On peut toujours, si l’on veut, considérer que les massacreurs kamikazes du 13 novembre sont des « fous ». Mais Daech qui en a fait ses instruments est un État, qui a sa logique et calcule ses moyens par rapport à ses fins.
C’est un Etat ou « proto-État » en presque bonne et due forme, si l’on s’en tient à une définition exempte de préjugés du noyau dur de tout État : une bande d’hommes armés qui contrôle un territoire déterminé, y impose une loi commune et y collecte l’impôt. Un État avec son gouvernement et sa bureaucratie.
Les buts de guerre de Daech
Son projet stratégique ? Ni complots, ni mystères, ni agenda secret ici. Tout ou presque est dans le titre : « État islamique en Irak et au Levant ». Les dirigeants de Daech ont rompu avec la stratégie d’Al-Qaeda (une lutte à l’échelle mondiale contre les puissances occidentales pour déstabiliser des États « trahissant le vrai Islam » et y rendre possible un jour, peut-être lointain, la prise du pouvoir). Ils ont décidé de construire un État, sur un vaste territoire (près de dix millions de personnes vivent aujourd’hui sous son joug). Ils l’appellent « califat » : cela les arrange idéologiquement, ils en espèrent la sympathie de quelques dizaines de millions de personnes à travers le monde. Ils prétendent vouloir y rallier l’ensemble de « l’Oumma » (la communauté) islamique de Casablanca à Djakarta.
Mais nous ne sommes pas obligés de tout prendre au mot. En son temps, Staline aussi aimait à prétendre que l’Union soviétique était la « patrie des travailleurs » du monde entier, tout en ne servant jamais que les intérêts de la bureaucratie soviétique. Dans les faits, la clique d'Al-Baghdadi a entrepris de mettre au monde un nouvel Etat à cheval sur la frontière de l’Irak et de la Syrie, sur les ruines de l’ordre régional issu du démantèlement de l’empire ottoman après la Première Guerre mondiale. Même si par ailleurs Daech se déploie à l’échelle internationale, en « franchisant » Boko Haram et bien d’autres groupes au Maghreb, au Yémen, dans le Sinaï, en étendant ses tentacules en Libye, cette stratégie, à la fois conforme à l’idéologie profonde du groupe, importante pour trouver des soutiens et prouver sa force de nuisance hors de ses frontières, est aussi voire d’abord un levier pour créer son « Sunnistan », un État des Arabes sunnites du Moyen-Orient, sous la forme d’une dictature nationaliste-religieuse.
L’entreprise est-elle vouée à l’échec ? Certes Daech semble avoir tout le monde contre lui, à commencer par les plus grandes puissances de la planète. Mais sa folle aventure surgit dans une situation historique qui rend peut-être le pari possible. L’Irak et la Syrie sont deux Etats en faillite et semblent bel et bien morts. On sait comment Daech a profité d’une part de la guerre civile syrienne, d’autre part de la profonde détestation de la dictature de Bagdad chez les populations arabes sunnites irakiennes, pour s’imposer des deux côtés de la frontière. Il est difficile d’imaginer comment le régime barbare d’Assad pourrait reprendre le nord-est du pays, comment les Kurdes du nord de l’Irak et le gouvernement de Bagdad (qui depuis des années s’appuie sur la seule communauté chiite du pays), pourraient reconquérir mais surtout garder les villes du pays sunnite.
Quant aux puissances de la région, elles sont toutes en conflit les unes contre les autres. La Turquie préfère voir triompher Daech à ses frontières plutôt que de laisser les Kurdes faire un pas de plus vers un État indépendant. L’Arabie saoudite voit en Daech une épée sur le flanc de l’Iran détesté. Quant à l’Iran, ne pourrait-il pas se résigner à voir survivre un État-Daech qui deviendrait son ennemi préféré, satelliserait davantage encore le reste de l’État irakien, et serait un repoussoir bien utile pour achever la « réconciliation » avec l’occident ?
Les puissances occidentales excluent de leur côté toute nouvelle intervention militaire de grande ampleur, « au sol ». Le fiasco américain en Irak les a pour l’instant vaccinées contre ce genre d’aventurisme... Quant au pétrole des territoires contrôlés par Daech, il n’est pas pour elles un enjeu majeur. C’est certainement ce « vide géopolitique » qui a convaincu les dirigeants de Daech (il est vrai, comme « embarqués » par la situation) de prendre ce pari diablement incertain.
Agir global, penser local
Soit l’inverse de l’altermondialisme (et de tout internationalisme). Contrairement aux élucubrations d’une partie de la classe politique occidentale et à la logorrhée (en miroir) des dirigeants de Daech, les attentats terroristes ne sont pas des épisodes d’une « guerre des civilisations ». Daech n’a pas endoctriné et équipé une bande de pieds nickelés pour déclarer la guerre à la bonne bière, à la mixité des genres et des cultures, à la douceur de vivre (ensemble) à la française. Il a d’ailleurs frappé en maints autres pays : au Yémen, en Égypte, en Tunisie, au Liban, en Turquie, en Arabie saoudite. A chaque fois avec des visées particulières et en même temps, partout, la volonté de démontrer sa capacité de nuisance : vous ne nous empêcherez pas impunément de construire notre État.
Il ne s’agit d’ailleurs pas de simples « réponses » ponctuelles, massacres terroristes contre bombardements. Daech veut imposer son existence aux puissances qui lui sont de toute façon hostiles. Au passage, frapper fort pour exister médiatiquement sur la scène mondiale, susciter l’enthousiasme d’une toute petite fraction de gens susceptibles de rejoindre Daech, écraser la concurrence (djihadiste), entretenir le moral des troupes.
Quand Daech frappe un pays occidental, il y a évidemment un aspect particulier, non seulement de propagande, mais de provocation. L’attentat est une incitation à bombarder, voire une invitation à intervenir dans la région faite aux gouvernements occidentaux. Mais quel est exactement le calcul des dirigeants de Daech ? Dissuader ou provoquer ? Montrer leur force ou attirer vraiment les puissances occidentales dans le conflit ? On leur prêterait volontiers toutes sortes de rusés calculs (« le piège Daech »). Certains, à l’inverse, voient dans les attentats moins une démonstration de force que de faiblesse, Daech réagissant à ses premières défaites sur le terrain par « l’arme du faible ». Mais sait-on même qui et comment décide les attentats ? Un bloc dirigeant, des factions imposant des faits accomplis ? Sait-on comment fonctionne vraiment le « régime » Daech ?
Une chose est en revanche évidente : objectivement, cette politique d’attentats à double tranchant, les petits triomphes terroristes pouvant attirer une grande catastrophe sur le « califat », est une fuite en avant du « régime ». Car cette extrême barbarie, à l’extérieur comme à l’intérieur de ses frontières, met tout le monde au pied du mur. La guerre totale, par la terreur qu’elle justifie, peut servir à fondre en un seul bloc le nouvel Etat en imposant son pouvoir absolu sur la société. Elle peut permettre à une faction dirigeante de liquider toutes ses oppositions et d’imposer son pouvoir absolu à l’intérieur de son propre système de gouvernement. En son temps, le régime de Khomeiny avait utilisé la tragique guerre imposée par l’Irak (avec la complicité de l’occident et des monarchies arabes) pour achever d’asseoir sa dictature sur toute la société.
La guerre comme politique intérieure
Hollande fait de la politique intérieure en bombardant la Syrie. Daech fait aussi de la politique intérieure en massacrant à Paris et en entraînant « sa » population dans une sorte de guerre mondiale. Dans un message audio diffusé en décembre 2015, Al Baghdadi, tout en menaçant Israël et en appelant à un soulèvement en Arabie saoudite, assurait que les attaques des diverses coalitions internationales n’affaiblissent pas l’EI : « notre État se porte bien. Plus la guerre s’intensifie contre lui, plus il devient pur et résistant ».
Il n’est pas si simple de conforter sa dictature sur une pauvre population qu’on prétend « libérer » des oppresseurs chiites, alaouites, impérialistes… Quand Mossoul est tombée aux mains de Daech, l’été 2014, ses habitants ont moins jeté des fleurs aux nouveaux maîtres que des pierres à l’armée « irakienne » en débandade. Profiter avec audace d’un effondrement politique et sécuritaire, ce n’est pas encore « conquérir les cœurs et les esprits ». A moins de s’imaginer les gens de Mossoul et Rakka comme des bêtes de somme bornées et fanatisées, qui n’auraient pas senti passer le « printemps arabe » et le souffle de la liberté.
Certes, personne n’y attend de Daech l’instauration de l’Etat-Providence. Mais un semblant d’ordre, de services publics, moins de corruption, l’électricité, le pain à prix raisonnable, ce serait déjà pas mal. Daech pourrait compter sur deux à trois milliards de dollars de revenus annuels. Mais ces recettes ne sont pas seulement dues au pétrole, aux phosphates et aux pillages et extorsions de guerre, elles viennent de la multiplication des taxes et autres abus sur le dos des populations. Et les dépenses vont massivement à la guerre. Il se développe un implacable « islamisme de guerre », loin des dépliants publicitaires dans lesquels l’organisation vante son petit paradis sur terre.
La construction du nouvel État, c’est aussi entretenir toute une nouvelle bureaucratie, qui estime mériter, par tous ses « sacrifices », et avec toute la morgue de l’islamisme politique ordinaire (qui brasse des fantasmes de vieilleries féodales et de lucre ultra-libéral), tous les privilèges, maisons, femmes et bons salaires. Les soldats de Daech ne se contentent pas d’amour de Dieu et d’eau fraîche, ils reçoivent un salaire de 300 à 400 dollars par mois, une sacrée somme. Quant aux cadres sup’ du régime… Tout cela doit peser sur la vie des pauvres gens.
Terreur à Paris, terreur à Rakka et Mossoul
Daech est le fruit de la jonction d’anciens d’Al-Qaeda et d’anciens officiers baasistes, et ce nouvel assemblage n’a pu prendre le pouvoir que par le ralliement des notables des tribus sunnites en révolte contre le gouvernement de Bagdad. Les dirigeants de Daech peuvent-ils se satisfaire de ces instables compromis ?
S’ils ont pu faire preuve de grande souplesse vis-à-vis des notables des villes et villages conquises, vient fatalement le temps de la prise en main. Non seulement l’extension de la terreur policière contre toute la population, l’imposition d’un pouvoir de plus en plus absolu et conforme aux intérêts et à l’idéologie de l’organisation (« révolutionnaire » à sa façon réactionnaire !), mais le serrage des boulons à tous les échelons du pouvoir. Quoi de mieux que la guerre totale, l’atmosphère paranoïaque dont elle enveloppe toute la société, pour resserrer son emprise sur celle-ci ?
La terreur à Paris est aussi une arme de la terreur dans le « Sunnistan ». La soi-disant « guerre des civilisations » est d’abord la guerre de Daech contre les millions d’Irakiens et de Syriens qui ne partagent pas son idée de la « civilisation ».
Yann Cézard
dans la revue L'Anticapitaliste n° 72 (janvier 2016)
About
Anticapitalisme & Révolution !