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Publié dans la presse du NPA
/ La centralité de la lutte pour les droits reproductifs des femmes
L’oppression spécifique des femmes de la classe ouvrière découle de leur rôle dans le renouvellement de la force de travail indispensable à la production de la plus-value. C’est pourquoi la bourgeoisie entend contrôler étroitement l’exercice de leurs droits reproductifs. Et c’est aussi ce qui donne sa portée subversive, révolutionnaire, à la lutte pour l’accès le plus libre et étendu à l’IVG et à la PMA.
Durant la Deuxième Guerre mondiale comme au cours de la Première, la bourgeoisie fit pression sur les femmes pour qu’elles sortent de leurs foyers et aillent occuper, dans les usines et les bureaux, les postes des hommes partis se battre. Elle espérait bien qu’une fois la guerre terminée, les femmes rentreraient docilement à la maison, comme après 1918, pour rendre leur place aux hommes. Sauf que cette fois, elles s’y refusèrent.
Les femmes états-uniennes ont été les premières à s’organiser pour le droit à travailler. En 1963, après dix ans d’un combat dans lequel elles durent s’affronter non seulement à la droite religieuse mais aussi aux syndicats, elles contraignirent le Congrès à adopter une loi d’égalité salariale, suivie en 1964 de celle contre les discriminations au travail.[1]
Mais elles découvrirent vite qu’elles ne pouvaient se contenter d’une égalité formelle devant la loi : la lutte pour l’égalité des droits impliquait celle pour les droits en matière de sexualité, ainsi que la lutte contre la division sexuelle du travail domestique. Dans ce combat pour l’égalité réelle, les femmes s’unirent à d’autres secteurs de masse qui s’affrontaient au système capitaliste. Le mouvement féministe états-unien tissa ainsi des liens avec la lutte pour les droits civiques des Noirs et avec celle contre la guerre du Vietnam. Et il se produisit un processus similaire en Europe après Mai 68.
Parce qu’il participait d’une montée des luttes au niveau mondial, le mouvement féministe de cette époque a rendu des femmes et des hommes conscients non seulement de la nécessité de la libération des femmes, mais aussi du fait que son aboutissement était impossible sous le capitalisme. La lutte pour le droit à l’avortement s’est inscrite dans ce courant mondial.
Féminisme et socialisme
Les socialistes révolutionnaires affirment que la participation des femmes en tant que secteur conscient de sa propre oppression est indispensable à la victoire de la révolution. Du fait de la spécificité de l’oppression des femmes dans la société capitaliste, il est nécessaire que celles-ci s’organisent de façon indépendante. Ce mouvement de femmes auto-organisées doit être autonome afin de garantir l’engagement du mouvement pour le socialisme dans la libération des femmes.
Si les questions théoriques n’ont pas joué un grand rôle aux débuts du mouvement de libération des femmes, les féministes socialistes se mirent peu à peu à rechercher dans la théorie marxiste une explication aux phénomènes auxquels elles étaient confrontées. Mais elles découvrirent bientôt que la tradition socialiste n’avait pas apporté de réponses appropriées à beaucoup de ces questions, à commencer par l’origine de l’oppression des femmes.
Le courant prédominant au sein du féminisme socialiste est celui qui défend l’approche des « deux systèmes » : la double oppression des femmes découlerait de leur position au sein de deux systèmes autonomes, le capitalisme et le patriarcat, avec leur implication dans la division sexuelle du travail et leur subordination à l’homme. Dans cette conception, la lutte pour la libération des femmes passe par le fait de combiner les combats contre le capitalisme et contre le patriarcat.
La lutte contre l’oppression de classe requiert l’unité des travailleurs et des travailleuses contre leur ennemi commun, le système capitaliste. Mais la lutte contre l’oppression sexuelle exige l’unité des femmes de toutes les classes contre leur ennemi commun, le patriarcat, dont font partie les hommes de toutes les classes sociales.
Cette démarche « duale » ne parvient cependant pas à résoudre la contradiction qui est inhérente à une tentative de combattre deux structures parallèles, sans établir le lien qui les unit.
Vers une explication marxiste
Le courant des féministes marxistes a apporté une contribution majeure à la théorie de l’oppression des femmes. Mais, alors même qu’il est attaqué par les féministes postmodernes, il a été largement ignoré par les organisations qui se revendiquent du marxisme.
Ce courant féministe a développé et élargi la compréhension marxiste du rôle des femmes dans la reproduction de la classe ouvrière, en tant que service fourni au système capitaliste. En reprenant les concepts de base, exposés par Marx dans Le Capital, de la reproduction sociale, c’est-à-dire du processus par lequel le système capitaliste se maintient et reproduit à travers les générations, des féministes telles que Lise Vogel [2] ont développé une compréhension sophistiquée du rôle du travail domestique.
Selon cette approche, l’oppression des femmes au sein d’une société de classe tire ses racines du rôle qu’elles jouent dans le renouvellement des générations. Dans la période historique actuelle, la famille est la forme sociale spécifique à travers laquelle ce renouvellement s’opère. L’oppression des femmes a un caractère de classe : les femmes bourgeoises sont opprimées du fait de leur rôle de reproductrices de la génération qui héritera de la propriété privée, tandis que les femmes travailleuses sont en charge de l’entretien et du renouvellement de la force indispensable au fonctionnement de cette société : la classe ouvrière. Dans la société capitaliste, toutes les femmes sont opprimées dans la mesure où elles partagent l’expérience de la procréation et subissent l’absence d’égalité avec les hommes. Mais les femmes travailleuses subissent une double oppression : celle qu’elles partagent avec les hommes en participant directement au processus de production, et l’oppression spécifique découlant de leur rôle dans la reproduction et l’entretien des futures générations de salariés.
Du point de vue de l’appropriation de la plus-value, les femmes travailleuses représentent une contradiction pour la bourgeoisie. A long terme, cette dernière tire profit de leur rôle de reproductrices de la main-d’œuvre. Mais dans l’immédiat, les femmes engagées dans le processus consistant à procréer et élever les enfants diminuent leur contribution en tant que productrices directes. De plus, leur contribution à l’entretien de la main-d’œuvre (tâches domestiques) se voit également amputée. Non seulement la bourgeoisie ne peut pas s’approprier toute la plus-value potentielle que la femme travailleuse générerait si elle ne procréait pas et n’élevait pas les enfants, mais elle doit encore l’entretenir pendant cette période « improductive ».
C’est pour abaisser ce coût que la bourgeoisie impose à l’homme de subvenir aux besoins de la famille et qu’elle résiste à toute tentative de sa part d’échapper à ses « responsabilités ». Le fait que les femmes soient dépendantes des hommes pendant la période de la procréation et de la maternité constitue la base matérielle de leur subordination dans une société de classe. Le capitalisme encourage et soutient la suprématie masculine au sein de la classe ouvrière pour stabiliser la reproduction de la main-d’œuvre, en maintenant son coût dans des limites acceptables.
Il est important de souligner que l’oppression des femmes sous le capitalisme n’est pas déterminée par la biologie en elle-même, mais par la dépendance du capital, pour la reproduction de la classe ouvrière, envers les processus biologiques spécifiques à la femme (grossesse, accouchement, allaitement). C’est cette dépendance qui conduit le capitalisme et son Etat à contrôler et réguler la capacité reproductive des femmes et à renforcer la domination masculine. Et c’est la combinaison de ce fait social et de la différence biologique qui détermine la forme particulière de l’oppression des femmes dans la société capitaliste.
« Si je veux, quand je veux »
Lorsque l’on étudie les politiques natalistes des États capitalistes, on constate qu’outre la question de la religion (qui est utilisée comme argument d’autorité), ce qui compte est la proportion de la force de travail que la bourgeoisie d’un pays donné a besoin de renouveler à chaque génération. Ce renouvellement s’effectue en général sans problème, mais s’il est menacé par une catastrophe naturelle, une guerre ou une famine, l’État bourgeois peut intervenir afin de faire pression sur les travailleuses pour qu’elles priorisent leur rôle de reproductrices et rejoignent l’armée industrielle de réserve, ou bien créer des conditions permettant qu’elles assument ce rôle sans cesser de travailler, en socialisant l’attention à apporter à la petite enfance.
En suivant les mêmes critères, un État capitaliste peut décider de s’appuyer sur une main-d’œuvre immigrée, ou bien d’assouplir les règles de genre et la morale sexuelle sans pour autant abaisser le niveau de l’oppression des femmes.
L’idée que les femmes pourraient décider par elles-mêmes de remplir ou non leur fonction dans le processus de renouvellement générationnel est insupportable à la bourgeoisie. C’est pourquoi le mot d’ordre « un enfant si je veux, quand je veux », qui implique la revendication du droit à l’IVG et à la PMA pour toutes les femmes, quelle que soit leur orientation sexuelle, acquiert une portée révolutionnaire et pourrait être au point de départ d’un nouveau mouvement féministe.
Dans tous les cas, un tel mouvement ne pourra surgir que sur la base d’un combat large en défense des droits sexuels et reproductifs de toutes les femmes.
Virginia de la Siega
dans la revue L'Anticapitaliste n° 61 (janvier 2014)
[1] L’amendement constitutionnel établissant l’égalité des droits entre hommes et femmes a connu un sort différent. Bien que voté en 1972 par les deux chambres, à ce jour il n’a toujours pas été intégré à la Constitution américaine, du fait notamment de l’opposition de l’American Federation of Labour (AFL-CIO).
[2] Lise Vogel, Marxism and the Oppression of Women : Toward a Unitary Theory, Haymarket, 2013