Home / Actualité /
Amérique latine /
Formation marxiste /
Histoire /
Publié dans la presse du NPA
/ Après la chute de la dictature argentine : « Ni oubli, ni pardon », un combat incessant et en partie victorieux
16:48
Actualité
,
Amérique latine
,
Formation marxiste
,
Histoire
,
Publié dans la presse du NPA
Edit
L’Argentine offre un exemple unique : 40 ans après le dernier coup d’Etat militaire, les chefs de la dictature et beaucoup de ses principaux tortionnaires sont en prison, où certains sont déjà morts. C’est que la lutte contre les « militaires assassins » et pour leur « jugement et châtiment » sans qu’il y ait « ni oubli pardon » est devenue massive, profondément enracinée et soutenue par la majorité de la population.
Deux jours après la victoire du candidat conservateur, Mauricio Macri, à l’élection présidentielle du 22 novembre dernier, le quotidien La Nación, porte-voix le plus autorisé de la bourgeoisie, publiait un éditorial où il demandait qu’on en finisse avec les procès contre les militaires de la dictature. Au même moment, une assemblée générale du personnel de ce journal critiquait publiquement sa direction, en demandant un démenti. Cette première expression de résistance au nouveau gouvernement montrait surtout la place qu’occupe au sein de la population la lutte pour le « jugement et châtiment de tous les coupables de la répression » et les difficultés que rencontre la bourgeoisie pour clore ce chapitre.
L’Amérique latine a connu alors de nombreux coups d’Etat et dictatures militaires, mais l’Argentine a été le seul de ses pays où l’ensemble des responsables de la dictature ont été traînés en procès. Celui-ci s’est tenu entre avril et décembre 1985, sous le gouvernement du président Raul Alfonsín, du Parti radical.
La répression impitoyable de la dictature visait à exterminer toute une génération de militants politiques et ouvriers, afin de clore la période ouverte par le Cordobazo de 1969. Le coup d’Etat avait été soutenu par les forces impérialistes, l’ensemble des fractions de la bourgeoisie, tous les partis institutionnels et y compris… le Parti communiste. Mais sept années plus tard, la situation avait changé.
La chute de la dictature et Alfonsín
Malgré la répression, la mobilisation pour les disparus a pris une dimension impressionnante grâce à l’héroïsme des militants et militantes des organismes des droits de l’homme. Les grèves se développent, la situation économique se détériore gravement, l’impérialisme US s’est retourné, la dictature a échoué aux Malouines. C’est dans ces conditions qu’elle organise avec la Multipartidaria (les partis institutionnels et le PC) une « transition pacifique » qui débouche sur les élections du 12 octobre 1983. La victoire de Raul Alfonsín signe alors la premier défaite électorale nationale du péronisme, qui apparaît comme le plus compromis avec la dictature.
Les objectifs du nouveau gouvernement sont clairs : assurer la continuité de l’Etat et de son personnel, respecter ses engagements internationaux, dont le paiement de la dette. Le sort des généraux concentrait toute l’attention. La dictature s’était déclarée elle-même une amnistie mais la mobilisation et la haine de la population obligent Alfonsin à l’annuler, à constituer une commission de recherche de la vérité et a promettre le jugement des tortionnaires.
Alfonsín veut que les militaires soient jugés par leurs pairs mais cette tentative échoue. La hiérarchie militaire elle-même est amenée à refuser. La Commission nationale sur la disparition des personnes (CONADEP) est formée en avril 1984 sous la présidence de l’écrivain Ernesto Sábato, qui avait soutenu le coup d’Etat, et avec une combinaison calculée des militants des droits de l’homme et de personnalités étrangères à la lutte démocratique. La CONADEP produit un rapport intitulé Nunca Más (Jamais plus), qui commence par dire : « Durant la décennie 1970, l’Argentine a été secouée par la terreur qui avait comme origine aussi bien l’extrême droite que l’extrême gauche ». C’est la théorie officielle « de los dos demonios » (des deux démons) qui met sur le même plan le terrorisme d’Etat et les actions de la guérilla.
Le procès des juntes militaires
Le rapport, distribué massivement, provoque néanmoins un ébranlement. Il recense 9000 disparus et identifie 700 gradés directement impliqués dans la répression. Sa remise officielle au président, le 20 septembre 1984, donne lieu à une manifestation à Buenos Aires de 70 000 personnes exigeant « jugement et châtiment », à l’opposé de toute démonstration de soutien au gouvernement. Contraint de changer de politique, celui-ci décide que les membres des juntes militaires qui se sont succédé seront finalement jugés par la justice ordinaire.
Il vise alors plusieurs buts ; ne pas mettre en causse les gouvernements péronistes d’avant la dictature, qui avaient mis en place la sinistre Triple A – l’organisation paramilitaire ayant assassiné des centaines de militants ; éviter un « procès politique » de la dictature (du type Nuremberg) parce que ce serait faire le procès de l’ensemble de la classe capitaliste et de l’impérialisme, des corps constitués, de l’Eglise, du personnel politique et de la bureaucratie syndicale. Il ne faut donc juger que quelques militaires, sans toucher aux milliers de gradés assassins et de membres des bandes armées qui ont torturé, violé, assassiné et fait disparaître des dizaines de milliers de personnes. Une question cruciale est que l’on n’a jamais recherché les archives militaires ou civiles sur la répression.
Le procès commence en avril 1985 et la sentence est prononcée en décembre. Pendant ces huit mois, les crimes de la dictature et la question des disparus font chaque jour la une de la presse, la haine envers les militaires se répand et s’empare de la majorité de la population. Mais selon le jugement qui est rendu, si des crimes horribles ont bien été commis il n’y aurait pas eu un plan d’extermination constituant un objectif central du régime militaire. Le tribunal explique que les juntes avaient effectivement un plan criminel mais que chaque branche des Forces armés l’avait exécuté de façon séparée. Les deux premières juntes sont condamnées mais la troisième est absoute et la quatrième n’est même pas jugée. Cette mise en scène est destinée à sauver tout ce qui peut l’être, à travers la condamnation à la prison de quelques généraux exécrés.
« Point final » et amnistie…
Dans les années allant jusqu’à la fin de la présidence Alfonsín, le Congrès des députés approuve en 1986 la loi du « Punto final » (Point final) empêchant tout nouveau procès, et en 1987, suite à un soulèvement militaire, celle de l’« Obediencia debida » (obéissance due) qui exonère la chaine militaire de toute responsabilité au motif qu’elle n’avait fait que suivre des ordres. Le gouvernement péroniste de Menem va ensuite plus loin en décrétant, en 1989-1990, l’amnistie des généraux condamnés... ainsi que des dirigeants de la guérilla péroniste des Montoneros.
Le combat pour le « jugement et châtiment » des « génocidaires » devient alors un axe permanent des luttes populaires. Il contraint les gouvernements successifs à une série de manœuvres et parfois à des concessions, en devenant également un terrain de délimitation entre militants et organisations. Chaque année, les manifestations du 24 mars (jour anniversaire du coup d’Etat de 1976) réunissent des foules avec des slogans de plus en plus radicaux : contre la dictature et les militaires, mais aussi contre la conciliation d’Alfonsín, contre l’amnistie de Menem, contre l’impérialisme, contre le paiement de la dette, en défense des luttes syndicales et populaires dans leur ensemble.
…Balayés après 2003
Le soulèvement populaire de décembre 2001 donne une nouvelle impulsion à ces mobilisations, d’autant que la période 2001-2003 connaît elle aussi des répressions sanglantes, comme celle du Pont Pueyreddón conduisant à l’assassinat par balles de Maxi Kosteki et Dario Santillán, en juin 2002 sous le gouvernement de Duhalde. Le mouvement pour le « jugement et châtiment » rencontre les nouvelles expressions du mouvement ouvrier, de la jeunesse et des quartiers : les occupations d’usines, les assemblées populaires, les syndicats combatifs, les mouvements de chômeurs (« piqueteros »).
Sous cette pression et pour se donner une image populaire de défenseur des droits de l’homme, le gouvernement de Néstor Kirchner (2003-2007) change de cap. Le parlement annule les lois d’Alfonsín et l’amnistie de Menem est effacée. Les procès reprennent. Une série de mesures symboliques sont prises, comme le décrochage des portraits des présidents de la dictature et la création de lieux de mémoire, Des organisations qui ont lutté contre la répression dictatoriale, comme les Mères de la Place de Mai, sont cooptées et financées par l’Etat, se transformant en portevoix du gouvernement. Les Mères et le gouvernement essayent de diviser les mobilisations du 24 mars en organisant leurs propres rassemblements, mais leur succès reste très mitigé.
Depuis, on a enregistré près de 600 condamnations par la justice et en 2016, 16 jugements devraient aboutir avec peut-être quelque 280 nouvelles condamnations. 200 responsables de la dictature et agents de la répression demeurent aujourd’hui en prison.
Une question toujours actuelle
Comme pour l’ensemble des gouvernements depuis 1983, la préoccupation fondamentale des Kirchner a cependant été de protéger l’appareil d’Etat et les appareils de répression. Les procès sont toujours individuels, lents, tardifs, sans verdicts de nature politique et avec des juges et procureurs corrompus. Les archives continuent d’être fermées, les preuves doivent être réunies à partir de témoignages alors que la majorité des victimes n’est plus là pour le faire. Les services de renseignement et les appareils clandestins ont connu un nouvel essor. En 2013, la présidente Cristina Kirchner a nommé pour la première fois un ancien responsable de la répression, le général Milani, comme commandant en chef de l’armée de terre. On a créé un secrétariat de Etat à la sécurité pour réprimer les manifestations et les grèves. Les gouvernements Kirchner ont défendu à nouveau le rapprochement entre le peuple et les Forces armées.
La mobilisation populaire n’a pas connu de recul significatif et est parvenue à garder son indépendance vis-à-vis de l’appareil d’Etat. De nouvelles formes d’expression comme les « escraches » (actions directes devant les domiciles de ceux que l’on veut dénoncer) sont apparues. Le collectif « Memoria, Verdad y Justicia » (Mémoire, vérité et justice) a continué à organiser chaque année les manifestations sur la place de Mai pour le « jugement et châtiment ». Il se mobilise également contre la répression d’Etat, comme lors de la disparition en 2006 de Julio Lopez (un témoin clé dans un procès) ou l’assassinat de Mariano Ferreira (un militant cheminot du Parti ouvrier) par la bureaucratie syndicale avec la complicité de la police. Les partis membres du FIT (Front de la gauche et des travailleurs) sont partie prenante de cette continuité de la lutte populaire, à côté d’autres organisations militantes.
Avec leurs propres méthodes et politique, les gouvernements Kirchner (2003-2015) ont perpétué une tendance de fond de la classe dominante argentine : préserver, développer, fortifier l’appareil de répression. Le gouvernement actuel de Macri sera encore plus direct. La lutte pour le « jugement et le châtiment » et contre la répression sont à nouveau aujourd’hui un moteur de l’affrontement entre d’un côté le mouvement ouvrier, la jeunesse et la population, de l’autre les possédants et le gouvernement.
Marcelo Neuestern
dans la revue L'Anticapitaliste n° 74 (mars 2016)