- une mobilisation permanente, dans les campagnes comme à la ville, mettant en mouvement « des masses de millions d’hommes », poussant le processus à se radicaliser constamment en franchissant un palier après l’autre ;
- l’auto-organisation et l’auto-activité des masses qui à de nombreuses reprises bousculent le jeu politique, à la fin du 18ème siècle dans les organes du mouvement sans-culotte (en particulier les 48 sections de la commune de Paris), au début du 20ème dans les soviets ;
- les évolutions et décantations rapides au sein du « personnel révolutionnaire », sous la Révolution française entre les différents courants politiques (ancêtres des partis politiques modernes) que ses membres sont alors amenés à former [2] ;
- l’organisation et l’action de la contre-révolution, intérieure mais aussi extérieure, avec la place prépondérante que prend la guerre contre les « puissances coalisées » ;
- la nécessité de mettre en œuvre, pour la survie même de la révolution et des masses en lutte, des mesures de contrainte révolutionnaire – avec aussi leurs excès et leurs conséquences souvent redoutables. A côté d’autres « emprunts », la politique de réquisition des grains par les Bolcheviks fait écho à celle mise en œuvre par les Jacobins, tandis que la Terreur rouge inaugurée en 1918 se réfère explicitement à celle de 1792-94 (l’une et l’autre répondant à la Terreur blanche, qui les avaient précédées) ;
- une transformation de la société aussi rapide que profonde, affectant l’ensemble des conditions économiques, sociales et politiques – et, sur cette base, l’idéologie et la culture ;
- un impact aussi considérable que durable en Europe et, au-delà, dans le monde entier…
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/ 1789-1794 : une immense révolution, bourgeoise et « avant-courrière »
Avec la Tunisie puis l’Égypte, avec ces explosions sociales voire insurrections qui se généralisent sur tous les continents (dernièrement, sur le nôtre, en Bosnie-Herzégovine), la révolution redevient une idée actuelle pour des secteurs des masses mobilisées, en particulier dans la jeunesse. D’où, certainement, l’intérêt renouvelé que l’on observe, dans des milieux militants et ailleurs, pour la Révolution française…
Tous les courants du mouvement ouvrier y ont puisé une source d’inspiration – ou d’autojustification.
Pour de nombreuses voix dans la vieille social-démocratie française, notamment Jaurès, auteur d’une monumentale Histoire socialiste de la Révolution française, la « République démocratique » que la figure de Robespierre était censée incarner aurait constitué une sorte d’antichambre du socialisme. Et c’est en développant et perfectionnant « la démocratie » dans le cadre de « la République » que l’on créerait les conditions pour avancer vers l’émancipation sociale. [1]
Les staliniens soutenaient qu’en mettant en œuvre la Terreur, les Jacobins avaient montré qu’ils étaient des révolutionnaires bourgeois vraiment conséquents : le NKVD et le Goulag, leurs procès et fusillades en constituaient une sorte d’équivalent prolétarien, d’autant plus légitime. Et Staline devenait « l’lncorruptible » des temps modernes, surpassant néanmoins l’original grâce à la puissance de la classe ouvrière et surtout à son propre génie intrinsèque…
De leur côté, nombre d’anarchistes continuent de considérer que les conceptions politiques et sociales des Enragés puis des Babouvistes (la « Conspiration des Égaux » dirigée en 1796 par Gracchus Babeuf) offrent sans solution de continuité les bases de ce que devrait être, de nos jours encore, une société libertaire délivrée de l’exploitation. Tout comme cela aurait été le cas, 150 ans plus tôt en Angleterre, des communistes agraires, tirant leur inspiration des sociétés primitives, qu’étaient les True Levellers (« Vrais niveleurs », dits aussi Diggers, « Bêcheurs »).
Une révolution immense
Les authentiques révolutionnaires prolétariens qu’étaient les Bolcheviks russes (et Trotsky avant qu’il ne les rejoigne) n’ont quant à eux pas cessé de se référer à la « Grande » Révolution. De deux points de vue.
D’abord, en établissant une analogie historique, de type stratégique mais non dépourvue d’utilitarisme : l’antagonisme Montagne (ou Jacobinisme) / Gironde de l’époque renvoyait à celui qui les opposait eux-mêmes, dans le cours de leur propre révolution, aux réformistes mencheviques et socialistes-révolutionnaires dont les positions les conduisaient, en dernière instance, à capituler devant l’ordre ancien voire à s’allier à ses défenseurs.
Ensuite, et quasiment à chaque moment de leur propre révolution, en recherchant des pistes pour l’action dans l’étude d’un processus qui, au-delà du changement radical de conditions intervenu au cours du siècle écoulé, restait le plus formidable mouvement révolutionnaire connu jusqu’alors.
Il est un fait que les deux révolutions offrent des parallèles frappants, d’ailleurs constitutifs de leur commune « exceptionnalité » :
Une révolution bourgeoise
Évidemment, à plus d’un siècle d’intervalle, dans deux époques historiques distinctes, les deux processus présentent aussi nombre de différences fondamentales. Les plus importantes, qualitatives, concernent la nature des classes sociales entrées en révolution, leur direction politique, le régime ainsi que le type d’économie et de rapports sociaux qui en sont issus ; en bref, une révolution bourgeoise-capitaliste dans le premier cas, prolétarienne-socialiste – jusqu’à sa dégénérescence bureaucratique – dans le second.
Pourquoi « bourgeoise-capitaliste » ? Parce qu’au terme de ce processus la bourgeoisie, jusque là puissance montante bridée dans son développement, est devenue la force clairement dominante dans la société et dans l’État. Comme l’a écrit Alexis de Tocqueville, durant toutes les années ayant précédé la révolution, cette classe ascendante ressentait sa position « comme d’autant plus insupportable qu’elle devenait meilleure ».
Il y a deux acceptions au terme de révolution bourgeoise. La première désigne la transition du féodalisme au capitalisme, qui peut être graduelle et orientée d’en haut, depuis l’État féodal ou absolutiste lui-même – en fait, elle s’est organisée de cette façon dans la grande majorité des pays.
La seconde implique le moment de la rupture révolutionnaire, de l’irruption des masses et de l’affrontement armé. Seuls trois autres événements historiques peuvent prétendre entrer dans cette catégorie : la guerre de libération des Provinces-Unis (Pays-Bas) contre l’Espagne des Habsbourg (1568-1648), la « Grande Rébellion » [3] de l’époque de Cromwell en Angleterre et en Grande-Bretagne (1641-1649), la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique (1775-82).
Mais la Révolution française s’est pourtant avérée beaucoup plus « explosive » que tout autre révolution bourgeoise. C’est que, survenue sur le tard (et avec donc une maturation plus avancée des conditions objectives), elle faisait face à un État absolutiste puissant qui entendait ne rien céder d’essentiel. D’où le radicalisme du courant jacobin qui l’a dirigée aux heures les plus aiguës de la confrontation, en faisant appel à un niveau sans précédent à la mobilisation des masses plébéiennes (« sans-culottes » ou « bras-nus »).
Selon un dogme établi par l’Internationale communiste stalinisée (et qui justifia de la part des staliniens nombre d’alliances avec la bourgeoisie, conduisant à autant de défaites sanglantes des travailleurs), la particularité de la révolution bourgeoise serait que, dans le cours d’une succession d’étapes historiques nécessaires et strictement séparées, elle réaliserait des « tâches démocratiques-bourgeoises », au nombre de trois : unité nationale, réforme agraire, démocratie. Mais la réalité historique dément une telle conception. Même sa matrice originelle, la Révolution française, ne cadre pas avec le schéma puisque, par exemple, de démocratie il n’y eut pas au niveau de l’État durant de longues décennies ; en fait, jusqu’à même… 1945 avec l’avènement du droit de vote des femmes, moitié de l’Humanité et un peu plus.
Une autre interprétation voudrait que la nature bourgeoise de la révolution tienne à celle de sa direction politique. Mais là non plus, la théorie ne cadre pas avec la réalité. Les dirigeants radicaux de la Révolution française étaient dans leur grande majorité des petit-bourgeois, et pour certains des aristocrates déclassés. Journalistes, avocats ou juges, petits propriétaires – en tout cas étrangers aux cercles dirigeants de la bourgeoisie commerçante et de la bourgeoisie industrielle naissante. De ces dernières, on trouvait d’ailleurs des représentants dans les différents camps en présence, y compris celui de la réaction puis contre-révolution monarchique. Bonaparte lui-même, qui leur a succédé, était un parvenu, comme ressortait de cette catégorie l’essentiel de son personnel politique et militaire.
Indépendamment de ses réalisations immédiates (plus ou moins de démocratie, de réforme agraire et d’unité nationale…), le propre de la révolution bourgeoise, en France et ailleurs, a en fait été de supprimer les obstacles féodaux et/ou absolutistes au développement capitaliste (division de la société en « ordres », droits féodaux, privilèges aristocratiques…), en mettant en place un État dont la tâche fondamentale est devenue de favoriser l’accumulation du capital.
C’est ce qui a été fait en France en 1789-94 (puis consolidé par Napoléon, et non remis en cause ensuite sous la Restauration), même si la lutte politique entre la bourgeoisie et ses fractions, les partisans de la monarchie et ceux de l’empire, se perpétua pendant des dizaines d’années – y compris après l’irruption de la classe ouvrière comme acteur social et politique indépendant, en juin 1848.
Là réside la valeur essentielle de ce processus – comme de ses semblables : la Révolution française a non seulement amélioré les conditions d’existence des masses populaires et sensiblement accru leurs libertés, mais créé les conditions pour la formation de la grande industrie et du prolétariat moderne, sans lesquels nous ne serions même pas en condition d’envisager aujourd’hui un avenir communiste délivré de l’exploitation et de l’oppression. L’autre aspect, lui aussi déterminant et qui marqua l’Histoire française au 19ème siècle, étant la démonstration par les faits que le progrès de la société passe par la rupture révolutionnaire, politique et sociale.
Une révolution avant-courrière
L’expression est de Sylvain Maréchal, compagnon de Babeuf et auteur en 1796 du Manifeste des Egaux. « Avant-courrière », parce qu’elle en annonçait et préparait une autre :
« La révolution française n’est que l’avant-courrière d’une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle, et qui sera la dernière. Le peuple a marché sur le corps aux rois et aux prêtres coalisés contre lui : il en fera de même aux nouveaux tyrans, aux nouveaux tartuffes politiques assis à la place des anciens (…). Il nous faut non pas seulement cette égalité transcrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous la voulons au milieu de nous, sous le toit de nos maisons (…) l’égalité réelle ! (...) Plus de propriété individuelle des terres, la terre n’est à personne. Nous réclamons, nous voulons la jouissance communale des fruits de la terre : les fruits sont à tout le monde. Nous déclarons ne pouvoir souffrir davantage que la très grande majorité des hommes travaille et sue au service et pour le bon plaisir de l’extrême minorité. »
Cependant la couche révolutionnaire urbaine de la Révolution française, la sans-culotterie, restait non seulement très minoritaire dans le pays mais aussi enfermée dans les limites de son hétérogénéité et instabilité sociale : artisans et petits commerçants en formaient le cœur, au côté de domestiques, de semi-prolétaires payés à la pièce, d’ouvriers des premières manufactures… L’idéal des sans-culottes était plus proche d’une société « juste » de petits propriétaires et de travailleurs indépendants, que d’un système égalitaire œuvrant au développement commun car délivré de toute forme d’exploitation.
Si d’autre part on accepte – comme c’est notre cas – que le socialisme ou communisme implique nécessairement le pouvoir des travailleurs auto-organisés, prenant eux-mêmes entre leurs mains la marche de l’économie et de la société, il faut bien admettre que les conditions n’étaient alors pas réunies pour le type de transformation révolutionnaire qui commença à être projeté au milieu du 19ème siècle. Raison pour laquelle, d’ailleurs, les extrapolations sociales-démocrates (à l’ancienne) ou anarchistes de la dynamique de la Révolution française, en gommant les conséquences qualitatives du développement capitaliste ultérieur, revêtent un caractère profondément idéaliste.
Il reste que l’intervention et les aspirations des couches sociales subalternes ont clairement préfiguré les combats à venir pour l’émancipation de la classe ouvrière.
Les premiers ont été les Enragés dont le principal porte-parole, Jacques Roux, osa critiquer la constitution bourgeoise pourtant hyper démocratique de 1793, en signalant que la démocratie et le droit au bonheur qu’elle proclamait étaient vains tant que la société restait fondée sur l’inégalité sociale. Dans son discours du 25 juin 1793 à la Convention, qui lui valut la haine inexpugnable de Robespierre et le conduisit à sa perte, il déclarait ainsi que « la liberté n’est qu’un vain fantôme, quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un vain fantôme, quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme, quand la contre-révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées, auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes. »
De là, aussi, la dite « exceptionnalité française ». Et, pour une large part, le caractère des révolutions (1830, 1848, 1871) qui jalonneront les décennies à venir.
Jean-Philippe Divès
dans la revue L'Anticapitaliste n° 52 (mars 2014)
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[1] Avec sa « révolution citoyenne », le Parti de gauche offre aujourd’hui une version très abâtardie de ces vieilles conceptions.
[2] Rappelons que les termes de « gauche » et de « droite » viennent de la Révolution française, plus précisément de la Convention où les députés montagnards et jacobins siégeaient, vu de la tribune, à la gauche de l’assemblée.
[3] Étonnamment, la tradition politique et académique britannique réserve le terme de « révolution » (« Glorious » ou « Bloodless Revolution » – « glorieuse » ou « sans effusion de sang ») au remplacement, accordé avec le Parlement bourgeois, de la dynastie des Stuart par Guillaume III d’Orange. La vraie révolution fut pourtant bien celle des Indépendants, puritains et presbytériens, qui coupa la tête du roi.