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/ La Poste : « La base de notre stratégie c'est l'addition des forces »
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En grève depuis plus de 160 jours, les postières et postiers du 92 poursuivent leur lutte pour faire plier la direction de La Poste.
> Entretien avec Xavier Chiarelli, guichetier gréviste, secrétaire départemental adjoint de SUD Poste 92, militant du NPA et membre du courant Anticapitalisme & Révolution.
Depuis le milieu des années 2000, La Poste a déployé un vaste plan de suppressions d’emplois et de restructuration en profondeur des conditions de travail dans le secteur de la distribution dénommé "Facteurs d’Avenir". Cela a été un changement radical pour une grande majorité de facteurs, la première grande étape de restructuration de la branche courrier de La Poste.
Là, elle cherche à passer à une nouvelle étape : l’un des objectifs centraux de la politique actuelle de La Poste, c’est de multiplier les tâches et même les métiers effectués par ses agents d’exécution. C’est une évolution qu’ont connue les guichetiers depuis 2 ou 3 ans : on leur demande de vendre des téléphones et des forfaits à effectifs et salaire constants ! La Poste mène à l’heure actuelle une grosse offensive pour faire en sorte que les facteurs apportent le pain aux habitants, fassent les constats de dégâts des eaux… Tout cela s’accompagne de la mise en place d’horaires "mixtes" avec pause en milieu de journée, c’est-à-dire la destruction d’un des principaux acquis des facteurs : pouvoir disposer de leurs après-midi (ou de leurs matinées pour celles et ceux qui bossent en après-midi). Et la cerise sur le gâteau, c’est la "sacoche", comme la direction essaie de la mettre en place à Epinay-sur-Orge où les facteurs sont en grève à 100% depuis 45 jours : la direction leur propose non seulement de passer en horaires mixtes, mais aussi de supprimer leur bureaux, on leur livrerait une sacoche de courrier le matin, et ils n’auraient plus qu’à aller le distribuer chacun de son côté, sans se retrouver avec les collègues en début de journée.
Mais la direction a un gros problème avec les postiers du 92, car elle n’est pas parvenue à faire entièrement passer la première vague de restructuration, à savoir Facteur d’Avenir. A force de grèves, Rueil-Malmaison, le bureau d’où est parti le mouvement actuel, n’a pas subi de suppressions de tournées depuis plus de 15 ans. De manière plus générale, alors que la Poste impose un peu partout des restructuration tous les 2 ans, la moyenne entre deux restructurations dans le 92 est de 5 ans environ, suite aux conflits de 2009, 2010, 2011 et 2012, qui ont tous impliqués plusieurs bureaux simultanément. La tradition de lutte qui s’est installée chez nous, c’est que lorsqu’un bureau se met en grève, il va informer les autres et si l’occasion se présente, il va même entraîner d’autres. C’est ce qui s’est passé encore une fois en 2014 : le mouvement est parti à Rueil sur la question de la titularisation de 4 précaires, et comme la direction n’a pas voulu céder, elle a obligé les grévistes à étendre le mouvement à d’autres bureaux sur des questions de réorganisations et de suppressions d’emplois (principalement La Garenne-Colombes/Bois-Colombes, Courbevoie et Gennevilliers). Rueil est un peu le symbole de cette tradition de résistance : c’est le seul bureau de France métropolitaine où Facteur d’Avenir n’existe pas. Les autres exceptions sont dans les colonies, en Guadeloupe et en Corse. Pour faire passer sa politique de multiplication des tâches, elle doit mettre fin à l’ « anomalie 92 » et réussir à faire passer ses réorgs sans encombre.
La Poste, premier employeur français après l’État, profite largement de la "réduction Fillon" et des "contrats aidés" : est-ce une des raisons des bas salaires et de la précarité imposés aux postières et postiers ?
A la distribution, il n’y a plus d’embauche en CDI depuis quasiment 3 ans. Pour être titularisé, il faut désormais passer par un ou plusieurs contrats précaires : contrat pro, contrat d’apprentissage, contrat d’insertion, CDD… Les collègues, en fonction de leur statut et de leur âge gagnent parfois à peine 800 euros par mois pour faire le même boulot que les autres, et risquent à tout moment de se faire virer. Et La Poste reçoit des subventions plantureuses : 297 millions en 2013 au titre du Crédit Impôt Compétitivité Emploi. En clair : l’État subventionne La Poste pour qu’elle supprime des emplois. Concrètement, un salarié précaire coûte entre 5 et 10 fois moins cher qu’un CDI à La Poste, pour faire le même travail, tout ça grâce aux aides de l’État. Et par dessus le marché, La Poste bénéficie également comme toutes les grandes entreprises d’exonérations de cotisations sociales. Par exemple, pour tous les salaires inférieurs à 1,6 fois le SMIC, La Poste ne paie pas une partie des cotisations dites patronales, ce qui représente environ 250 euros d’économie par mois et par salarié concerné. On imagine bien qu’avec de tels dispositifs, La Poste n’ait pas envie d’augmenter les salaires ni d’embaucher en CDI : on compte à l’heure actuelle à la distribution environ 20 % d’effectifs précaires à la distribution du courrier.
Comment la grève a-t-elle démarrée et comment s’est-elle organisée ? Quels rôles jouent le syndicat et les grévistes eux-mêmes dans son animation quotidienne ?
La grève a démarrée parce que les collègues de Rueil ont refusé de voir leurs collègues en contrat précaires (contrat de professionnalisation, contrat d’insertion, CDD, contrat d’apprentissage) se faire virer les uns après les autres. La grève a commencé le 29 janvier : 87% des factrices et facteurs de Rueil se mettent en grève suite au non-renouvellement du contrat d’insertion de Stéphanie. Une première réaction collective avait eu lieu dès le 5 janvier, le jour où Sandrine, qui avait enchaîné les CDD sur 3 ans, avait appris que son contrat n’avait pas été renouvelé. A ce moment-là, les collègues étaient tous montés dans le bureau du directeur en compagnie de Sandrine. Certains étaient en pleurs lors de son départ, elle est partie sous les applaudissements de tous les collègues, qui ont saisi le courrier qu’elle avait trié au début de sa vacation et qui l’ont jeté aux pieds du directeur… qui s’est engagé à renouveler le contrat de Stéphanie. D’où la colère des collègues quand il n’a pas tenu parole.
Si on remonte un peu plus loin dans le temps, nous avions impulsé un débat dans notre syndicat, SUD Activités Postales 92, à la rentrée 2012 : en constatant que la Poste n’embauchait des facteurs que par le biais de contrats précaires, nous avons proposé que le syndicat mène une campagne contre la précarité. Recenser les contrats précaires dans les bureaux, se lier avec eux, leur expliquer comment éviter de se faire lourder, et informer l’ensemble des collègues des problèmes spécifiques rencontrés par les collègues précaires… La campagne a été votée par le syndicat. Un gros travail a été fait par Brahim, l’un de nos permanents départemental, qui à force de sillonner les bureaux et de faire le tour de tous les collègues précaires avait fini par connaître une grande partie des collègues précaires. Il avait chopé tous leurs 06 ! Mais le boulot n’a été fait par les militants locaux que sur une minorité de bureaux… dont Rueil ! Il n’y a pas de hasard.
Pour en revenir à la grève, elle a commencé pour défendre Stéphanie, mais très rapidement Sandrine s’est elle aussi impliquée dans la grève, puis ce sont aussi les dossiers de 2 autres collègues virés fin 2013 qui ont été mis sur la table (Ludovic et Sylla). De manière tout-à-fait inattendue pour nous, on a eu donc affaire à une grève menée conjointement par des salariés avec et sans emploi : les collègues précaires qui avaient été virés ont pris une part active au mouvement, en participant aux actions aux AG, en prenant la parole et en votant à l’égal des autres.
Et ce n’est pas un hasard si environ un quart des grévistes (tous les plus jeunes) sont des collègues très récemment CDIsés qui sont tous passés par ces contrats précaires. Un boulot avait été fait auprès d’eux, et ils voyaient le syndicat comme une force sur laquelle ils pouvaient compter.
Concernant la structuration du mouvement, nous fonctionnons avec une AG quotidienne qui prend toutes les décisions essentielles concernant les revendications, la stratégie et plus généralement la conduite du mouvement. L’AG regroupe tous les grévistes indépendamment de leur bureau ou de leur service. Cela habitue les grévistes à penser non seulement en tant que salarié de tel ou tel bureau mais aussi de réfléchir en fonction des intérêts généraux d’un mouvement qui englobe plusieurs bureaux. L’après-midi, un comité de grève élu se réunit tous les jours pour mettre en application les décisions de l’AG. C’est l’existence de ce comité de grève qui permet entre autres que toutes les tâches de direction du mouvement ne soient pas exercées que par les militants habituels. L’AG et le comité de grève permettent que les grévistes s’approprient leur propre mouvement, se posent toutes les questions dont dépendent l’évolution de la grève : le choix des bureaux où intervenir le matin, la caisse de grève, comment déjouer la répression, l’attitude à adopter face à la police, aux tribunaux…
On entend souvent dire que l’éclatement du prolétariat d’aujourd’hui – le chômage de masse, le travail dans de petites unités, la séparation entre métiers et toutes les divisions entretenues par la classe dominante – ont rendu difficile l’action collective. Votre mouvement est-il une preuve qu’il est possible pour le mouvement ouvrier de surmonter ces difficultés et que la grève reste une arme essentielle pour les travailleurs ?
La Poste est d’un certain point de vue très représentative de ce que peuvent connaître une bonne partie des travailleuses et travailleurs : la plupart des centres postaux sont de petites unités (parfois toutes petites : certains bureaux de poste guichets sont tenus par… une seule personne). La Poste a connu un processus de séparation des métiers : jusque dans les années 80, les facteurs et les guichetiers commençaient souvent au même moment et sur le même lieu de travail, en menant certaines activités en commun (tri) et prenaient leur pause en même temps. Les activités de distribution des colis constituaient un service au sein des bureaux de Poste. Désormais, guichetiers, facteurs et colipostiers travaillent dans des entités et sous les ordres de directions différentes.
Comme dans de nombreuses entreprises, les statuts sont très éclatés : on a des fonctionnaires, des CDI, des précaires, des intérimaires, des sous-traitants… Si les CDI et fonctionnaires restent globalement majoritaires, sur certains secteurs d’activités stratégiques (livraison de colis et de colis express par exemple), les sous-traitants sont hégémoniques.
A partir d’une situation comme celle-ci, on est obligé de se demander comment faire pour unifier les salariés. La base de notre stratégie c’est l’addition des forces. C’est un principe qu’on applique depuis des années pour agréger plusieurs bureaux d’un même métier. Un bureau se met en grève sur une revendication. Il va voir d’autres bureaux, qui n’ont pas forcément exactement les mêmes revendications, mais l’idée est de faire comprendre que les revendications de chacun auront plus de chances d’être entendues si on les pose ensemble. Défendre des axes revendicatifs unifiants, comme l’opposition à toute suppression d’emploi, est bien sûr essentiel. Mais gagner chaque gréviste à l’idée suivante : "mon bureau reste en grève tant que les revendication de l’autre bureau ne sont pas satisfaites", est tout aussi déterminant pour qu’un mouvement large se développe. Et une petite nouveauté durant cette grève, c’est qu’on a réussi pendant certaines phases à faire grève à plusieurs métiers à la fois : les guichetières de Rueil Jaurès ont fait 2 samedis de grève en commun avec les facteur, et il y a eu deux semaines de grève reconductible conjointe entre les facteurs et la Plate-Forme Colis de Gennevilliers. Depuis le découpage de La Poste en métiers différents, une telle grève reconductible inter-métier est à notre connaissance inédite. Cette politique de recherche de l’extension constante de la grève, de renverser les cloisons entre établissements, métiers et statuts, le virus de la généralisation de la grève, c’est ça qui fait peur au patronat.
La solidarité avec votre lutte est-elle indispensable pour le moral des grévistes et la poursuite du mouvement ?
Dans une grève longue et dure, le soutien extérieur est évidemment quelque chose de très important pour garder le moral et pour faire peur à la direction. Le 21 mai, lorsque Mohamed, Dalila, Gaël et Brahim ont fait 10 heures de garde à vue, voir plus de 300 personnes se rassembler à deux reprises la même journée pour nous soutenir, ça a eu un gros effet sur le moral des grévistes.
Un des outils fondamentaux pour nous a été la caisse de grève. Les facteurs gagnent de petits salaires (1200 euros - 1300 euros en moyenne pour les grévistes). Et La Poste a pris l'habitude depuis quelques années de "sécher" les paies : elle ne verse à la plupart des grévistes que l'équivalent du RSA (entre 450 et 500 euros) et elle a même fait des paies à 0 euros. Dans ces conditions, ce n'est qu'en faisait un appel permanent à la solidarité financière et en organisant des collectes de manière systématique qu'il est possible de tenir. Après avoir discuté en AG, on a décidé de se répartir chaque mois la somme collectée proportionnellement au nombre jour de grèves fait pas chacun. Pour nous, et ce depuis des années, qui dit grève dit caisse de grève. Sans ça impossible de tenir sur plus de quelques jours.
Je voudrais souligner un autre aspect des choses. Toute grève, pour avoir un impact sur l’extérieur, pour ne pas être isolée et pour susciter une large sympathie, doit soulever un problème politique, un problème qui concerne tout le monde. Pour le dire brutalement, ce n’est pas la même chose de faire grève contre l’intégration de la partie sécable au casier des facteurs, ou de faire grève contre la précarité : le premier objectif ne concerne qu’une partie des facteurs de France, le deuxième concerne tout le monde ! Au départ, ce n’était pas du tout calculé de notre part, mais on s’est rapidement rendus compte avec l’histoire des subventions pour les contrats précaires qu’on soulevait une question cruciale pour l’ensemble du patronat, une source de profits faramineuses, et aussi un axe essentiel de la politique du gouvernement avec son « Pacte de responsabilité ». Ça va peut-être paraître grandiloquent de parler de ça à partir d’une grève d’à peine 100 personnes, mais je pense que c’est fondamental. Si on veut que la classe ouvrière soit réellement perçue comme une "classe universelle", capable de se battre non pas simplement pour des intérêts étroitement corporatistes et au final totalement intégrables dans la société capitaliste, mais pour changer toute la société, il faut concevoir nos objectifs d’une manière à ce qu’ils soient compréhensibles par tout le monde et à ce qu’ils concernent l’ensemble des travailleurs et même au-delà, l’ensemble des opprimés.
A posteriori, on peut se dire par exemple qu’il a été d’autant plus possible pour le gouvernement d’isoler et de dénoncer une grève aussi massive et dangereuse que celle des cheminots que les cheminots avaient formulé leurs objectifs essentiellement en des termes compréhensibles uniquement par eux-mêmes…