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/ Aujourd’hui, la classe ouvrière peut-elle jouer le même rôle qu’en 1917 ?
Il y a 100 ans, la classe ouvrière russe montait « à l’assaut du ciel », pour reprendre la formule de Marx à propos des communards de 1871, c’est-à-dire qu’elle s’emparait pour la première fois du pouvoir économique et politique dans un pays gigantesque. Souvent, les historiens, les politiciens bourgeois de gauche et les réformistes en tout genre tentent de nous convaincre que ce n’est plus possible aujourd’hui, qu’il s’agissait d’une anomalie survenue dans une société archaïque, et que de nos jours, ce ne serait plus viable ni nécessaire.
La classe ouvrière, moteur de l’Histoire hier comme aujourd’hui !
Pour nombre d’intellectuels, de politiciens et de médias, la classe ouvrière française ne correspondrait plus qu’à une petite part de la société. Pour eux, ce sont les bleus de travail, les grosses chaînes de production, les usines automobiles… Une telle classe ouvrière existe encore, bien qu’entre 1970 et aujourd’hui, elle soit passée de 7 à 6 millions de personnes, et que sa part représentative dans la sphère active soit passée de 40 à 20 %. Bien entendu, 6 millions, c’est déjà énorme par rapport aux effectifs du prolétariat industriel à l’époque où Marx écrivait le Manifeste du Parti communiste. Le changement le plus notable concerne surtout la concentration, qui est moindre, les centres de plus de 5 000 ouvriers s’étant raréfiés au gré des fermetures de sites, des licenciements et des attaques du patronat.
Mais la classe ouvrière, ce n’est pas que l’industrie et le bleu de travail : aujourd’hui, on peut parler d’une prolétarisation de la société ; non par volonté d’utiliser un verbiage qui rendrait « plus rouge » la société actuelle, mais par simple analyse objective. On définit le prolétariat comme celles et ceux qui n’ont que leur force de travail pour subsister, et qui n’ont aucun moyen de contrôler du capital ou des moyens de production.
Si nous retenons cette définition, et si nous excluons les métiers relatifs à la répression et au maintien de l’ordre, ainsi que ceux qui participent à la chaîne de commandement des entreprises, le nombre de travailleurs qui n’ont que leur emploi est très élevé. Cela équivaut à près d’1,9 million de personnes dans la fonction publique d’État, et dans le privé, à environ 14 millions d’employés et d’ouvriers. À ces chiffres, nous pouvons ajouter une bonne part des « professions intermédiaires », comprises entre les cadres et les agents d’exécution, et qui représentent 7 millions de personnes. Au final, ce sont 22,9 millions de femmes et d’hommes qui relèvent directement d’une couche de salariés ne disposant que de leur force de travail pour subsister, soit 81,7 % de la population active. Sans parler des travailleuses et des travailleurs privés d’emploi, qui sont près de 6 millions aujourd’hui en France.
Ces chiffres montrent bien que la force numérique des prolétaires est prépondérante en France : derrière chaque action, chaque production directe ou indirecte, il y a des salariés. La part de patrons, cadres ou dirigeants est minime. D’ailleurs, le nombre de travailleurs participant à la chaîne de production d’un téléphone ou d’une une voiture a augmenté, ces dernières années. La classe ouvrière n’a donc pas disparu, loin de là. Dans les services, les conditions de travail ressemblent de plus en plus à celles des ouvriers d’usine, qu’il s’agisse des centres d’appels téléphoniques, du commerce, des plateformes de distribution, etc. De plus en plus, le travail ressemble à celui d’une chaîne, avec des tâches précises, souvent non qualifiées et sous-payées, qui doivent s’enchaîner, situation d’ailleurs qu’on retrouve aussi dans la santé et dans de nombreux services publics.
En définitive, les prolétaires sont plus nombreux qu’en Russie en 1917. Notre nombre et notre présence dans tous les secteurs font que notre classe, plus que jamais, serait en mesure de prendre et d’exercer le pouvoir.
Une société moderne, impossible à diriger ?
Un autre argument avancé aujourd’hui est que la société est infiniment plus complexe et hiérarchisée qu’autrefois, ce qui la rendrait impossible à diriger par les travailleurs.
L’État dispose de grandes écoles, pour ses hauts fonctionnaires, ses chefs politiques, les dirigeants des grandes entreprises : il s’agit d’accréditer l’idée que seule une élite triée sur le volet pourrait diriger la société.
Notre opinion à ce sujet est totalement inverse, dans la mesure où les classes laborieuses, à tous les niveaux, ont un rôle-clé dans le fonctionnement des entreprises et de la société. Si l’on prend l’exemple d’une ville, son réseau d’écoles et de cantines, ses services de nettoyage, de transports, de distribution d’eau et d’électricité, l’organisation d’évènements divers et variés, rien de tout cela n’existerait sans l’action de travailleuses et de travailleurs. Les responsables et les décisionnaires ne font que tracer des plans, qui en réalité s’appuient la plupart du temps sur les bilans et les remarques des équipes chargées de leur mise en œuvre. À vrai dire, les travailleurs pourraient diriger la ville, car ce sont eux qui la font tourner et qui en ont une pleine connaissance ; ils seraient même capables de l’améliorer, en accédant aux finances et en les gérant de façon rationnelle et utile à la collectivité, en supprimant les dépenses somptuaires, les gaspillages relevant du parasitisme social des chefs ou de la complaisance vis-à-vis des entreprises « amies » de la mairie.
Dans les entreprises privées, les choses ne sont guère différentes. À tous les niveaux, des travailleuses et des travailleurs qui n’ont aucun intérêt dans le capital de la société appliquent les décisions et les ordres de la direction. Dans le cas d’une entreprise automobile, les salariés connaissent les procédés de construction, les matériaux nécessaires, le fonctionnement d’un moteur… et parfois même la façon dont il pourrait être amélioré. En 1960, déjà, les salariés de l’automobile relevaient que certains changements dans la production allaient entraîner une baisse de la qualité ; alors aujourd’hui, avec des ouvriers encore mieux formés, qui ont été rendus polyvalents par la multiplication des tâches à des postes différents au nom de la « flexibilité », la compréhension des moyens d’améliorer la production est bien plus élevée encore.
On nous rétorquera alors que seuls les ingénieurs peuvent mener la recherche et le développement, nécessaires aux améliorations et à la transition énergétique. Pourtant, même ces recherches sont freinées par le manque de moyens ou par les stratégies imposées par l’État et/ou les entreprises. Dans le domaine de la transition énergétique, Renault, Total ou Elf limitent financièrement ces recherches et veulent continuer à exploiter à fond les technologies liées au pétrole tant que cette ressource n’est pas encore tarie. Les « petites mains » des laboratoires débordent souvent d’idées pour tout améliorer, mais elles se heurtent à des injonctions capitalistes et à des refus d’investissements.
À l’échelle d’un pays et même au niveau international, toutes ces tâches sont l’œuvre de travailleurs. Il est évident qu’il serait plus simple et plus rationnel que ce soient eux qui s’accordent entre eux pour la poursuite d’objectifs communs, au lieu de requins de la finance qui rêvent de plumer leurs concurrents.
Le fonctionnement quotidien de la société est déjà le fait de millions d’anonymes qui appliquent des directives tout en percevant les dysfonctionnements et les possibles améliorations. S’il s’agissait pour eux de gérer la société entière, il n’y aurait pas de chambardement général, mais plutôt une libération allant de pair avec une amélioration des conditions de travail et du fonctionnement de la production et de la société dans son ensemble.
Combattre pour la perspective d’une révolution socialiste, cela implique aussi de connaître les secteurs qui occuperont une position stratégique dans le contexte d’une situation révolutionnaire : par exemple, il sera indispensable d’avoir de notre côté les salariés de l’informatique et des télécommunications. On imagine aisément la puissance d’un comité de grève qui serait capable d’envoyer des SMS à l’ensemble des travailleurs d’une zone géographique pour les appeler à soutenir un piquet ou à se rendre à tel ou tel endroit. On peut aussi imaginer une paralysie générale de tous les instruments de surveillance numérique (géolocalisation, écoutes téléphoniques, vidéosurveillance, traçage internet, drones, etc.) utilisés par les forces de répression, un blocage de leur accès aux réseaux de communication… Les technologies utilisées par la bourgeoisie pour le maintien de son ordre social pourraient se retourner contre elle, leur mise en œuvre et leur maintenance dépendant elles aussi de travailleurs.
Conscience de classe et parti : des problèmes actuels et urgents
Les prolétaires sont plus nombreux qu’il y a un siècle, leur capacité à gérer la société dans son ensemble est bien plus grande qu’en 1917. La difficulté n’est donc pas de nature objective, comme certains le prétendent, mais se situe plutôt dans la sphère subjective, celle de la conscience de classe et de l’organisation politique.
Selon les propos de la politologue Nonna Mayer, publiés en 2012 sur le site web de TNS Sofres, « En 1966, sur l’ensemble de la population, 23 % avaient le sentiment d’appartenir à la classe ouvrière et 13 % aux classes moyennes. En 2010, les proportions se sont inversées, c’est 6 % pour la classe ouvrière et 38 % pour les classes moyennes ». Cette évolution, liée à de nombreux facteurs, peut notamment s’expliquer par un plus large accès à divers biens de consommation dans la vie quotidienne (équipements high-tech, électroménager, véhicules personnels, etc.), à des produits qui étaient autrefois réservés à une élite. Pourtant, une telle évolution ne modifie rien au rapport à l’appareil de production et à l’exploitation, laquelle peut tout nous faire perdre en un rien de temps, au gré d’un licenciement. Qui plus est, l’accès à de tels équipements, que l’on peut de moins en moins assimiler à des produits de luxe tant ils sont devenus banals, s’explique moins par un « embourgeoisement » de la classe ouvrière que par les énormes gains de productivité qu’a connu le capitalisme depuis l’après-guerre.
Le principal problème de notre époque est celui de la conscience de classe, de la compréhension par les travailleurs de leurs intérêts communs en tant que membres d’une même classe sociale exploitée. Cette situation est complexe : nombre de salariés ont bien sûr le sentiment que le gouvernement et les grands patrons vivent dans un autre monde que le leur, et qu’ils sont porteurs de tous les mauvais coups qui leur arrivent ; pourtant, cela ne suffit pas à ce qu’ils accèdent à la conscience d’appartenir en positif à une classe sociale, c’est-à-dire avec la nécessité de définir une action défensive et offensive commune.
Les directions des syndicats et des grands partis issus du mouvement ouvrier ont une responsabilité écrasante dans ce recul de la conscience de classe, car cela fait bien longtemps qu’elles ont cessé de combattre pour que les travailleurs s’émancipent par eux-mêmes. Souvent, les directions syndicales défendent une politique hésitante et timorée, au prétexte que les salariés ne seraient pas prêts, ou qu’avec les intérimaires, « c’est plus compliqué »… Elles ont une politique de division et de démobilisation, à travers des luttes sectorielles sans volonté de construire un « tous ensemble », ou dans le cadre de négociations avec le grand patronat ou le gouvernement : en diverses occasions, leur doctrine équivaut toujours à faire comme si nous n’avions pas tous les mêmes intérêts, et comme si les travailleurs n’étaient pas assez forts pour retourner la situation à leur avantage.
Pourtant, les travailleurs demeurent potentiellement capables de bloquer toute l’économie et de la faire fonctionner dans leur propre intérêt et celui de la collectivité. Dans cet objectif, il faut œuvrer à la reconstruction de la conscience de classe, d’organisations dont la boussole est la lutte de classe en vue de la prise du pouvoir par les travailleurs ; nous devons allier la théorie et la pratique, pour faire des expériences et éduquer les masses pour monter « à l’assaut du ciel ».
Hermann