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/ Uberisés, mais pas inorganisables
12:21
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Uberisation
Edit
Steven est
livreur à vélo chez Deliveroo. Excédé d’être exploité par la plateforme de « FoodTech »,
il raconte comment il est entré en lutte au sein du collectif CLAP, et pourquoi
le combat des livreurs rejoint celui de nombreuses professions qui subissent l’« uberisation »,
et celui de l’ensemble de la classe ouvrière.
Précaires, atomisés,
individualisés, voire même libéraux : tels ont été les qualificatifs utilisés jusqu’à
présent pour désigner les secteurs uberisés et les décrire comme impossibles à
organiser. Je vais essayer de démontrer le contraire, et pour cela, je vais
d’abord rappeler ce qu’est l’uberisation. Être uberisé, cela signifie que nous
ne sommes pas salariés, et concrètement pour nous, le Code du travail n’existe
pas. Nous n’avons pas de fiche de paie, mais une facture envoyée à une
entreprise, qui porte notre nom. Nous n’avons pas droit aux cotisations, qui
sont habituellement payées par l’employeur, que ce soit pour la retraite, le
chômage ou la sécurité sociale. L’achat et l’entretien de nos outils de travail
– vélo, scooter, smartphone – sont à notre charge. Nous n’avons pas non plus de
SMIC horaire, et encore moins de salaire fixe puisque nous sommes payés à la
tâche. Nous n’avons pas non plus de sécurité de l’emploi, car nous pouvons à
tout moment être « déconnectés », c’est-à-dire virés, dans la
novlangue de la « start-up nation » : sans devoir avancer le
moindre motif, l’entreprise peut supprimer l’application de notre téléphone, et
nous nous retrouvons alors au chômage. Enfin, « chômage », c’est un
abus de langage, dans la mesure où nous n’y avons pas droit. Évidemment, il n’y
a pas de syndicats ni de représentants du personnel, pas de tickets restaurant.
Pour comprendre ce que veut dire le fait d’être uberisé, il suffit de prendre
le Code du travail... et de ne pas le lire.
En guise d’exemple, ce
qui se passe dans l’État espagnol est assez parlant. Pour travailler, nous
devons nous inscrire à des plages horaires appelées « shifts ».
À Madrid et à Barcelone, certains livreurs sont privilégiés et peuvent s’inscrire avant les autres. Ces livreurs privilégiés –
baptisés « ambassadeurs » chez Deliveroo, mais que nous, nous avons
surnommés « petits chefs », « jaunes » ou « traîtres »
suivant les époques –, ont construit un marché noir de revente des heures de
travail. Les livreurs doivent payer sous le manteau leurs shifts pour pouvoir
travailler. Voilà ce que rend possible l’uberisation dans des villes où le taux
de chômage est de 41 % chez les jeunes.
L'uberisation : la roue de secours de la bourgeoisie
En clair, l’uberisation
est le moyen le plus sournois, le plus perfide, et il faut bien le dire le plus
intelligent pour la bourgeoisie de se passer de l’ensemble des droits sociaux
acquis grâce aux luttes de la classe ouvrière depuis le début de la révolution
industrielle, droits qu’on appelle généralement le Code du travail. L’uberisation,
c’est la roue de secours de la bourgeoisie, qui sait que certaines réformes –
la suppression du SMIC par exemple – sont pour l’instant impossibles. Même si
nous étions sortis vainqueurs du mouvement contre la loi Travail de 2016, ou même
si nous gagnons celui qui a commencé à la rentrée, la bourgeoisie n’a qu’à
laisser ce cancer social se développer pour nous faire revenir aux conditions
de travail du XIXe siècle. Nous livreurs, qui sillonnons les rues
avec nos K-ways fluos, nous ne sommes que la partie émergée de l’iceberg. Le
début de ce qu’on n’appelait pas encore l’uberisation remonte au milieu des
années 1990, avec en France le « minitel rose » et les premières
plateformes sous-traitant un travail à la tâche. Comme souvent, ce sont les plus
précaires – les femmes – qui ont été les premières touchées par les
destructions d’acquis sociaux ; viennent ensuite les quartiers populaires,
puis les jeunes, et ainsi le cancer social se propage lentement à l’ensemble de
la société. On peut citer pêle-mêle les guides de musées, les gardes d’enfants
à domicile, les correcteurs dans l’édition, les VTC, les travailleurs sociaux
et bien d’autres. Combien reste-t-il d’années avant qu’existent des enseignants
uberisés, alors que dans certains quartiers, il est extrêmement difficile d’en
recruter et que la réduction des dépenses publiques est le leitmotiv de tous
les gouvernements successifs ?
Construire un collectif pour défendre ses droits
Face à ce sinistre
constat, certains livreurs ont commencé à s’organiser avec la création du CLAP,
le Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens, en janvier 2017. Le but était de
réunir l’ensemble des livreurs, quelle que soit leur plateforme, en scooter ou
à vélo, syndiqués ou non, jeunes étudiants ou des quartiers populaires. Il
s’agissait dans un premier temps de reconstruire une expérience collective du
travail, une conscience de classe, puisque nous n’avions pas de machine à café
ou de pause cigarette pour échanger, pour discuter des conditions de travail,
de notre exploitation commune.
Le CLAP a été l’un
des premiers signataires du Front social, qui a appelé à différentes journées
de mobilisation pendant la période des élections présidentielles. Le Front social
est un regroupement de syndicalistes et d’individus qui ont mené des
expériences de lutte commune. Nous avons participé à ses manifestations, sous
le slogan « La rue est notre usine », et grâce à celles-ci nous avons
pu commencer à constituer en cortège pour développer des pratiques communes et
une confiance mutuelle. Le Front social nous a offert un potentiel d’action, à
un moment où nous n’étions pas assez nombreux pour en être les initiateurs.
En juillet 2017,
nous avons appris que Deliveroo supprimait les anciens contrats, qui
concernaient les livreurs les plus anciens disposant encore d’une base horaire
fixe. Le choix était simple : soit nous signions le nouveau contrat, soit nous
devions chercher un nouveau travail. Les livreurs qui gagnaient jusque-là 7,5
euros de l’heure, plus 2 à 4 euros par livraison, passent à 5 euros la course :
c’est une généralisation du travail à la tâche. Quand nous nous inscrivons sur
une plage horaire pour travailler, nous ne savons pas s’il y a des commandes,
si nous allons avoir du travail. C’est pour cette raison que l’on peut voir, à
Paris, des livreurs poireauter place de la République, parfois pendant des
heures. Ce temps-là – qui n’est pas du temps libre, mais bien un moment où nous
sommes disponibles pour la boîte, en plus de lui faire de la publicité – est
gratuit. La généralisation du travail à la tâche est une astreinte généralisée
de masse. Dans les Grundrisse, Marx faisait
d’ailleurs du temps libre le seul véritable indicateur de richesse ; c’est
à mettre en parallèle avec les campagnes de recrutement de Deliveroo, qui
proposent d’« optimiser » son « temps libre ». De plus, le
travail à la tâche a comme conséquence d’augmenter la prise de risque pendant
les livraisons. Quand on vient de passer deux heures sans commandes et que la
soirée se finit bientôt, il faut aller le plus vite possible pour espérer pouvoir
rentrer chez soi en ayant gagné plus que des clopinettes. On est alors obligé
de griller des feux, prendre des sens interdits, se mettre en danger.
Repenser la grève comme outil de lutte.
Pour réagir à cela, des
rassemblements ont eu lieu, comme à Lyon ou à Bordeaux. Il serait très
intéressant de voir comment les livreurs de Bordeaux, qui se sont organisés à
la CGT, ont contraint le syndicat à reconnaître que les uberisés ne sont pas
des petits patrons, mais bien des salariés exploités sous un régime déguisé. À Paris, nous avons décidé de déclencher une grève, la
première du secteur en France. Au vu de ce que je viens d’expliquer et de notre
précarité, il nous a été indispensable de repenser la grève : son
organisation, ses moyens d’actions, son but. Face aux mêmes problèmes, début
juin à Madrid, des livreurs ont ainsi organisé une grève ; ils se sont
déconnectés pendant leur temps de travail, se sont réunis sur une place et ont procédé
à des prises de parole avec des syndicats. À la fin
des interventions, les 25 livreurs présents ont été virés.
Pour éviter de nous
faire réprimer de la sorte, nous avons choisi un double axe de travail. Tout
d’abord, nous avons commencé par utiliser au maximum les médias – qui, en plein
mois d’août, n’avaient pas grand-chose à se mettre sous la dent – pour parler
de nos réelles conditions de travail, ce qui nous a ainsi assuré une certaine visibilité,
et grâce à elle, un minimum de protection face à la répression de la boîte. C’est
la première fois que nous sommes apparus à visage découvert : lors de nos
actions précédentes, nous étions toujours masqués pour éviter la répression ;
en vérité, paradoxalement, il est beaucoup plus radical pour un livreur qui se
bat de le faire à visage découvert. De plus, comme nous voulions créer un
mouvement plus large que notre milieu de livreurs militants, il était
nécessaire de changer de pratique.
Et c’est d’ailleurs
là notre second axe de travail : notre seule véritable défense contre la
répression, c’est le nombre. Pour parvenir à cet objectif, tous les soirs,
devant les gros restaurants parisiens, nous avons distribué des tracts aux
livreurs qui travaillaient. Nous avons discuté, convaincu, rassuré sur nos
propres forces. Certains inconditionnels des réseaux sociaux pensent que les
diffusions de tracts sont une pratique démodée et inefficace. Mais dans notre
cas, c’est la seule qui a permis de ramener à nous des livreurs, de récréer une
conscience de classe. Il est clair pour nous, au regard de notre mobilisation,
que seul le contact humain peut aboutir à ce genre de résultat.
Le 11 août au soir,
place de la République à Paris, entre 75 et 100 livreurs se sont rassemblés,
accompagnés par 300 soutiens syndicaux, politiques et associatifs. Nous avons
enchaîné avec quelques prises de paroles et une manifestation sauvage en
direction des principaux restaurants. Nous nous sommes réapproprié les rues que
nous utilisons tous les jours pour les livraisons. La différence, c’est qu’il
n’y avait pas de chronométrage ni de pression, l’ambiance était bonne, nous avons
chanté des slogans, allumé des fumigènes. Nous avons bloqué pendant plusieurs
heures le plus gros restaurant parisien : aucune commande Deliveroo n’a pu
être honorée, et le restaurateur a coupé sa tablette pour la soirée. Nous avons
pris à nouveau le temps de discuter, nous avons pour la première fois parlé avec
les serveurs, avec qui nous n’échangeons habituellement qu’un numéro de
commande. Nous avons constaté que nous étions soutenus, et ça faisait du bien.
Cette première journée de mobilisation a été une grande réussite, de nombreux
livreurs étaient présents, et nous nous sommes promis de nous revoir si la
situation n’évoluait pas positivement.
Une coordination nationale pour faire entendre sa voix.
Et en effet, la
situation ne s’est pas améliorée. Nous avons décidé une autre journée d’action
le 27 août. Cette fois, nous étions mieux préparés, nous nous sommes coordonnés
au niveau national avec d’autres villes pour des actions similaires. Paris,
Lyon, Bordeaux et Nantes ont fait grève ensemble. À Paris, nous avons utilisé l’expérience acquise lors
de la première grève : nous avons constitué des équipes de quelques
livreurs qui ont enfourché leur vélo pour bloquer des restaurants dans toute la
ville. Nous avons foutu le bazar, obligé les restaurateurs à couper leur
tablette, avant de repartir vers un autre restaurant. Les flics étaient
dépassés car nous connaissons mieux la ville qu’eux : c’est notre lieu de
travail, ils ne peuvent pas nous suivre. Chez Deliveroo, ça ne rigolait plus du
tout : si le 11 août avait davantage été une action symbolique, nous sommes
cette fois-ci parvenus à bloquer presque 40 restaurants un dimanche soir – qui
est la plus grosse soirée de la semaine – et nous avons réussi à nous organiser
au niveau national. Face à nous s’est alors installée une communication
anti-grève classique, nous décrivant comme « minoritaires »,
« violents » et ne représentant personne. Le lendemain, nous avons mis
sur pied un nouveau rassemblement place de la République, puis nous nous sommes
dirigés en cortège vers le siège social pour une rencontre avec la direction.
Malgré sa promesse initiale, quand nous sommes arrivés, nous nous sommes
heurtés à un camion de CRS qui bloquait la rue. La direction a refusé de nous
rencontrer et nous a conseillé de faire part de nos problèmes via l’application
smartphone. Le patronat, effrayé par ses subalternes, se cache derrière la police :
c’est classique et cela se retrouve dans tous les mouvements sociaux, y compris
d’ouvriers plus « traditionnels ». Mickaël Wamen, syndicaliste CGT et
l’un des meneurs de la lutte des Goodyear, qui était lui-même présent, ne
pourrait pas dire le contraire.
Deux jours plus
tard, la boîte a organisé une rencontre avec les livreurs pour présenter la
nouvelle application. Nous y avons participé, pour exiger des réponses. Seuls
les petits chefs étaient présents, et évidemment, ils n’avaient pas de réponse.
Nous avons refusé de sortir sans avoir obtenu un rendez-vous avec le PDG. Après
plusieurs heures d’attente, et comme il commençait à se faire tard, Monsieur Decosse
a daigné nous appeler. Nous avons pris rendez-vous pour le surlendemain.
Le jour J, nous avons fait venir un livreur de Bordeaux pour nous accompagner ; Sud et la CGT étaient à nos côtés, après avoir été d’une aide précieuse pendant tout le mouvement, tant du point de vue des contacts, des conseils ou même du soutien financier. La discussion avec le patron a duré quatre heures. Ce que nous avons notamment obtenu, c’est l’abandon de toute répression à l’encontre des livreurs qui se sont mobilisés, et la mise en place d’une instance pérenne de représentation du personnel. Nous avons pu constater que nos adversaires n’étaient pas sereins et que concrètement, ils avaient peur de nous. Nous nous sommes retrouvés face à un ancien d’HEC qui avait l’air de découvrir que derrière ces livreurs exploités pour faire des profits, il y avait de vraies personnes…
La vie d'un livreur vaut moins que la voiture d'un patron
Depuis, nous avons
également gagné pour tous les livreurs une assurance gratuite payée par
l’entreprise, ce qui est une bonne chose puisque jusqu’ici, entre 60 et 80 %
des livreurs roulaient sans aucune sécurité. Mais nous ne nous contenterons pas
de ça, loin de là : accorder une assurance à ses travailleurs quand on ne paie
pas de charges, c’est la moindre des choses, d’autant que nous ne sommes
toujours pas affiliés à la sécurité sociale comme les autres salariés, car AXA
est une assurance privée. D’ailleurs, il est instructif d’en lire les clauses :
si l’on participe à « une émeute, une révolution ou un mouvement
populaire », on se fait exclure. Le fait que les sociétés d’assurance prévoient
dans leurs coûts le risque d’une révolution serait presque une bonne nouvelle
pour notre camp social… Nous avons également droit à une assurance décès de 25
000 € : on sait désormais que la vie d’un livreur vaut moins que la
voiture du patron.
Nous ne comptons pas
nous arrêter là, et nous cherchons actuellement à former une coordination avec
l’ensemble des uberisés et des précaires, pour travailler ensemble et agir en
commun ; avec un collectif de stagiaires ou d’assistants d’éducation, par
exemple. Aujourd’hui, nous avons conscience que si nous restons isolés dans
notre lutte, si nous ne nous regroupons avec d’autres secteurs du monde du
travail – y compris plus traditionnels –, nous ne pourrons pas gagner. Il faut
que nous parvenions à convaincre de l’idée que nos revendications ne seront pas
noyées parmi d’autres, mais qu’au contraire, elles en ressortiront plus
visibles. Le 27 septembre, nous avons participé à une journée européenne de
mobilisation : des livreurs de France, de Grande-Bretagne, d’Espagne, d’Italie,
d’Allemagne, de Belgique et des Pays-Bas se sont mis en grève au même moment,
sur la base du mot d’ordre « Leur exploitation n’a pas de frontières,
notre solidarité non plus ».
Pour conclure, je
vais tenter d’expliquer pourquoi ce mouvement est important. Déjà, parce que dans
le monde du travail, et en particulier chez les précaires, le pessimisme est
extrêmement élevé en ce qui concerne les actions politico-syndicales. Or ce
mouvement démontre que nous pouvons, si nous nous en donnons les moyens,
organiser les « inorganisables ». Nous sommes les plus précaires, et
puisque nous n’avons rien à perdre, nous sommes aussi les plus aptes à prendre
la tête d’un mouvement radical. Pour réussir, le fait de tisser des liens, la
coordination, la construction de mouvements plus larges avec d’autres secteurs,
ne sont pas des mots d’ordre abstraits, mais au contraire un besoin vécu comme
nécessaire et naturel. C’est ce qui a trop souvent manqué aux mouvements
sociaux qui se sont soldés par des défaites. Par ailleurs, la sociologie du
milieu des livreurs permet déjà une sorte de convergence des luttes : des
étudiants des centres-villes et des jeunes des quartiers populaires se battent
ensemble en défendant les mêmes mots d’ordre, ce qui, sans être inédit, est
encore bien trop rare. Et en nous réappropriant par l’action collective notre
lieu de travail – la ville –, nous ne serons pas très loin de la vérité la
prochaine fois que nous chanterons « Et la rue, elle est à qui ? Elle est
à nous »...
Steven