Des prévisions mêmes des économistes les plus bourgeois, quoique celles-ci restent toujours incertaines, la crise sanitaire accélère une crise économique venue de loin, des contradictions d’un capitalisme qui doit toujours s’étendre pour survivre, mais dont l’organisation maintient obligatoirement des pays, régions et franges entières de la population mondiale à la marge de ses « bienfaits ».
En 1938, dans un contexte de crise économique mondiale, de montée des conflits annonciateurs d’une nouvelle guerre mondiale, d’écrasement du mouvement ouvrier et de la démocratie dans les pays fascistes, de trahison de la révolution socialiste dans l’URSS stalinienne, Trotsky estimait que « la crise historique de l’humanité se [réduisait] à la crise de la direction révolutionnaire » : des partis et des syndicats ouvriers de masse structuraient la classe ouvrière, mais sous la direction de sociaux-démocrates attachés à sauver les institutions bourgeoises ou de staliniens s’évertuant à freiner toute poussée révolutionnaire susceptible d’échapper au contrôle de la bureaucratie soviétique.
Depuis, les échecs du stalinisme et de ses diverses variantes au XXe siècle ont en partie discrédité les discours se réclamant du communisme, fût-il révolutionnaire et antistalinien. Pourtant, le capitalisme est loin de recueillir une adhésion unanime, ni dans les pays capitalistes avancés, ni dans les pays en développement.
Pas une année ne passe sans que la crise économique ne donne lieu à des mouvements sociaux d’ampleur, à des manifestations de masse portant des revendications économiques et sociales, mais aussi politiques et démocratiques. Elles expriment des remises en cause radicales des pouvoirs en place, voire des États et de leurs institutions, notamment policières. Les larges mobilisations écologistes expriment la prise de conscience par toute une génération de l’incompatibilité de la recherche du profit avec la sauvegarde de la planète.
Avec un poids différent de celui qu’elles avaient dans les années 1930, les directions syndicales ne perdent jamais une occasion de tirer en arrière les mobilisations sociales, et celles des partis réformistes continuent de leur donner d’illusoires perspectives institutionnelles. La tâche des révolutionnaires reste bien celle de redonner une boussole, de proposer une orientation, une direction à suivre : non pas pour atténuer les crises, relancer la machine capitaliste et relégitimer ses institutions, mais au contraire pour pousser ces crises jusqu’à la rupture.
C’est le sens que doit avoir un programme communiste aujourd’hui : non pas un projet formé de « bonnes idées » nées de quelques cerveaux éclairés, mais un programme d’action appuyé sur l’expérience réelle des luttes sociales dans leur grande diversité.
Lutter pour nos revendications, même incompatibles avec le système
Augmentation des salaires, interdiction des licenciements, réduction du temps de travail jusqu’à ce que chacun et chacune ait un emploi, refus de l’austérité, annulation de la dette, contrôle ouvrier de l’organisation du travail, contrôle démocratique des choix de production, planification de l’économie, réduction des circuits effectués par les matières premières et les produits transformés, etc. Ces revendications peuvent sembler irréalistes pour les politiciens et autres éditorialistes des médias dominants. Elles le sont pourtant beaucoup moins que la perspective de continuer à voir le monde fonctionner comme il le fait actuellement.
Mais elles exigent de remettre en cause le pouvoir décisionnel des patrons, la propriété privée des moyens de production et la pseudo-autorégulation du marché – dont les économistes les plus libéraux savent bien qu’elle est illusoire, eux qui exigent sans cesse le soutien de l’État aux entreprises !
Le début de la crise sanitaire a été marqué par la pénurie de masques – en partie organisée par des entreprises comme La Poste qui en ont fait de la rétention –, de gel hydro-alcoolique ou encore de tests, par l’arrivée à saturation de services hospitaliers et par le vidage des étalages dans les commerces. Cette période a montré à quel point la « loi du marché » était incapable d’ordonner la production pour satisfaire les besoins urgents. Désormais, le patronat et le gouvernement répètent à l’envie que l’économie va mal et que des sacrifices vont être nécessaires.
S’il est indéniable que de nombreux secteurs économiques ont vu une baisse d’activité, il n’en reste pas moins que la grande distribution a connu des chiffres d’affaires sans précédent : les ventes ont augmenté de près de 10 % début mars, puis de 237 % le 16 mars, avant de revenir progressivement à la normale. Si ces commerces ont pu continuer à vendre des produits, c’est que l’industrie et les transports, donc aussi le secteur de l’énergie, ont continué à tourner, souvent à plein régime. Le secteur de la livraison à domicile a bondi de plus d’un tiers et les chiffres d’affaires de certaines plateformes de livraison de repas ont augmenté de plus de 50 % au premier semestre 2020... La réalité de la crise est donc très différenciée selon les secteurs. Connaître avec précision l’état de l’économie exigerait d’avoir un accès aux comptes des entreprises. La mettre sous le contrôle de la population et de ceux et celles qui la font tourner, impliquerait de rompre avec la sacro-sainte propriété privée des moyens de production.
Mettre en lumière l’impasse de la société capitaliste
À ceux qui l’avaient oublié, la crise a rappelé comment fonctionne l’économie réelle : loin de concepts abstraits et de notions trop complexes pour être comprises du plus grand nombre, l’économie, c’est avant tout l’activité réelle d’hommes et de femmes qui produisent des richesses ou rendent des services, de la récolte des produits agricoles à leur mise en vente dans les magasins, en passant par leur transformation et leur transport, à l’aide de machines elles-mêmes issues de l’extraction et de la transformation de matières premières. La crise a mis en lumière celles et ceux qui font tourner la société : ce ne sont pas les actionnaires ou les financiers, pas des communicants et autres vendeurs de vent de la « start-up nation », mais la classe ouvrière dans sa grande diversité. Celle des travailleurs et des travailleuses de la santé et du social, de l’énergie et des transports, des télécommunications et de l’éducation, de l’industrie et du commerce. Celle d’une population ultra-majoritaire, qui ne possède que sa force de travail et la vend en échange de salaires, lesquels n’ont rien à voir avec la quantité colossale de richesses que ses activités apportent à la société.
Faire payer la crise à cette population laborieuse par des sacrifices d’emplois, de salaires et de congés, c’est particulièrement injuste. Mais c’est également bien présomptueux de la part de la classe dirigeante : si ceux et celles sur qui tout repose refusaient de se plier aux injonctions des dirigeants, leur force serait sans commune mesure.
Une autre société devrait alors être instaurée, née de nos luttes pour la prise en main des outils de production, dans le cadre d’organes démocratiques développés au cours de ces luttes. Modestement, nos assemblées générales, nos coordinations, nos services d’ordre de manifestation et tous nos cadres d’échange et d’élaboration communs sont autant de laboratoires pour expérimenter un fonctionnement réellement démocratique, des rapports humains débarrassés de la concurrence et tentant de s’affranchir de réflexes oppressifs que la société nous a inculqués. Ils sont des outils tant pour impulser les mobilisations que pour y démontrer qu’un autre monde est possible.
Le communisme n’est pas un projet défini, une « utopie », un modèle « clé en main » qui deviendrait une réalité une fois la majorité de la population convaincue par une bonne propagande en sa direction... C’est la société qui naîtra d’une lutte menée jusqu’au bout contre la société actuelle et sa classe dirigeante.
L’urgence de nous doter de partis révolutionnaires
Davantage encore qu’au temps de Marx et Engels, le système capitaliste est généralisé dans le monde. Le salariat est la norme pour la grande majorité de l’humanité. Les économies sont intriquées les unes dans les autres et totalement interdépendantes. Une poignée d’actionnaires milliardaires concentrent les richesses et les moyens de les produire. L’automatisation, la rapidité des moyens de transports, l’informatisation et la colossale quantité d’énergie produite rendent de plus en plus réductible le temps de travail nécessaire à la satisfaction des besoins, et de plus en plus quantifiables ces besoins en question. La crise environnementale, le réchauffement climatique comme l’épuisement des ressources, font de la planification de l’économie une urgence vitale. En bref, les conditions matérielles, objectives, pour l’instauration d’une société communiste, sont plus que jamais réunies.
Parmi ses derniers remparts, le capitalisme peut compter sur sa force armée, sur les illusions dans ses institutions et sur sa capacité à nous diviser par le nationalisme, le racisme, le sexisme, l’homophobie, etc. L’urgence doit être de lier les luttes sociales existantes à une perspective anticapitaliste et révolutionnaire. C’est cette tâche qui doit guider la construction de partis révolutionnaires dans tous les pays, et qui lui donne toute son actualité.
Jean-Baptiste Pelé