L'assassinat de Léon Trotsky, par Esteban Volkov

Lors d’un colloque international à Barcelone, en 2003, Esteban (Sieva) Volkov est revenu sur les circonstances de l’assassinat de son grand-père Léon Trotsky, à Mexico, le 20 août 1940.

Il est nécessaire de rétablir la vérité historique, dans cet océan de confusion, de falsification et d’altération dont sont responsables les oppresseurs et les exploiteurs de la planète, qui veulent maintenir le statu quo.

Je ne suis pas un expert en religions, mais je pense qu’elles contiennent une grande vérité : l’existence de l’enfer. Elles commettent seulement une petite erreur concernant son emplacement. Il n’est pas sous terre - mais ici même, à sa surface, sous la domination de la propriété privée des moyens de production et du Capital. Les trois quarts de l’humanité, et peut-être davantage, vivent dans cet enfer. Tous les progrès technologiques et scientifiques sont utilisés pour accroître l’exploitation des travailleurs et le pillage des ressources naturelles. On impose aux hommes de choisir entre mourir de faim et mourir sous le feu de « bombes intelligentes ».

Une grande question nous vient à l’esprit : l’accomplissement de la grande révolution d’octobre 1917 valait-il la peine ? Car cette révolution a fini par être détruite par le Stalinisme, lequel a causé la mort de dizaines de millions d’individus et a anéanti la grande majorité des mouvements révolutionnaires, aidant ainsi le capitalisme à se survivre dans sa phase la plus destructive et parasitaire.

La réponse est claire, et n’admet pas de doute. Pour sortir l’humanité de l’enfer du capitalisme et du totalitarisme bureaucratique ; pour commencer à bâtir une nouvelle civilisation, dans laquelle les hommes ne seront plus traités comme des marchandises - pour cela, aucun sacrifice n’est trop grand.

Il me vient à l’esprit ces phrases que Léon Trotsky a prononcées aux camarades américains, en 1938 : « Il n’est pas de tâche plus grandiose, sur terre, que la notre. Aussi, notre parti exige de nous que nous nous donnions entièrement à lui. Mais en retour, il nous donne la plus haute des satisfactions : la conscience de participer à l’édification d’un avenir meilleur, de porter sur nos épaules une parcelle des espoirs de l’humanité, et de ne pas vivre en vain notre existence. »

La vie du révolutionnaire Trotsky est une confirmation de ces paroles. Une vie intégralement dédiée à la révolution, et qui s’est éteinte sur le champ de bataille révolutionnaire.

Plus que personne, Trotsky comprenait le rôle de la bureaucratie stalinienne comme frein à la révolution. Dans la dernière partie de sa vie, qu’il considérait comme la plus importante, il s’est fixé l’objectif de rassembler une nouvelle avant-garde révolutionnaire, tout en continuant de combattre et de démasquer le régime bureaucratique de Staline. Du fait du courage que Trotsky y mettait, cette lutte faisait trembler le tyran du Kremlin. En conséquence, l’assassinat de Trotsky est devenu un objectif majeur de Staline. Il consacrait à cette fin toutes les ressources économiques et humaines à sa disposition, et y est finalement parvenu le 20 août 1940. Aujourd’hui, Staline et ses complices occupent enfin la place qui leur revient - la poubelle de l’histoire, dans la galerie des horreurs aux côtés de Néron et Caligula.

Celui qui vous parle, Sieva Volkov, est l’ultime survivant, le seul témoin qui reste du dernier chapitre de la vie de Léon Trotsky, à Mexico.

Je suis arrivé au Mexique, en août 1939, avec les Rosmer, qui étaient proches de Trotsky et Natalia [la femme de Trotsky]. Je venais de Paris, où j’avais vécu avec Jeanne, la veuve de Léon Sédov [fils de Trotsky, assassiné par des agents staliniens à Paris]. C’était pour moi un grand changement : la vie à Paris avec Jeanne était très difficile à cause de la peine que lui causait la mort de son mari. J’avais 13 ans lorsque j’arrivais à la maison, au 19 rue de Vienne, à Coyoacan (Mexico). Je m’en souviens comme d’une communauté, une grande famille. Une petite avant-garde du socialisme, où régnait une ambiance de travail, de solidarité, d’humanité... Maintenant, je me figure la maison comme la caserne d’une lutte politique. Natalia et Trotsky étaient entourés d’un groupe de jeunes camarades de différentes nationalités, surtout américains, et tous volontaires. Ils participaient à l’activité de la maison, comme gardes, secrétaires, etc.

Il y avait toujours, dans la maison, une grande activité. Trotsky était très actif et très vivant. Il savait parfaitement que ses jours étaient comptés et voulait accomplir le plus de travail possible pendant ce peu de temps qui lui restait. Il ne négligeait jamais l’éducation politique des camarades, et il y avait fréquemment, le soir ou l’après-midi, des réunions dans son bureau, où éclatait parfois une polémique...

L’une des qualités les plus remarquables de Trotsky était son merveilleux sens de l’humour. De même, il s’intéressait vivement aux camarades, et était très chaleureux. Mais, en même temps, il était très strict vis-à-vis des règles. Il est arrivé une fois que Sheldon Harte, un jeune garde, oublie de fermer la porte principale de la maison. De façon prémonitoire, Trotsky déclara que ces erreurs étaient impardonnables et que Sheldon pourrait en être la première victime.

Une autre caractéristique remarquable de Trotsky, c’était sa grande admiration pour le travail des gens. Il n’admettait pas les privilèges et les distinctions. Je me souviens que lorsque la fausse septique de la maison s’est bouchée, Trotsky a lui-même pris une pioche et commencé à dégager les déchets.

Je me souviens aussi de ce qu’il a dit à André Malraux qui, pour le troubler, lui avait demandé quels étaient ses sentiments vis-à-vis de la mort. Très calmement, Trotsky a répondu que la mort n’était pas un problème dès lors qu’on avait le sentiment d’avoir accompli sa mission dans la vie.

La maison vivait d’une intense activité. Elle tombait à moitié en ruine et nécessitait de nombreuses rénovations. Mequiades, un camarade mexicain, a fabriqué des cages à poulets et des cabanes pour les lapins. Alex Buckman, qui était un photographe professionnel et un expert en électricité, a installé le système d’alarme. La meilleure collection de photos de Trotsky, et la dernière, a été réalisée par Alex Buckman, qui est mort récemment.

Les différentes descriptions qui ont été réalisées de la maison de Coyoacan comportent de nombreuses erreurs et falsifications. A l’origine, la maison n’avait rien d’une forteresse. Il y avait des murs d’une certaine hauteur ; à l’intérieur, des fils étaient installés, et lorsqu’ils se brisaient, l’alarme se déclenchait.

A Mexico, la presse stalinienne attaquait et calomniait constamment Trotsky. Des milliers de roubles étaient envoyés de Moscou et généreusement distribués aux journalistes corrompus. Au début de l’année 1940, le nombre d’attaques et de calomnies s’est mis à augmenter. Ce que Trotsky commentait ainsi : « Il semble que ces journalistes ne vont pas tarder à troquer leur stylo contre une mitrailleuse ». Le 24 mai, un groupe de terroristes dirigés par le peintre Alvaro Siqueiros s’est introduit dans la maison et en a pris le contrôle. Un groupe a pris position derrière un arbre situé en face des gardes. Ils tiraient de telles rafales que les gardes ne pouvaient pas bouger. Un autre groupe est parti à la recherche de Natalia et Trotsky. Ils ont tiré de trois positions différentes, dans le noir, avec un Thompson. L’un des terroristes est entré dans la chambre où je dormais et a fait feu. Trotsky s’en est miraculeusement sorti. C’est en partie grâce à la réaction rapide de Natalia, qui l’a poussé sous une table et l’a protégé de son propre corps. Trotsky, qui prenait des somnifères, était endormi. Il croyait dans un premier temps qu’il s’agissait d’une de ces fêtes religieuses mexicaines où l’on tire des coups de feu ! Mais l’odeur de la poudre et la proximité de l’attaque n’ont pas tardé à le rendre conscient de ce qui se passait.

Lorsque les terroristes sont partis, je me souviens qu’on a immédiatement entendu la voix de Trotsky. Il tirait sur l’ombre qui fuyait le long du canal situé tout près de la maison. Quelques instants plus tard, tous les membres de la famille, tous les habitants de la maison se sont réunis. Le fait d’avoir échappé à cet attentat mettait Trotsky dans un état de véritable euphorie. Je me souviens aussi que lorsque le téléphone a sonné, Trotsky l’a décroché et s’est immédiatement mis à injurier son interlocuteur. Il pensait évidemment que c’était ses assaillants qui cherchaient à s’informer. Il y avait un fait, cependant, qui assombrissait l’ambiance : Sheldon Harte avait été kidnappé par les terroristes. [1]

Après cette attaque, on a modifié certaines choses dans la maison, et ce grâce à l’aide de la section américaine de l’Internationale. On a installé une porte métallique, de nouvelles fenêtres et des tours pour les gardes. Trotsky était un peu sceptique quant à l’utilité réelle de tout ce travail. Il était persuadé que la prochaine attaque ne serait pas du même genre. Et il avait raison. Personne n’aurait pu imaginer que Jackson, qui était le compagnon de Sylvia Ageloff, et qui ne s’intéressait pas à la politique - un homme d’affaire généreux, qui sympathisait avec les gardes, etc. - était en réalité un agent du GPU [la police secrète de Staline]. Finalement, c’est lui qui est parvenu à accomplir la volonté de Staline.

Le 20 août, je revenais de l’école par la rue de Vienne, une rue assez longue, et lorsque j’arrivais à trois intersections de la maison, je remarquai que quelque chose se passait. Je me suis mis à courir ; j’étais angoissé. Plusieurs officiers de police se tenaient devant la porte, qui était ouverte. Une voiture était là, mal garée. En entrant, j’aperçus Harold Robbins, l’un des gardes, qui tenait un revolver et était très agité. Je lui demandai : « Que se passe-t-il ? ». Il me répondit : « Jackson, Jackson... ». Je ne compris pas, tout d’abord, et continuais à marcher. Je vis alors un homme, tenu par deux policiers, dont le visage ruisselait de sang, et qui criait, pleurait... C’était Jackson. Cette image me rappelle le comportement des soi-disant « héros » staliniens, et puis je pense aux militants de l’Opposition qui se sont battus et qui sont tombés sous les balles du GPU en criant « Vive Lénine et Trotsky ! » et en chantant l’Internationale.

En entrant dans la maison, je réalisais ce qui venait de se passer. Natalia et les gardes étaient là. Je me souviens de ce détail : même à cet instant, malgré son état, Trotsky refusa que son petit-fils assiste à la scène. Cela montre la grande qualité humaine de cet homme. De même, il eut la présence d’esprit de recommander de ne pas tuer Jackson, qui était plus utile vivant. Mais les gardes ont tout de même frappé Jackson, et Hansen s’y est cassé le poigné.

Je voudrais finir en citant les derniers mots du testament de Trotsky : « La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression, de toute violence, et en jouissent pleinement. »

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[1] Le corps de Sheldon Harte a été retrouvé peu après. Trotsky ne doutait pas de sa loyauté à l’époque. Cependant, avec l’ouverture récente des archives du KGB, il s’avère que Harte avait été recruté par des agents staliniens, qui, ne lui faisant pas confiance, l’ont supprimé à la suite de l’attaque manquée du 24 mai 1940.

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