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/ Contribution du courant pour le Comité International de la IV° Internationale - Février 2014
Le rapport de forces entre les classes évolue
« Le rapport de forces entre les classes est négatif ». Cette formule s'impose à nous depuis des années. Mais il est décisif de discerner les évolutions de la situation et du rapport de forces sous l’impact de la crise, sous peine de nous laisser hypnotiser par notre propre formule au point de ne pas être capables de profiter de nouveaux points d’appui. Si la crise ne frappe pas tous les continents et pays de la même manière et au même rythme, elle révèle partout comment les transformations du monde depuis 30 ans et l’ont conduit aux problèmes politiques et sociaux actuels. La concomitance des luttes, résistances, grèves, rébellions, soulèvements et révolutions qui éclatent aux quatre coins du monde ont à l’évidence une origine commune.
L’impact du "printemps arabe" a dépassé dès 2011 les frontières de la région arabe, Tunisie et Egypte puis Yémen, Lybie, Bahreïn, Syrie... Les Indignés qui s’inspirent des Égyptiens, Occupy Wall Street... et bien des militants de Turquie, du Brésil, du Canada, du Bangladesh, de Bosnie s’inspirent ouvertement les uns des autres. Les faiblesses de tous ces mouvements étaient dès le départ saillantes, notamment la faible cohésion en termes d’objectifs et des forces sociales impliquées, du monde du travail qui peut le mieux les porter, c’est-à-dire en termes d'indépendance politique de notre classe.
Depuis trente ans, les réponses capitalistes à la crise de surproduction et suraccumulation apparue dans les années 1970 ont profondément reconfiguré l’économie mondiale : mondialisation de l'industrie et socialisation accrue des forces productives (notamment des réseaux de télécommunication mais aussi de la production elle-même), mise en concurrence généralisée des travailleurs du monde, regroupements dans des entités économiques régionales (UE, Mercosur, Asean, CCG, Alena...), financiarisation de l'économie, offensive contre les droits des travailleurs et contre les services publics. Les modes de vie ont également été bouleversés : les phénomènes d'urbanisation, de spéculation immobilière, l’ampleur des migrations et les révolutions matrimoniales qui en ont découlé… ont certainement joué sur l’extension particulièrement rapide du processus. Tout cela reste largement à étudier, comprendre.
L’émergence des processus révolutionnaires au sud de la Méditerranée a été le premier signe évident de l’accélération que connaissent les luttes des travailleurs et des masses opprimées. Même si aujourd’hui, que ce soit en Égypte, en Tunisie ou en Syrie, la réaction et la contre-révolution ont repris l’offensive, il s’agit d’un mouvement qui a renversé des dictatures et dans lequel (pour le moins en Tunisie et en Égypte) la classe ouvrière et le mouvement ouvrier organisé ont joué un rôle significatif. Ce sont bien évidemment des processus non linéaires, nous devons échapper au piège d’une vision euphorique, comprendre que ces processus révolutionnaires qui se poursuivent sont faits d’avancées et de reculs.
En tout cas, la situation de ces pays ne constitue pas une anomalie ponctuelle dans une situation mondiale qui serait globalement défavorable. C’est l’expression la plus nette de luttes ouvrières et populaires qui montent d’un cran, sur tous les continents : en ce moment, en Chine et dans le nouveau pôle capitaliste asiatique (Bangladesh, Cambodge), chez une série de puissances régionales (Brésil, Afrique du Sud), en Europe de l’est (Bosnie-Herzégovine) et même aux États-Unis où une nouvelle classe ouvrière paupérisée se met en mouvement dans le secteur des services (« fight for 15 »).
Premières victoires
Mais on ne fait pas qu’assister à des luttes plus massives et plus internationalisées. Il y a aussi de premières victoires : depuis le renversement des dictateurs en Tunisie et en Egypte, qui ne comptent pas pour rien, il n’est plus vrai que les luttes de masse ne gagnent pas. La situation dans l’Etat espagnol, avec les victoires des mouvements de masse de Gamonal, de la Marée Blanche dans la santé et des travailleurs du nettoyage à Madrid, montrent à une échelle de masse que la lutte collective, une politique de confrontation peuvent arracher des résultats, y compris dans la tourmente de l’austérité. La Chine est touchée depuis 2010 par une vague de grèves offensives qui gagnent souvent des augmentations de salaire de l’ordre de 50 à 100 %, à tel point que certains secteurs de la classe dirigeante se demandent ouvertement s’il ne faut pas changer de mode de développement du capitalisme en Chine et remettre en case le modèle basé sur les bas salaires et la priorité à l’exportation. Il est trop tôt pour faire des pronostics sur les évolutions possibles mais, au moment où notre classe sociale engrange ses premières victoires, nous ne pouvons pas jouer un rôle de spectateurs.
Les révolutionnaires peuvent se faire entendre sur le plan politique
Une des évolutions depuis 2009 est la diffusion de l’idée que le capitalisme ne fonctionne pas et qu’il est injuste. Partout il est aujourd’hui difficile aux défenseurs du capitalisme d’expliquer que le capitalisme va assurer un développement harmonieux et progressiste pour la majeure partie de l’humanité. Ce discrédit ne bénéficie pas automatiquement aux socialistes révolutionnaires. Globalement, ce sont pour l’instant encore des forces réactionnaires qui tirent profit de la crise politique.
Cependant, un fait tel que les récents résultats électoraux en Argentine, où le FIT a remporté un succès sur une base politique socialiste et lutte de classe, mais aussi, aux États-Unis, les campagnes menées par des révolutionnaires (en l’occurrence membres du CWI dirigé par le SP britannique) à Seattle et Minneapolis, ou par des syndicalistes combatifs rompant avec le Parti démocrate, prouvent que les idées anticapitalistes et révolutionnaires peuvent avoir un écho de masse dans la situation actuelle.
En Bolivie et en Afrique du Sud, des secteurs de masse radicalisés tentent de constituer des partis ouvriers, appuyés sur des syndicats qui rompent avec des gouvernements censés représenter les intérêts populaires.
Dans cette situation, les directions réformistes – politiques et syndicales – mènent une politique dramatique. Dans la plupart des cas, elles ignorent ou s’affrontent directement aux mobilisations et aux processus de radicalisation : PC et COSATU en Afrique du Sud, syndicats majoritaires dans l’État espagnol, « centre-gauche » péroniste en Argentine, Syriza face à la grève des enseignants grecs de mai 2013, nassériens qui en Égypte soutiennent le nouveau régime militaire, etc. Pour nous, cela implique plus que jamais de construire des partis qui soient indépendants des directions réformistes, mais aussi en capacité de mener une politique de confrontation avec elles.
La classe ouvrière, anciens et "nouveaux" secteurs
S’agissant des forces sociales à l’œuvre dans les soulèvements au sud de la Méditerranée, il est frappant de constater que si les formes politiques du mouvement sont souvent dominées par les questions démocratiques, leur moteur est essentiellement social, réaffirmant et réactualisant la question de la révolution permanente. Le suicide de Bouazizi a symbolisé la prolétarisation de bien des couches moyennes mais les secteurs industriels traditionnels jouent aussi un rôle important voire de premier plan : les mines en Tunisie, le textile et autres en Egypte ou au Bangladesh, encore les mines dans l’Etat Espagnol, l’automobile (Honda 2010) en Chine ou la métallurgie en Italie, les raffineurs en France en 2010... Mais aussi la plus grande grève de tous les temps l’été dernier en Inde, les mobilisations ouvrière en Indonésie... C’est aussi une grève dans une usine automobile comme PSA Aulnay qui, en 2013 en France, avait le potentiel de fédérer les luttes bien au-delà des rangs des syndicalistes de l’automobile.
Ce n’est pas étonnant : tous les faux prophètes de la disparition, de l’affaiblissement historique de la classe ouvrière avaient un peu rapidement oublié que la mondialisation capitaliste n’a pas signifié une disparition mais un gigantesque redéploiement de l’industrie et donc de la classe ouvrière à l'échelle de la planète.
Cependant, ce qui est moins souvent souligné, c’est que les "nouveaux" secteurs de la classe ouvrière, associant prolétarisation des classes moyennes urbaines et accès au prolétariat de couches pauvres campagnardes du tiers monde, connaissent également depuis plusieurs années un début de processus d’organisation et de mobilisation.
Par exemple, la grève la plus longue et importante, hors mobilisations interprofessionnelles comme sur les retraites, que la France ait connue depuis 15 ou 20 ans a été celle des salariés sans-papiers entre octobre 2009 et juillet 2010, concernant 6000 travailleurs et travailleuses (dont 1500 intérimaires) organisés en AG et comités de grève quotidiens. Si des intérimaires sans-papiers sont capables de faire grève de manière auto-organisée pendant près d’un an, c’est qu’il se passe quelque chose... Surtout si des luttes similaires surgissent dans un pays comme les Pays-Bas, qui a connu en 210 et 2012 ses deux grèves les plus longues depuis les années 1930 (100 et 135 jours de grèves), par des travailleuses et travailleurs du nettoyage dont les méthodes de lutte ont eu beaucoup de similitudes avec celles des grévistes sans-papiers en France : regroupement des grévistes indépendamment de leurs employeurs sur des lieux d’occupation, secteurs précaires, travailleurs étrangers, rôle de militants révolutionnaires, soutien conquis dans l’opinion publique et les secteurs organisés de la classe ouvrière...
En France les grèves les plus combatives à La Poste, les mouvements des enseignants et parents d'élèves, celui en défense des retraites en 2010, mais aussi les Marées dans l’État espagnol, présentent des caractéristiques analogues : dynamique d’extension et de regroupement des différents sites et statuts, professionnels ou syndicaux, soutiens extérieurs, rôle de la jeunesse, rôle des militants politiques...
Face au redéploiement géographique de l’industrie et à la filialisation/recours à la sous-traitance/division des statuts dans les pays impérialistes, on constate dans les secteurs les plus avancés de la classe ouvrière, même si c'est à des degrés divers, la constitution d'une conscience commune où chacun comprend bien qu'on ne s'en sortira que par la lutte, une lutte d'ensemble, intergénérationnelle, inter-catégorielle, qui regroupe par delà les frontières syndicales, politiques, organisationnelles et dans une certaine méfiance à l'égard des directions traditionnelles du mouvement ouvrier comme de toute direction autoproclamée.
Des tâches de construction et d’implantation à discuter
Si nous voulons jouer un rôle, il est vital de chercher à s’implanter dans la classe ouvrière, qui a seule la capacité à s’opposer à l’offensive actuelle de la classe dirigeante. Et c’est elle qui a aujourd’hui, peut-être plus que jamais, le potentiel de construire une société débarrassée de toute exploitation et oppression. Ce n’est pas une tâche qu’il est possible de différer, quelle que soit la taille de l’organisation que nous construisons. Les discussions entre militants à l’échelle internationales doivent aussi déboucher sur des échanges sur le plan de la construction dans les secteurs sociaux décisifs.
Une caractéristique de pratiquement toutes les luttes importantes est le rôle important, souvent central, qu’y jouent les jeunes générations. Et c’est chez elles aussi que l’idée de la révolution, à laquelle les processus dans le monde arabe ont redonné une nouvelle actualité, gagne aujourd’hui du terrain. L’intervention et la construction dans la jeunesse doivent être plus que jamais une priorité, liées à celles en direction des entreprises.
Les révolutionnaires restent non seulement très minoritaires dans le mouvement ouvrier mais aussi très divisés, à l’échelle nationale comme internationale. Travailler à les (ré)unifier est une tâche spécifique très importante, qui souvent conditionne même leur capacité à jouer un rôle politique face aux nouveaux défis de la situation. De nombreux exemples nationaux le démontrent, par exemple l’Argentine aujourd’hui avec la percée politique et électorale du FIT (composée de plusieurs organisations, dont trois ont une implantation nationale, souvent opposées entre elles), ou encore la situation de l’extrême gauche britannique dans le contexte de la crise et de l’éclatement du SWP.
Parce qu'elle a pleinement conscience qu'elle n'incarne pas à elle seule le marxisme révolutionnaire et que son grossissement linéaire ne pourrait suffire pour répondre aux enjeux actuels, la IV° Internationale peut jouer un rôle moteur dans l’indispensable regroupement des révolutionnaires.
Les grands processus révolutionnaires (Révolution française, 1848, 1917-23, 1934-38, 1943-1949, Révolution cubaine, 1968...) ont toujours eu un impact et un caractère internationaux. Ils ont toujours déterminé les alliances, alignements et réalignements parmi les forces révolutionnaires. La révolte mondiale en cours contre les conséquences de la crise capitaliste, les politiques néolibérales et l’exploitation revêt les mêmes caractéristiques et nous pose les mêmes défis.
Nous pensons que la IV° Internationale devrait prendre des initiatives afin de répondre à cette situation et au besoin, qui en découle, de construire des directions révolutionnaires dans chaque pays et une coordination révolutionnaire au niveau international.
Un premier pas dans ce sens pourrait être le lancement, et la proposition adressée aux autres secteurs révolutionnaires existant au niveau national et international, de campagnes communes de soutien et de popularisation des processus les plus avancés. Par exemple – même s’il est clair que des choix devraient être faits – en soutien à la révolution égyptienne où une organisation marxiste révolutionnaire (les SR) joue aujourd’hui un rôle certes très minoritaire mais aussi indispensable que courageux ; en soutien aux luttes des travailleurs argentins et au FIT qui constitue pour eux l’ébauche d’une alternative politique ; ou encore, avec le mouvement potentiellement anticapitaliste qui est en train d’émerger aujourd’hui en Bosnie. C'est notamment dans cet objectif que la IV° Internationale devrait proposer sans attendre à l'ensemble de ces secteurs et courants l'organisation d'une conférence internationale commune.
Une telle démarche, entreprise sans angélisme mais sans non plus de sectarisme, non seulement renforcerait la IV° Internationale, ses sections et les organisations qui lui sont liées, mais pourrait poser des bases nouvelles pour des collaborations avec d’autres courants, ouvrant de nouvelles perspectives pour l’unité des révolutionnaires.