A Ferguson, révolte contre un système d’oppression


A l’esclavage puis à la ségrégation a succédé aux États-Unis un nouveau système d’oppression de la population noire, basé sur la criminalisation et l’incarcération de masse. C’est contre ce système qu’à Ferguson et ailleurs émerge aujourd’hui une nouvelle génération militante.

« Je n’ai pas d’arme, arrêtez de tirer ! » : ce furent les dernières paroles de Michael Brown, afro-américain de 18 ans, assassiné par l’officier de police blanc Darren Wilson le 9 août à Ferguson, Missouri, dans la banlieue de Saint-Louis. Michael avait déjà été touché dans le dos quand, selon les témoins, il s’est retourné et a levé les bras pour se rendre et supplier qu’on le laisse en vie. Le soir même, de nombreux jeunes et membres de la communauté afro-américaine sont descendus dans les rues de Ferguson avec des chandelles, levant les mains dans le geste ultime de Michael.

La police de Saint-Louis a mobilisé de l’équipement militaire, des snipers dont les viseurs rouges se baladaient sur les visages des manifestants, et des véhicules d’assaut blindés. Face au scandale, à la colère populaire et à la multiplication des manifestations dans tout le pays, les autorités fédérales par la bouche du président Obama ont condamné ce déploiement de force excessif.

Cependant, ces promesses n’ont pas suffi à désarmer la communauté noire et notamment sa jeunesse, et la mobilisation continue à Ferguson et dans de nombreuses villes, avec des manifestations régulières à défaut d’être aussi massives que celles ayant eu lieu en août. La revendication principale est que justice soit faite pour Michael Brown et que Darren Wilson soit poursuivi. Au-delà des revendications, on a vu dans ce mouvement une nouvelle jeunesse militante émerger, plus radicale, se confrontant aux forces de l’ordre, remettant en cause les leaders traditionnels du mouvement pour l’égalité des droits comme les activistes et pasteurs Al Sharpton et Jesse Jackson, liés au Parti démocrate, qui appelaient au calme et au recueillement.

La colère de cette jeunesse s’est cristallisée autour de l’assassinat de Michael Brown. Mais elle porte sur tout un système. Le cas de Michael n’est pas isolé. On se rappelle l’affaire Trayvon Martin, adolescent afro-américain assassiné en février 2012 en Floride par le vigile George Zimmerman qui n’a pas été condamné, selon une loi de l’État de Floride disposant que quelqu’un qui se sent menacé a le droit de tirer (« stand your ground law » ), alors que rien ne démontrait l’intention hostile de Martin. Selon le Malcolm X Grassroots Movement, un groupe basé à New York, qui a épluché les coupures de presse nationales et locales, au moins un homme afro-américain est assassiné par la police ou des forces de sécurité privées toutes les 28 heures [1] ; moins de 13 % des victimes avaient une arme à feu sur elles, et il est impossible de savoir si elles avaient l’intention de s’en servir ou non.

Ainsi, 50 ans après les grandes luttes pour les droits civiques, et sous la présidence du premier président noir de l’histoire du pays, les événements de Ferguson jettent une lumière crue sur la situation réelle de la majorité des afro-américains, et singulièrement sur un type très particulier de criminalisation de masse qui les frappe depuis les années 1980.

La « guerre contre la drogue » : une guerre contre les Noirs

Toutes les études montrent que dix pour cent des Américains consomment des stupéfiants, quelle que soit leur couleur de peau ou leur classe sociale. S’il fallait établir un portrait-robot du dealer moyen, celui-ci serait plutôt un jeune étudiant blanc. Cependant, la « guerre contre la drogue » touche quasi uniquement les Afro-américains et les Latinos, et ce sont eux les principales victimes des assassinats policiers, de l’incarcération de masse et de l’exclusion de la société en tant qu’ex-prisonniers.

Le système opère à différents niveaux, et aboutit à ce que les Afro-américains soient arrêtés et jugés à des taux bien plus élevés que la moyenne, et portent jusqu’à la fin de leurs jours le stigmate de la prison. Alors que seulement 15 % des conducteurs de la banlieue de Washington sont afro-américains, ils représentent 90 % des arrestations par la police [2]. Une bataille juridique a été menée dans les années 1980 par des avocats du mouvement des droits civiques afin que ces pratiques discriminatoires soient abandonnées, mais une série d’arrêts de la Cour suprême ont déterminé qu’il n’était pas raciste d’arrêter des Noirs davantage que les Blancs... car ceux-là auraient plus de chance d’être des dealers, contrairement à ce que montrent toutes les études disponibles.

Ainsi les protections juridiques garanties notamment par le Quatrième amendement de la Constitution, protégeant les citoyens contre « les fouilles et saisies disproportionnées (…) et non fondées sur une cause probable », ne s’appliquent pas aux Afro-américains. Au niveau des peines, la rhétorique anti-drogue a permis de faire passer des « peines planchers » pour la détention de drogues, mais uniquement pour certaines drogues et même formes de drogue. Ainsi, les peines pour la cocaïne sous forme de crack, consommée principalement dans les ghettos noirs, étaient jusqu’à Obama cent fois (!) plus élevées que pour la cocaïne sous forme de poudre, drogue consommée par les cadres blancs et les étudiants riches. Obama a changé la loi, et les peines planchers pour le crack ne sont plus que 33 fois plus élevées que pour la cocaïne... Un jeune Blanc arrêté avec quelques grammes de cocaïne s’en tirera sans rien ou avec quelques travaux d’intérêt général, alors qu’un jeune Noir avec quelques grammes de crack ira en prison pour au moins cinq ans.

La majorité des arrestations ne vont pas jusqu’au procès : les procureurs, véritables rois du système judiciaire, font pression sur les jeunes Noirs, au niveau d’études généralement faible, leur enjoignant d’accepter un marché : ou cinq ans de prison (pour quelques grammes de drogue) ou risquer vingt ans lors d’un procès... Les avocats de l’aide juridictionnelle ont en charge plusieurs centaines de dossiers et conseillent souvent à leur client, dont ils ont étudié le dossier en cinq minutes, d’accepter le « deal ». Si l’affaire arrive au procès, un arrêt de la Cour Suprême de 1995 (Purkett vs. Elm) a considéré que le fait qu’un prévenu noir soit jugé par un jury entièrement blanc n’était pas discriminatoire si les jurés noirs avaient été éliminés du jury pour une raison qui ne soit pas liée à la race, sachant que n’importe quelle raison – le juré est trop éduqué, ou pas assez, il est célibataire, ou a une famille, etc. – est suffisante.

Ces millions d’Afro-américains, une fois leur peine purgée, sont dans 48 États américains interdits de voter temporairement, et dans deux de ces États pour toute leur vie. Privés de leur permis de conduire, expulsés de leur logement social, devant notifier à tout employeur putatif leur statut d’ex-prisonnier, ils n’ont donc aucune chance de retrouver un travail. Ils doivent même payer une fraction du prix de leur incarcération à l’État. Il est dès lors assez logique que nombre d’ex-prisonniers reprennent la voie du crime.

Les quartiers noirs sont quadrillés par les agences de sécurité locales, d’État et fédérales, qui peuvent récupérer du matériel de l’armée à prix cassé. Résultat de cette « guerre contre la drogue » : en plus des assassinats et de la brutalité policière, aujourd’hui, un Américain sur 100 est en prison (2,5 millions de personnes, soit 0,8 % de la population, contre 0,1% en France), un taux d’incarcération proche de ceux de la Russie... et de la Corée du Nord. Pour les Afro-américains, un adulte de 30 ans sur 10 est ou est déjà allé en prison dans sa vie. Dans une ville comme Baltimore, les trois quarts des jeunes Afro-américains entre 20 et 25 ans sont soit en prison, soit sous contrôle judiciaire. Et plus de la moitié des 2,5 millions de prisonniers le sont pour des infractions légères.

Un nouveau système oppressif

Cette situation dramatique est bien entendu le résultat du poids écrasant de la misère, des inégalités et des préjugés racistes de la société américaine, qui s’entretiennent mutuellement. Mais elle est aussi le fruit d’une politique consciente. Au début des années 1980, le Parti démocrate a perdu le soutien de la classe ouvrière blanche du sud et d’une partie des grandes villes pour avoir cédé à certaines revendications du mouvement des droits civiques. Les républicains menés par Reagan ont engagé une « révolution conservatrice » : austérité massive, destruction des syndicats, attaques contre les droits des femmes, etc. La « guerre contre la drogue » a fait partie d’une stratégie générale pour solidariser la classe ouvrière blanche avec le Parti républicain autour du leitmotiv suivant : les difficultés des Blancs pauvres sont dues aux Noirs qui sont des « profiteurs du système ». Des mythes politiques réactionnaires, déjà largement ancrés dans la population américaine, ont alors été développés par les républicains, comme celui de la « reine de l’assurance sociale » (welfare queen), ces mères noires accusées de cumuler des centaines de milliers de dollars d’aide gouvernementale... Une fois de plus ils tentaient de jeter le discrédit sur toute forme de programme social ou de sécurité sociale en sous-entendant qu’ils ne feraient que favoriser le crime et la paresse des Noirs. Cependant, contrairement à la période de la ségrégation, il n’est plus assumable politiquement ni possible juridiquement de mettre en place une politique discriminatoire sur la base de la couleur de peau. La guerre contre la drogue et le crime est ainsi devenu le nom d’un système d’oppression raciale qui ne dit pas son nom. Reagan, élu président en 1980, a mis lentement en place ce système qui sanctionne les Noirs sans que le mot race ne soit jamais mentionné. L’espoir, caressé par Malcolm X et Martin Luther King avant leurs assassinats, d’un grand mouvement social interracial pour la justice et l’égalité économiques, ce qu’ils appelaient tous deux des « droits de l’homme », n’est plus qu’un souvenir.

L’autre fonction de la criminalisation de masse, inséparable de la première, se gagner les faveurs de la classe ouvrière blanche et diviser les classes populaires, est de faire comprendre sa « place » à la population noire. Depuis la fin de l’esclavage, de nombreuses promesses ont été faites à la population afro-américaine... et bien peu ont été tenues. Des « 40 acres et une mule » promis aux anciens esclaves par le pouvoir issu de la guerre de Sécession à l’égalité juridique qui suivit la fin de la ségrégation, la relégation des Noirs comme citoyens de seconde zone a provoqué une faim d’égalité et une radicalité sans cesse renaissante. L’incarcération de masse a aussi la « vertu » de faire comprendre aux Afro-américains qu’ils resteront toujours dans une position subalterne et que chacune de leurs tentatives de libération sera escamotée par le système. La criminalisation et l’incarcération de masse ont pris d’une certaine façon le relais de l’esclavage et de la ségrégation. Avec des différences évidemment notables ! Alors que les deux premiers systèmes d’oppression avaient pour but d’exploiter la force de travail des Afro-américains, la criminalisation de masse les exclut largement du monde du travail, avec des taux de chômage cinq fois plus importants que pour les Blancs dans les grandes villes. Chômage et criminalisation s’entretenant mutuellement… La main d’œuvre immigrée, plus docile historiquement même si cela a tendance à changer ces dernières années, est même préférée. Et surtout, la criminalisation de masse écrase d’autant plus la population noire qu’il est difficile de mobiliser du soutien politique pour des individus ayant reçu le label infâmant de « criminel ».

Ce système crée sa propre logique : de juteux contrats pour construire de nouvelles prisons privées ; l’exploitation du travail des prisonniers par des firmes industrielles et des centres d’appel, avec des salaires autour de 3 dollars de l’heure alors que le salaire minimum à l’extérieur est de 7,25 dollars ; les agences de sécurité qui ont toute latitude pour saisir tout bien connecté à une affaire de drogue même minime, jetant des familles à la rue uniquement parce qu’un de leurs fils a été arrêté avec un joint. Conséquence moins officielle mais logique : le rôle des policiers dans le trafic de drogue et leur corruption endémique [3].

L’ère Obama : une Amérique sans préjugés ?

Ce système développé sous Reagan s’est perpétué jusqu’à nos jours, sous des administrations aussi bien démocrates que républicaines. Une question est présente sur toutes les lèvres, y compris dans la communauté afro-américaine : comment tout cela peut-il encore durer avec un président noir ?

Les politiques de discrimination positive ont fait qu’il y a également des chefs de police noirs, des fonctionnaires noirs et des patrons noirs. S’il faut défendre ces politiques face aux attaques qu’elles subissent depuis Bush fils, l’exceptionnalisme noir est une des conditions de fonctionnement du système de la criminalisation de masse. Le fait que certains réussissent pendant que des millions finissent en prison n’est-t-il pas la preuve que le crime est un choix individuel et non le produit de dynamiques sociales ? Par ailleurs, les élites noires n’ont pas une solidarité innée avec les Afro-américains emprisonnés.

Cependant, à Ferguson, pour la première fois depuis longtemps, il s’est forgé une jeune génération de militants, qui ont refusé de rentrer chez eux et ont dit que l’élection d’Obama n’avait pas mis fin au racisme. Des groupes dénoncent la criminalisation de masse et tentent de battre en brèche les discours qui font de la « guerre contre la drogue » un problème d’ordre public, soulignant son caractère de race et de classe.

Depuis les années 1960, les mobilisations de masse ont eu des destins politiques différents. Quand les émeutes de Watts avaient contribué à l’émergence du Black Panther Party, celles ayant suivi le tabassage de Rodney King n’ont pas eu comme conséquence la formation de nouvelles organisations politiques. S’il est impossible de prévoir quel type d’organisations et de buts se donnera la nouvelle génération militante qui émerge autour de Ferguson (il est déjà évoqué de créer un réseau national d’information et de réaction rapide face aux brutalités policières – rapid response network), il est sûr que celle-ci est en marche.

Stan Miller
Revue L'Anticapitaliste n°60 (décembre 2014)

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[2] Les données fournies ici ont été compilées à partir de différentes sources dans l’excellent ouvrage de Michelle Alexander, The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, The New Press, 2011.
[3] Voir par exemple le documentaire The Larry Davis Story de Troy Reed et les travaux de la commission Knapp à New York. On sait par ailleurs que la CIA a reconnu en 1996 avoir aidé à l’importation de crack aux États-Unis dans les ghettos noirs de la côte Ouest afin que les milices d’extrême-droite contras aux Nicaragua puissent se financer (cf. Alexander Cockburn et Jeffrey St. Clair, Whiteout : The CIA, Drugs and the Press, New York, Verso, 1999).

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