Equateur : derrière le mythe de la « révolution citoyenne »

Fin 2006, Rafael Correa remportait sa première élection présidentielle (il y en eut deux autres depuis) dans la foulée d’un soulèvement populaire qui avait chassé le précédent président élu. Porté par les aspirations de ce mouvement, anti-impérialiste et antilibéral, il promettait de conduire une « révolution citoyenne » combinant transformation sociale et respect de l’environnement, vers l’instauration d’une société du « bien vivre ». Près de huit années plus tard, on en est cependant loin et les désillusions sont croissantes.
Les premiers pas avaient pourtant été prometteurs. Dès sa prise de fonction, Correa engageait un bras de fer avec le FMI et la Banque mondiale, dont les représentants étaient invités à quitter le pays. Un audit de la dette extérieure était mis en place, au terme duquel 70 % de son montant étaient déclarés « illégitimes ». A l’issue de ce processus, finalement accepté par les créanciers sans mesures de rétorsion, la part du paiement des intérêts dans le budget de l’État, de 45 % en 2006, tombait en-dessous de 10 %.

Sur le plan politique et diplomatique, une autre mesure emblématique du début de mandat avait été le refus de renouveler le bail de la base militaire US de Manta, sur l’Océan pacifique ; celle-ci a donc fermé fin 2009 – là aussi sans trop de protestations –, ses troupes et leurs moyens se relocalisant en Colombie.

Des avancées sociales réelles…

Aux milliards libérés par la réduction de la dette se sont ajoutées les sommes générées par la croissance de l’économie équatorienne (plus de 4 % en moyenne annuelle depuis 2007) qui, comme celle d’autres pays latino-américains, a grandement bénéficié de la hausse des prix des matières premières. Le gouvernement Correa a ainsi pu investir dans l’éducation, la santé, la construction d’infrastructures et lancer une série de politiques sociales. Entre 2006 et 2013, la part des dépenses sociales dans le PIB est passé de 7 % à 15 %.

Si quelque 25 % des quelque 15 millions d’Équatoriens restent sous la ligne de pauvreté (contre 37 % en 2007), des avancées importantes ont été réalisées. Près de 90 % des enfants sont désormais scolarisés, l’analphabétisme a été pratiquement éradiqué, 60 % de la population a maintenant accès à la sécurité sociale quand ils n’étaient que 37 % en 2007…

... Mais aucun changement structurel

La structure de l’économie et de la société est en revanche restée inchangée. Les pauvres sont certes devenus moins pauvres, mais dans le même temps les riches se sont enrichis davantage. L’économie repose plus que jamais sur quelques productions agricoles intensives (l’Équateur est le premier exportateur mondial de banane) et, surtout, sur le pétrole qui représente 40 % des revenus de l’État et 60% des exportations. Elle reste ultra concentrée entre les mains de quelques groupes équatoriens (surtout dans la distribution et l’agrobusiness) et d’une dizaines d’entreprises multinationales (dont Lafarge dans le bâtiment et Schlumberger dans les services pétroliers). La part du privé n’a pas reculé et – contrairement aux promesses – il n’y a pas eu de nationalisations. La gestion de l’eau est toujours contrôlée par des sociétés privées – celle de Guayaquil, première ville du pays, est ainsi entre les mains de Veolia. Dans les campagnes, dont les terres productives sont contrôlées par des latifundistes, la réforme agraire également promise n’a même pas été initiée.

L’équateur a par ailleurs pour particularité d’avoir pour monnaie officielle le… dollar [1]. Le fait que Correa n’ait rien fait ni n’envisage rien pour modifier cette situation illustre les limites de son anti-impérialisme. Car si le dollar permet sans doute de sécuriser les prix des exportations de produits de base, il empêche tout développement d’une industrie locale et en général toute politique économique réellement indépendante. L’économie et, au-delà, le pays restent ainsi sous la dépendance très forte des États-Unis, qui sont par ailleurs son principal fournisseur
(41 % des importations) et son principal client (23 % des exportations équatoriennes).

La différence avec la période précédente a consisté avant tout dans la revalorisation du rôle de l’État, dont les moyens ont été accrus (les entreprises et les riches, qui ne payaient pratiquement pas d’impôts, en acquittent désormais un peu) et les capacités de contrôle, renforcées. Correa résumait ainsi, en 2012, sa gestion gouvernementale : « nous avons fait globalement la même chose, mais mieux, avec le même modèle d’accumulation que nous n’avons pas changé. Car notre but n’est pas de nuire aux riches, mais de créer une société plus juste. » Le mode d’accumulation – celui d’une économie dépendante et rentière – a effectivement été non seulement maintenu, mais renforcé. En particulier dans le domaine de l’extractivisme.

Reniements extractivistes

Une série de courants se réclamant de l’écologie, voire de l’écosocialisme, s’étaient extasiés devant l’« initiative Yasuni/ITT » lancée par Correa en 2007. De quoi s’agissait-il ? Le gouvernement équatorien s’engageait à ne pas exploiter le pétrole découvert dans le parc naturel de Yasuni, à l’est du pays sur les bords de l’Amazonie, afin de préserver sa grande biodiversité et les populations indigènes qui y habitent, comme de ne pas aggraver l’effet de serre [2], à une condition : que « la communauté internationale » verse à l’Équateur la moitié du manque à gagner occasionné, estimé à 350 millions de dollars par an.

Évidemment, aucun gouvernement capitaliste n’étant un bon samaritain et le pétrole se faisant par ailleurs de plus en plus rare, tout cela a tourné court. En août 2013, le gouvernement équatorien a annoncé qu’à son grand regret il lui faudrait commencer bientôt l’exploitation. Des commentateurs avisés estiment maintenant que cette « initiative » était en fait une manœuvre, destinée à contourner l’opposition des populations. Toujours est-il que les indigènes du Yasuni se sont alors révoltés, avec le soutien de mouvements sociaux. Ils ont exigé d’être consultés par référendum, en application de la Constitution adoptée en 2008. Mais ce texte, décrit comme social, écologique et très démocratique, respectant notamment l’autonomie de décision des communautés indigènes, assortit les dispositions se référant à cette autonomie et à la démocratie locale d’« exceptions », que le parlement peut voter « dans l’intérêt supérieur de la Nation » ; un parlement où le parti de Correa, Alianza País, dispose actuellement d’une majorité de plus de deux tiers…

Le sous-sol de l’Équateur recèle des gisements de cuivre, d’or et d’argent, qui étaient jusqu’à présent très peu exploités. Approfondissant encore le modèle extractiviste, le gouvernement a décidé d’y remédier en ouvrant une série de mines. Le pays a alors été secoué par des manifestations de masse contre cette exploitation minière, soutenues notamment par la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE). Elles ont été réprimées, Correa traitant à cette occasion les manifestants de « moins que rien » et d’« extrémistes ».

Un autre revirement d’importance concerne les relations commerciales avec l’Union européenne (UE). Après s’être opposé à la signature d’un accord de libre échange avec l’UE, le président équatorien l’a paraphé en juillet 2014. Et ce ne serait pas un reniement car l’intitulé du texte a été complété du mot « développement ». Là encore, ce qui a forcé la décision est la logique extractiviste, le développement des exportations de matières premières.

« Une révolution citoyenne » sans citoyens

Tout cela s’accompagne d’une politique autoritaire et répressive de plus en plus marquée. S’appuyant sur l’hyper-présidentialisation introduite par la Constitution soi-disant démocratique de 2008 (le président peut désormais gouverner par décret, dissoudre le parlement, et il nomme directement les gouverneurs des régions), Correa décide de tout et réprime tous ceux qui s’opposent. Des centaines de militants ont été ou sont emprisonnés, sous les accusations les plus fallacieuses y compris celle de « terrorisme ». Des journalistes sont en permanence menacés. Un nouveau Code pénal entré en vigueur en août 2014 aggrave la criminalisation des mobilisations sociales. Des amendements à la Constitution, déposés en juin 2014, limitent drastiquement les possibilités de recours des populations face à des décisions remettant en cause leurs conditions de vie. Un projet de nouveau Code du travail, en cours d’examen, élimine une série de droits des salariés.

Alors, où est-elle, cette fameuse révolution citoyenne, tant vantée notamment par le Parti de gauche ? Le sociologue et universitaire portugais, Boaventura de Sousa Santos (personnalité reconnue dans les milieux antilibéraux altermondialistes, et ancien soutien de Correa) a trouvé la formule qui tue : celui-ci veut en fait « une révolution citoyenne sans citoyens ou, ce qui revient au même, avec des citoyens soumis. » De Sousa Santos estime que « Correa est le grand modernisateur du capitalisme équatorien. Par son ampleur et son ambition, son programme présente certaines similitudes avec celui de Kemal Atatürk en Turquie, dans les premières décennies du 20ème siècle. L’un et l’autre sont régis par le nationalisme, le populisme et l’étatisme. » [3]

Jusqu’à quand ?

Reste à savoir si, dans un pays qui a connu récemment de très grandes luttes et révoltes sociales, cette politique et ces méthodes pourront tenir encore longtemps. De ce point de vue, les élections locales de février 2014 ont sonné comme une alarme. Pour la première fois depuis sa victoire à la présidentielle du 26 novembre 2006, Correa a perdu un scrutin. Ses partisans ont été battus dans les plus grandes villes du pays, parmi elles Guayaquil (la capitale industrielle, déjà administrée par l’opposition) mais aussi la capitale Quito et Cuenca, passées à droite. Son parti, Alianza País, ne l’a emporté que dans 10 régions sur les 23 que comporte l’Équateur.

Toute la question devient maintenant de savoir si les désillusions croissantes vont bénéficier à la droite, ultralibérale et réactionnaire, ou si le mouvement populaire sera un mesure de construire dans le cadre de ses luttes une alternative politique, cette fois-ci de contenu non plus abstraitement « citoyen » mais authentiquement socialiste.

 Jean-Philippe Divès
Revue L'Anticapitaliste n° 58 (octobre 2014),


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[1] En 2000. La banque centrale équatorienne est ainsi alimentée en devises par la Réserve fédérale US. Elle n’est autorisée à émettre elle-même – sous contrôle – que des pièces de 1 à 50 centimes (sur lesquelles le cent est rebaptisé centavo…)

[2] L’exploitation du champ ITT situé au sein du parc Yasuni provoquerait l’émission annuelle de 407 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère – un chiffre du même ordre que le total de ces émissions par la France.

[3] Y a-t-il quelqu’un pour défendre la Révolution citoyenne ?, ce texte fort intéressant est disponible en espagnol à l’adresse http://alainet.org/active/73679&lang=es

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