1916-2016 : cent ans de manœuvres françaises au Moyen-Orient (1/2)

La Première Guerre mondiale était encore loin d’être terminée que, déjà, les impérialismes britannique et français anticipaient la fin, et le partage, de l’Empire ottoman. En mai 1916, les diplomates Mark Sykes et François Picot, représentant respectivement les gouvernements du Royaume-Uni et de la République française, se sont mis d’accord sur une réorganisation du Proche et du Moyen-Orient. Les frontières que nous connaissons aujourd’hui en sont presque directement issues. De même que la crise qui sévit dans la région.

1920-1946 : le mandat libano-syrien

Des accords de 1916, puis de la conférence de San Remo en 1920, découle la création des États actuels. Les uns sont sous mandats britanniques : l’Irak, le Koweït, la Transjordanie (actuelle Jordanie) et la péninsule arabique sont confiés dans les années 1920 et 1930 à des rois, émirs et sultans locaux (comme Fayçal en Irak ou la famille Al Saoud qui fonde l’État portant son nom). La Palestine est ouverte à la colonisation sioniste. Les autres territoires forment le « mandat libano-syrien » français. La Turquie et l’Arménie sont créées. Le peuple kurde, privé d’État, est éclaté entre l’Irak, la Syrie, la Turquie et la Perse (l’actuel Iran).

En 1924, la France crée la Compagnie française des pétroles (CFP), dont l’État est actionnaire à 35 %, afin de cogérer avec les occupants britanniques, et au terme d’un difficile compromis, les ressources pétrolières autrefois exploitées par l’Empire ottoman[1]. L’occupation n’est pas un long fleuve tranquille. Dès 1925, le mouvement indépendantiste fait ses premières armes, avec une insurrection populaire contre les exactions de l’armée d’occupation. Celle-ci enregistre des défaites et met deux ans à venir à bout de la « révolution syrienne », au prix de plus de 2 000 morts côté français et 10 000 côté syrien. Le camp insurgé, lui, fait face en revanche à ses premières divisions entre nationalistes et Druzes[2].

Lorsque le Liban et la Syrie prennent leur indépendance en 1946, c’est avec à leur tête des politiciens et militaires choisis, et souvent formés, par Paris, avec pour mandat la défense des intérêts français, menacés par la concurrence nord-américaine d’une part et soviétique de l’autre. Cet affaiblissement du vieil impérialisme est utilisé par les nationalistes qui veulent aller plus loin que l’indépendance formelle à laquelle leur pays a accédé.

Des années 1950 aux années 1970 : les reculs de l'impérialisme français... 
et les limites du nationalisme arabe

En 1956, le nationaliste arabe Nasser prend le pouvoir en Égypte et nationalise le canal de Suez, dont près de la moitié appartient à des actionnaires britanniques et français. Les deux pays, ainsi que l’État d’Israël, attaquent l’Égypte. L’enjeu n’est évidemment pas tant d’indemniser les actionnaires, que de garder la main sur l’un des plus importants points de passage du pétrole en direction de l’Europe et, plus encore, d’affaiblir le mouvement anticolonialiste et tiers-mondiste. Pour la France, l’Égypte est avant tout le meilleur allié du Front de libération nationale (FLN) algérien, dont elle accueille le siège et à qui elle donne la parole à la tribune de l’ONU.

Mais la résistance populaire égyptienne est déterminée. Pour les États-Unis, soutenir cette aventure guerrière de leurs alliés, ce serait donc faire définitivement basculer tout le mouvement nationaliste du côté du bloc de l’Est. Il est plus que temps de faire comprendre aux vieux impérialismes européens qu’ils ne sont plus les puissances d’avant-guerre. À l’ONU, Washington vote donc aux côtés de Moscou et de l’Égypte pour condamner l’agression et exiger le retrait des troupes.

Deux ans après la débâcle de Diên Biên Phu et l’indépendance de l’Indochine, cette humiliation est une nouvelle grande victoire pour les anticolonialistes du monde entier.Porté par ce succès au retentissement planétaire, Nasser poursuit sa politique nationaliste socialisante, qui consiste non pas à mettre fin au capitalisme et à l’exploitation, mais à mieux partager les bénéfices de cette exploitation entre les classes possédantes locales et celles des pays impérialistes. Et s’il est poussé par les classes populaires à mener une politique plus redistributive, il n’a de cesse de freiner et même de réprimer toute velléité d’auto-organisation ou de contestation qui échapperait au contrôle de L’État.

Logiquement, donc, la création de la « République arabe unie » (RAU), en 1958, se fait par en haut, par un accord entre gouvernements et sans le concours des travailleurs et des travailleuses. Cette éphémère tentative de mettre fin au découpage arbitraire de Sykes-Picot (même s’il ne concernait pas l’Égypte) est un échec. De 1958 à 1961, l’Égypte et la Syrie, deux pays qui n’ont pas de frontière commune, forment certes un seul et même État. Mais ce rapprochement ne met pas fin à l’existence de bourgeoisies nationales ayant des intérêts propres et il ne sert nullement à améliorer le quotidien des classes populaires. Tout au plus est-il vu comme une tentative d’assujettissement de la Syrie par Égypte.

Deux ans après la fin de la RAU, en 1963, le « Parti de la résurrection arabe et socialiste », ou Baas, arrive au pouvoir en Syrie. D’inspiration nassérienne, mais sans Nasser, il se développe dans d’autres pays arabes, notamment en Irak où il prend le pouvoir en 1968. En 1970, en Syrie, Hafez el-Assad s’empare du pouvoir par la force. Neuf ans plus tard, en Irak, le Premier ministre Saddam Hussein fait de même. Ce dernier avance alors l’idée d’une fusion syro-irakienne, deux États qui contrairement à ceux qui composaient la RAU possèdent bien une frontière commune. Vue comme une tentative d’absorption, cette fusion est refusée par Assad. En 1980, les deux États sont au bord de la guerre.

Finalement, le dirigeant irakien renonce et tourne son regard vers un autre voisin, l’Iran où les religieux chiites, sous la direction de l’ayatollah Khomeiny, viennent de proclamer une république islamique.

Les années 1980 : les zigzags français face à « l'islam politique » 
et à l'axe Damas-Téhéran

La révolution iranienne de 1979 est sans doute le tournant le plus important de la fin du XXème siècle au Moyen-Orient. Pour la première fois, des religieux, portés par une révolution ouvrière et populaire, prennent et exercent le pouvoir. Certes, des mouvements religieux existent déjà depuis longtemps. La monarchie saoudienne s’appuie depuis sa naissance sur le clergé wahhabite[3], mais la famille royale est distincte de ce clergé. Le mouvement des Frères musulmans existe en Égypte depuis 1925 et il s’est diffusé dans une grande partie du monde arabe, mais il ne souhaite qu’incarner un contre-pouvoir afin de limiter les dérives « anti-islamiques » de la société, non gouverner.

L’émergence des mouvements religieux prétendant au pouvoir est donc une nouveauté au début des années 1980. Elle s’explique d’une part par l’échec du mouvement ouvrier, stalinien ou social-démocrate, incapable de prendre son indépendance par rapport aux bourgeoisies dites « progressistes », et d’autre part, par celui des mouvements national-progressistes, justement menés par ces bourgeoisies qui n’ont pas vocation à rompre avec le capitalisme.

L’impérialisme français, comme tous les autres, appréhende difficilement l’émergence de ce nouveau courant politique. Pour les États-Unis, la réponse est de soutenir à fond le clergé wahhabite, qui organise l’envoi de « djihadistes » en Afghanistan pour y combattre l’intervention soviétique[4]. L’appui à l’Arabie saoudite et aux combattants sunnites, fussent-ils les plus intégristes, est censé faire reculer le leadership de l’Iran chiite dans le monde musulman[5].

La France, elle, tente difficilement de maintenir sa présence en Iran, arguant de sa relative neutralité pendant la révolution de 1979 et de l’accueil en exil de Khomeiny en 1978. Mais l’annulation d’importants contrats[6] et la solidarité avec les États-Unis lors de la prise d’otages de leur ambassade à Téhéran poussent Paris à refroidir et même à suspendre ses relations avec la République islamique.

La crise de l’impérialisme français est aussi aggravée par la guerre civile qui touche le Liban, son dernier pré-carré, de 1975 à 1990. Le 4 septembre 1981, l’ambassadeur de France à Beyrouth est assassiné. Tout indique que l’attentat a été commandité par Damas, qui tente de déloger la France de sa position et de son rôle de « médiateur ».

Le 23 octobre 1983, deux attentats frappent les casques bleus stationnés à Beyrouth. Le premier vise le quartier général des États-Unis au Liban. Le second touche le « poste Drakkar », immeuble où se trouve le 1er régiment de chasseurs parachutistes de l’armée française. 239 soldats américains et 58 soldats français trouvent la mort. Les attentats sont revendiqués par l’Organisation du djihad islamique (OJI)[7], groupe chiite lié à l’Iran et matrice du futur Hezbollah.

C’est à cette époque que se forge l’axe Damas-Téhéran, encore actif aujourd’hui. L’Iran est alors en pleine guerre contre l’Irak et souffre d’un grand isolement international : les États-Unis comme l’URSS, l’Arabie saoudite comme l’Organisation de libération de la Palestine d’Arafat, soutiennent Saddam Hussein. Seule la Syrie, qui a failli entrer en guerre contre Bagdad quelque temps plus tôt, soutient la République islamique.

Le Liban est un autre terrain d’entente pour les deux pays. On y trouve une importante communauté chiite, dont beaucoup de membres, marginalisés dans l’État libanais, sont prêts à suivre le modèle iranien. La création de l’OJI, puis du Amal islamique[8] et enfin du Hezbollah en 1985, marque le début de la coopération irano-syrienne.

Tout au long des années 1980, l’axe Damas-Téhéran, via les forces libanaises qu’il parraine, multiplie les attaques contre les intérêts français et nord-américains, sur le sol libanais mais aussi à Paris. Du 7 décembre 1985 au 17 septembre 1986, quatorze attentats touchent la capitale française, faisant quatorze morts et plus de trois cents blessés. Organisés par le Hezbollah, ils ont pour but de faire cesser la livraison d’armes françaises à l’Irak. Mais cette agressivité n’empêche pas le maintien de relations importantes et l’organisation de négociations.

Quand, en février 1982, Hafez el-Assad fait massacrer au moins 20 000 personnes à Hama, dans l’ouest de la Syrie, pour écraser une insurrection dirigée par les Frères musulmans, la France refuse de condamner la répression. L’écrasement d’un mouvement religieux avec lequel elle n’a jamais eu de rapports significatifs ne vaut pas que la France se brouille davantage encore avec la Syrie.

Mitterrand, bien conscient de la nécessité de faire avec elle pour maintenir son emprise au Liban, se rend même à Damas en novembre 1984, un an après la mort des casques bleus. L’Iran reçoit en toute discrétion des armes françaises (et américaines) et les relations diplomatiques entre Paris et Téhéran reprennent totalement en 1988. En 1988, la compagnie Total est autorisée à participer à un consortium avec la Syrian Petroleum Company.

En Irak, les mouvements pro-Iran deviennent des alliés de Washington alors que l’Occident se retourne contre Saddam Hussein[9]. En 1990 et 1991, la France prend sa part dans la première guerre du Golfe, sous l’égide de George Bush père.

Difficile, sans doute, de trouver une cohérence à la politique moyen-orientale française des années 1980. Et pour cause ! Concurrencé de toutes parts sur ses anciens terrains protégés, l’impérialisme hexagonal doit avancer à tâtons pour maintenir tant bien que mal ses intérêts.

Jean-Baptiste Pelé

-------- 
[1] En 1954, la CFP entreprend de raffiner elle-même du pétrole. Elle crée pour cela la filiale dont elle porte aujourd'hui le nom : Total.
[2] Minorité religieuse, sous-branche du chiisme, principalement présente au Liban et en Syrie.
[3] Mouvance très réactionnaire de l'islam sunnite.
[4] C'est de ce même « djihadisme » que se réclament aujourd'hui al-Qaeda et Daesh. Il date bien des années 1980 et non des origines profondes de l'islam.
[5] Le sunnisme est la branche d'environ 80 % des musulmans du monde, contre 10 à 15 % pour le chiisme ; ce dernier est ultra-majoritaire en Iran et représente la première communauté religieuse en Irak, au Liban et en Syrie.[6] Un contentieux portant sur plus d'un milliard de dollars oppose notamment la France à l'Iran concernant le développement d'un programme nucléaire en Iran. Ce programme, établi en 1974, sous le règne du Shah, avait alors toute l'approbation de l'Occident.[7] Organisation libanaise, à ne pas confondre avec ses homonymes égyptien ou palestinien.[8] Scission pro-iranienne d'Amal, parti libanais chiite fondé en 1974 par Moussa Sadr.[9] Massoud Barzani, président du Kurdistan irakien depus 2005 et Jalal Talabani, président de l'Irak de 2005 à 2014, ont ainsi accédé au pouvoir dans l'Irak sous occupation états-unienne, après avoir dirigé (en concurrence l'un avec l'autre) la résistance kurde contre Saddam Hussein durant les années 1980 et 1990. Leurs nominations respectives sont le fruit d'un compromis entre Washington et Téhéran.


 

About Anticapitalisme & Révolution !