti au judaïsme... sionisme... pour des raisons purement professionnelles... spirituelles », « rejoignez l'axe du bien, l'axe américano-sioniste (…) qui vous ouvrira beaucoup de débouchés », « Isra-heil »... [3]. Six mois plus tard, il figure sur la liste EuroPalestine aux côtés de militants et militantes respectables (et dont beaucoup appelleront à voter NPA aux européennes de 2009), mais déjà soutenue par Alain Soral (qu'il rencontre dans cette période) et comptant quelques futurs acteurs de la liste « antisioniste ».

Il rompt avec EuroPalestine dès novembre 2004 après avoir fait venir sur scène dans son théâtre de la Main d'or des représentants de Neturei Karta (juifs ultra-orthodoxes antisionistes) et Ginette Hess-Skandrani (qui sera exclue des Verts l'année suivante pour sa proximité avec des négationnistes). En 2005 il se rapproche des conspirationnistes du Réseau Voltaire, des anciens de la Tribu Ka (Noirs séparatistes et antisémites). En novembre 2006, il se rend à la fête du Front national (la « Fête bleu-blanc-rouge ») et y rencontre Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnisch ; Soral, qui a intégré le FN l'année précédente, s'apprête à en rédiger le programme pour la présidentielle, crée son club de réflexion, « Égalité et réconciliation », et ouvre un local avec Serge Ayoub et l'ancien du GUD Frédéric Chatillon. Soral intègre le comité central du FN en novembre 2007, puis quitte le parti, poussé par Marine Le Pen et Louis Alliot, en 2009 [4].

Il monte alors avec Dieudonné la liste dite « antisioniste » pour les européennes de 2009. Celle-ci rassemble pêle-mêle une « syndicaliste de SUD » (Jocelaine Simon, huitième de la liste), un « ancien de la LCR et des Verts » (Francesco Codemi, neuvième), un « ancien du PCF et du PSU » (Pierre Panet, quinzième)... mais aussi une ancienne du Renouveau français et « cadre du Parti solidaire français » (Émmanuelle Grilli, quatorzième), le président de la Fraternité franco-serbe (Charles-Alban Schepens, dix-neuvième) et un « ancien responsable du Front national de la jeunesse » (Michael Guérin, vingt-et-unième), le tout encadré par Alain Soral (cinquième) et Ginette Hess-Skandrani (sixième) [5].

Les idées politiques de Dieudonné

Comme le fait remarquer Julien Salingue [6], le programme de la liste ne contient pas une fois les mots « Israël » et « Palestine ». Dieudonné s'en explique presque dans une interview à Sahar TV (chaîne iranienne à destination de l'étranger) en 2011 : « Le sionisme, c'est la recherche de la manipulation et du mensonge, c'est la religion, enfin la religion... c'est une philosophie, on ne sait pas vraiment ce que c'est en réalité, si ce n'est le vice, la perversion et le racisme (…). Le sionisme c'est ce qu'il y a de plus mauvais qu'on a en nous, c'est les instincts les plus bas (…). Le sionisme il veut tout. Il veut à la fois exister en souterrain et à la fois maintenant il veut exister au grand jour. Et dire ‘‘regardez, c'est moi, Israël, je suis fort, je suis grand’’, parce qu'Israël n'est ni plus ni moins que l'expression... émergée de l'iceberg, en dessous c'est toute la planète qui est touchée, qui est infiltrée par cette maladie. »[7]

Ce que Dieudonné désigne par le sionisme ce n'est pas l'idée (que nous combattons) d'un État réservé au « peuple juif », mais celle du « complot juif ».

Pour Dieudonné, les politiciens ne sont pas au service de la France mais d'Israël. Dans une vidéo de novembre 2013, il dénonce l'impérialisme français en Afrique d'une manière toute particulière :« eux [les dirigeants français] ils n'ont rien à foutre de notre gueule, ils en ont rien à foutre de la France, eux ils changent de drape au comme de chemise, ce sont des Israéliens de toute façon, ils servent les intérêts de leur pays. » [8]

Patriotisme délirant (la Marseillaise est entonnée à tout bout de champ par ses partisans), sexisme et homophobie (en mars 2013, il qualifie le mariage pour tous et toutes de « projet sioniste qui vise à diviser les gens »)... On ne trouve rien d'autre chez Dieudonné qu'une logorrhée réactionnaire et délirante. Quand il parle de la souffrance au travail ou de la pauvreté, c'est pour dénoncer les « maîtres esclavagistes » [9] qui tiennent le système, la politique, les finances et les médias : toujours un réseau occulte et dont le représentant visible est le CRIF.

Comme Soral, il est partisan du patriotisme économique et du retour à une économie de petits artisanats et commerces... Ce qui ne l'empêche pas d'avoir un petit pactole de côté 10. On peut aussi rappeler que l'un de ses derniers soutiens est venu du footballeur (et homme d'affaires) multimillionnaire Nicolas Anelka.

Que faire ?

Des milliers de jeunes et de travailleurs voient aujourd'hui Dieudonné comme un opposant à l'ordre établi. Ce succès reflète une situation où les défaites sociales rendent abstraites les idées de solidarité ouvrière et d'émancipation collective. La théorie du complot est une nouvelle forme de pensée mystique. Comme disait Marx à propos de la religion, elle est « tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. »

Si l'ennemi n'est pas le patron qui exploite mais un système occulte, il suffit de contrecarrer son hégémonie à coups de vidéos sur Youtube et de quenelles. Les arguments ne manquent pas pour casser cette vision. Vu l'intérêt que suscite Dieudonné, des réunions publiques sur le sujet pourraient attirer du monde et être l'occasion de les diffuser. Mais s'il suffisait d'arguments pour convaincre les opprimés et les exploités de nos idées, la révolution serait déjà faite depuis longtemps.

La dénonciation abstraite d'une vision abstraite n'a pas de sens. Nos argumentaires ne seront jamais que les compléments, nécessaires mais pas suffisants, à des démonstrations concrètes.

Partout où des franges de la jeunesse et des classes populaires révoltées veulent agir, nous devons être là : lutte sociales ou contre le racisme, l'impérialisme, pour la Palestine... Autant de terrains que Dieudonné et ses amis ont abandonnés. Dans des périodes de luttes ceux-ci comme le FN seront invisibilisés.

------
Notes
[1] 6,35 % à Gennevilliers (contre 6,36 % pour le NPA), 6,03 % à Garges-lès-Gonesse (4,42 % pour le NPA), 5,18 % à Clichy-sous-Bois (NPA : 5,87 %), 4,95 % aux Mureaux (NPA : 5,34 %), 4,94 % à Stains (NPA : 3,64 %), 4,93 % à l’Île-Saint-Denis (NPA : 4,47 %), 4,84 % à Bobigny (NPA : 5,88 %), 4,67 % à Goussainville (NPA : 5,39 %), 4,31 % à Aulnay-sous-Bois (NPA : 4,31 %), 4,31 à La Courneuve (NPA : 4,64 %), 4,18 % Saint-Denis (NPA : 7,15 %), 4,09 % à Sevran (NPA : 5,83 %), 4,07 % à Trappes (NPA : 6,36 %)... À Garges, Stains et l’Île-Saint-Denis, Gennevilliers et Aulnay, la liste antisioniste est donc devant ou fait jeu égal avec nous (et devance largement LO).
[2] Deux exemples très intéressants d'interventions télévisées en 2002 : http://www.youtube.com/watch?v=W88XBFsUcOshttp://www.youtube.com/watch?v=W88XBFsUcOs ; http://www.ina.fr/video/I08246454
[4] Voir La galaxie Dieudonné – Pour en finir avec les impostures, de Michel Briganti, André Déchot et Jean-Paul Gauthier - ed. Syllepse, 2011 ; voir aussi http://www.youtube.com/watch?v=kM-EabXokpI.
[10] Ses arriérés d'impôts réglés en novembre dernier s'élevaient à 666 620 euros.


Lettre d'information du courant n° 2
1er février 2014

About Anticapitalisme & Révolution !