Les 11 000 travailleurs de la Compagnie des Fers et Aciers d’Helwan sont entrés en grève avec occupation samedi 22 novembre 2014 pour exiger, principalement, le paiement de leurs « bonus » (une participation aux bénéfices), le limogeage de leur directeur et la réembauche des ouvriers licenciés précédemment, notamment lors de la grève de décembre 2013 ; ensuite, pour dénoncer la gestion calamiteuse de l’entreprise nationale.
Cette grève est importante par le nombre de salariés de cette entreprise, la puissance symbolique de cette usine géante de la métallurgie et sa situation dans une banlieue populaire du Caire de plus de 600 000 habitants. Mais sa portée va bien au-delà, socialement et politiquement.
Une portée sociale qui dépasse largement l’entreprise
La grève d’Helwan a démarré parce que lors de « l’assemblée générale » (assemblée de bilan annuel qui réunit direction, syndicats et salariés) la direction n’a annoncé que de lourdes pertes sans déclarer de bénéfices, alors que la loi « oblige » les directions des entreprises nationales à accorder des « bonus » aux salariés en fonction de ces bénéfices. Or ces « bonus » représentent pour les ouvriers des sommes importantes qui peuvent aller de un à deux mois de salaire, parfois plus.
On comprend que les salariés soient en colère. Non seulement ces prétendues pertes suppriment une bonne partie de leurs revenus mais elles servent d’excuses pour exiger plus d’effort au travail et licencier un certain nombre de salariés. De plus, le Center for Trade Union and Workers’ Services (CTUWS) a déclaré que ces pertes étaient factices et n’avaient pour but que de préparer une privatisation à bas coût. Les travailleurs dénoncent ainsi le fait qu’un des quatre haut-fourneaux de l’usine ne marche pas faute d’approvisionnement suffisant en charbon. Alors, disent-il, s’il y a vraiment des pertes, c’est soit volontaire, soit du fait de l’incompétence de la direction et dans les deux cas, elle doit être « dégagée ».
Les travailleurs ont bien des raisons d’être méfiants, car déjà l’an passé, comme depuis dix ans, l’entreprise n’a annoncé que des pertes, ce qui avait déjà occasionné une grève en décembre 2013 pour les mêmes revendications qu’aujourd’hui et, à cette occasion, une volée de promesses du pouvoir... non tenues. Par ailleurs, la colère des salariés est aussi fortement alimentée par le fait que le leader de la grève de 2013, Ayman Sobhy Hanafy, s’est suicidé en se jetant dans le Nil, après être tombé en dépression suite à son licenciement par la direction, sans que cette dernière ne lui ait accordé dédommagements et pension.
Mais au delà des problèmes de cette entreprise, ce qui fait de cette grève une question d’ordre nationale est que les problèmes qu’elle soulève sont aussi ceux de la plupart des autres entreprises industrielles publiques, qui n’annoncent bien souvent que des pertes. Cela implique qu’elles ne donnent pas de « bonus » – c’est-à-dire baissent les salaires –, tournent à mi-production, donc restructurent, ferment des ateliers moins « rentables », augmentent la productivité, licencient et préparent ainsi probablement leur privatisation. Toute la politique du gouvernement actuel – comme d’ailleurs des gouvernements précédents depuis 2004 – va dans le sens de cette préparation d’une nouvelle vague de privatisations.
Or ce secteur des entreprises industrielles nationalisées, avec au centre les usines géantes de la métallurgie et du textile, représente à lui seul 250 000 salariés, dont bien des « assemblées générales » sont à venir.
Une grève qui en prolonge d’autres
Par ailleurs, cette grève suit deux mouvements importants des ouvriers et en accompagne un autre, celui des étudiants.
En février et mars 2014, un vaste mouvement de grève des salariés de l’industrie publique pour l’extension à leur secteur de la hausse du salaire minimum accordé aux fonctionnaires d’État, entraîné par les ouvriers de l’industrie publique du textile, avait été à l’origine de la chute du gouvernement d’alors. Cela avait provoqué la candidature précipitée de Sissi aux présidentielles de fin mai. En effet, ce dernier avait estimé, devant l’urgence sociale, que les élections présidentielles et son cortège de promesses était le meilleur moyen pour détourner les aspirations ouvrières.
Cela lui avait réussi puisque, soutenu par tous les appareils syndicaux nationaux, anciens ou nouveaux, et la majeure partie de la gauche nassérienne, stalinienne ou social-démocrate, il était ainsi parvenu à mettre fin à la grève. Depuis, il s’était dépêché de tenter de briser toutes les libertés d’expression, de manifestation et de grève, par une répression d’une violence extrême.
Cependant, déjà en août puis début septembre, après le mois du ramadan, une deuxième vague de grèves avait resurgi dans le pays, venant exiger de Sissi qu’il honore ses promesses, avec notamment la grève victorieuse des ouvriers des briqueteries.
Toutefois, ces grèves ne touchaient le plus souvent que les secteurs les plus pauvres et les moins organisés de la classe ouvrière égyptienne. Un peu comme s’il fallait du temps aux secteurs les plus organisés et militants pour digérer la trahison de tous leurs représentants syndicaux et politiques nationaux, qui soutiennent ou ont soutenu Sissi. Ou encore du temps pour revenir de leurs illusions, pour ceux, à la base, qui avaient pu être séduits par les promesses du candidat Sissi. Celui-ci, en effet, aimait à se présenter sous les couleurs de la démagogie nassérienne.
Avec la grève de l’aciérie d’Helwan, on assiste à une nouvelle étape des luttes de l’après présidentielle, car c’est bien à nouveau le cœur de cette classe ouvrière organisée qui remonte sur la scène sociale. Et ce sont les exigences et souvenirs de la fin de la grève de février-mars qui pourraient bien refaire surface. A cette date, une douzaine de grandes entreprises industrielles publiques fraîchement privatisées s’étaient coordonnées pour exiger leur renationalisation, avec notamment déjà cette question des « bonus » au centre des préoccupations des salariés. En même temps et en association, une coordination nationale de différents secteurs du public en grève avait vu le jour, avec un large programme social reprenant les principales revendications populaires du moment. Il va donc sans dire que le cœur de la classe ouvrière égyptienne regarde avec attention ce qui se passe là, et bien des militants expliquent qu’il ne faut pas laisser ceux d’Helwan seuls.
La contestation étudiante
Par ailleurs, la rentrée universitaire, le 11 octobre, a été marquée par un fort mouvement de contestation de la politique sécuritaire du gouvernement par les étudiants, et cela jusqu’à début novembre.
Démarré autour de la remise en cause des mesures de sécurité sur les campus prises par le gouvernement et confiées à une société privée, Falcon Security, les manifestations étudiantes se sont vite étendues à toutes les mesures interdisant toute organisation et activité politiques dans les universités. Puis, avec la répression du mouvement qui a occasionné des centaines d’arrestation et de condamnations, provoqué des centaines de blessés et plusieurs morts, les manifestations sur la majeure partie des universités se sont élargies à la dénonciation de la politique du « tout répression » des autorités militaires égyptiennes.
Mais le mouvement s’est peu à peu éteint, du fait de cette violente répression, mais aussi de l’action des Frères musulmans. Particulièrement implantés en milieu étudiant, ils ont en effet cherché à parasiter ce mouvement et à le détourner vers leurs revendications propres où ils mêlaient la dénonciation de la violence du régime mais aussi de sa légitimité au profit de celle de Morsi, seul à avoir été élu démocratiquement selon eux.
Le pouvoir s’est appuyé sur cela pour accuser le mouvement des étudiants d’être au service des Frères musulmans ou manipulé par eux. Dans un climat où le pouvoir mène une véritable guerre contre le terrorisme islamiste dans le Sinaï et s’appuie sur cette guerre pour légitimer toutes les mesures de répression, les étudiants n’ont pas su, du fait notamment de leurs revendications uniquement démocratiques, se différencier suffisamment des Frères musulmans. Dés lors, beaucoup d’entre eux ont préféré renoncer plutôt que d’être confondus avec ceux qu’ils avaient contribué à faire tomber en juin 2013.
Or les ouvriers grévistes d’Helwan, de leur côté, ont su trouver une solution à ce problème en refusant clairement et démonstrativement refusé tout soutien de la part des islamistes.
Une double portée politique
Dans cette entreprise nationalisée, le gouvernement et sa politique sont directement la cible de la grève. En exigeant la démission du directeur de l’entreprise, en rappelant les revendications et le mouvement de février-mars, cette grève fait resurgir les origines de la révolution née dans les années 2004-2005, lors du « gouvernement des milliardaires » et quand ceux-ci privatisaient à tout de bras. Bref, elle continue à faire vivre la révolution en rappelant ses exigences : la justice sociale mais aussi le fait de dégager non seulement le sommet de l’Etat, Moubarak, mais encore tous les « petits Moubarak », à tous les niveaux de l’appareil d’Etat ou de l’économie.
Mais cette grève rappelle aussi, dans cette période où le « djihadisme » barbare semble séduire jusqu’à quelques jeunes occidentaux, que les Frères musulmans ne représentent pas cette révolution, qui s’est faite aussi contre eux et leur obscurantisme. Elle est donc encore politique pour cela, en affirmant que face aux barbaries militaires et religieuses, il y a une troisième voie, celle de la classe ouvrière, c’est-à-dire de la civilisation.
Contre cette grève, le gouvernement a manié comme à son habitude les menaces et les promesses, la carotte et le bâton. D’une part, le premier ministre Ibrahim Mehleb a promis qu’il répondrait positivement aux revendications des travailleurs lundi 1er décembre en résolvant le manque d’approvisionnement énergétique de l’usine et en investissant dans l’entreprise. Mais les salariés n’y croient plus ; cela avait été les mêmes promesses l’an passé et rien n’a été fait. Aussi, les travailleurs ont déclaré que si rien n’était fait ce lundi, ils durciraient leur mouvement. D’autre part, quinze des dirigeants de la grève ont été menacés d’arrestation et d’être poursuivis devant le procureur militaire pour « obstruction à la production, sabotage et atteinte à l’économie nationale. » Un des dirigeants de la grève, Mohamed Abdel Maqsoud, a déclaré qu’ils avaient reçu la visite d’officiers de haut-rang les menaçant de les accuser d’être des fauteurs de troubles, au service des gangsters et membres des Frères musulmans !
Or le gouvernement égyptien ne plaisante pas. Plus d’un militant a déjà été arrêté, torturé et condamné ces derniers temps. Et le ministre de l’Investissement a clairement affirmé, sur l’un des canaux TV satellite : « nous sommes dans un état de guerre, et nous allons agir avec les travailleurs et les entreprises comme le fait l’armée avec le terrorisme. » Le porte-parole de la direction de l’entreprise a lui-même déclaré que la grève n’était pas économique ou sociale mais avait des buts politiques, en expliquant qu’elle aurait reçu le soutien des Frères musulmans et en proclamant mensongèrement que les travailleurs avaient incité l’opinion publique à participer à leurs manifestations du 28 novembre ainsi qu’à celles du Front salafiste, quand ces derniers ont appelé à une révolution islamique en prédisant des millions de manifestants dans les rues.
L’évolution des Frères musulmans
Or ces manifestations à hauts risques témoigne d’une double évolution des Frères musulmans. En effet, en septembre, ceux-ci ont manifesté la volonté d’élargir leurs revendications identitaires religieuses à des revendications sociales, avec des appels à une révolution de la faim. Mais depuis, les succès militaires de Daesh en Syrie et Irak ont fortement pesé sur une partie de leurs fidèles, notamment depuis que le groupe islamiste le plus important en lutte dans le Sinaï – Ansar Beit Al-Maqdis – s’est publiquement affilié à l’Etat Islamique. Depuis octobre, on voit dans les cortèges des Frères musulmans des drapeaux de Daesh, dont les slogans y sont aussi scandés.
Un Front salafiste s’est créé en jouant de cette tendance, dépassant très rapidement en influence Al Nour, le principal groupe salafiste jusque-là (mais qui soutient Sissi) et menaçant le crédit et le prestige des Frères musulmans.
Les manifestations du 28 novembre, qui se donnaient l’objectif d’une « nouvelle révolution », mais de la « jeunesse islamiste », avaient été appelées par ce nouveau Front salafiste et rejointes peu après par les Frères musulmans, qui craignaient d’être doublés sur ce terrain de la radicalité identitaire. Les Frères musulmans vont ainsi un coup à gauche, un coup à droite, mêlant aux revendications sociales les idées les plus réactionnaires et rétrogrades.
Face à la radicalisation islamiste, le pouvoir a déclaré que ce serait la dernière manifestation « autorisée » des Frères musulmans et annoncé une répression féroce contre tous les terrorismes, Sissi élargissant ces jours-ci la notion aux crimes contre l’économie. Finalement, les manifestations du 28 novembre n’ont été suivies que par quelques centaines de personnes dans quelques villes. Les rues étaient vides. Les chars bien présents en ont certainement dissuadé plus d’un. Quoi qu’il en soit, l’ascendant de Daesh ne prend pas aujourd’hui en Egypte. Par contre, le pouvoir s’est servi du danger qu’il a amplifié pour justifier ses atteintes aux libertés. Mais cette sur-réactivité répressive du pouvoir démontre l’inverse de ce qu’il voudrait, à savoir qu’il n’est pas capable de garantir la stabilité, la sécurité et la paix.
Une seule véritable polarisation
Dans ces conditions – qui rappellent, en changeant ce qu’il faut changer, le dilemme des forces révolutionnaires en Allemagne en 1931-1932, lorsque les nazis appelaient à descendre dans la rue pour des revendications sociales –, les travailleurs de l’aciérie ont décidé de suspendre leur grève deux jours, les 27 et 28 novembre, pour bien montrer qu’ils n’ont rien à voir avec les Frères musulmans. Le gouvernement a cru pouvoir s’engouffrer dans cette brèche en proposant des négociations mais en ne cédant que partiellement aux revendications. C’est pourquoi la grève a repris le 5 décembre – et se poursuivait toujours dix jours plus tard.
Le mouvement des ouvriers d’Helwan aurait certainement la capacité de coordonner autour de lui toute une série de mouvements du même type, mais aussi la contestation diffuse sur les questions de santé, ou plus généralement contre les privatisations. En même temps, sa tactique vis à vis des Frères musulmans pourrait servir d’exemple au mouvement paysan qui menaçait lui-même le pays d’une grève de la production agricole en novembre mais qui y a renoncé – à l’occasion d’attentats mi-novembre – par crainte d’être accusé de terroriste.
Par ailleurs, on a vu peu après le début de la grève d’Helwan, début décembre, les travailleurs de Tanta Lin, une des entreprises emblématiques des luttes de ces dernières années, publier un manifeste pour les nationalisations et contre la privatisation, demandant à tous les salariés dans des situations semblables de faire de même et de rejoindre leur combat.
Enfin, ce mouvement montre la voie d’une politique indépendante aux plus honnêtes des militants du mouvement étudiant de ces dernières semaines, qui n’arrivaient pas à se différencier des Frères musulmans. Il indique à ces étudiants que la solution pour eux est dans le succès des travailleurs et donc dans la recherche de leur alliance, par l’élargissement de leurs revendications démocratiques à une véritable démocratie sociale.
Les ouvriers d’Helwan montrent enfin à toute la population qu’il n’y a pas de bipolarisation de la situation politique en Egypte entre l’armée et les Frères musulmans mais au moins une tripolarisation, ou alors une seule polarisation véritable entre possédants et exploités, opposition valable et compréhensible pour toute la planète.
Jacques Chastaingdans la revue L'Anticapitaliste n° 61 (janvier 2015),article actualisé par son auteur après sa première publication sur A l'encontre
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