Home / #FrontSocial /
Actualité /
Débat militant /
Entreprises /
France /
Lutte de classe /
Mobilisations /
Orientation /
Publié dans la revue A&R
/ Situation sociale explosive et émergence d’un pôle ouvrier « lutte de classe »
17:13
#FrontSocial
,
Actualité
,
Débat militant
,
Entreprises
,
France
,
Lutte de classe
,
Mobilisations
,
Orientation
,
Publié dans la revue A&R
Edit
La fin du mouvement contre la loi Travail n’a pas découragé : pour preuve, l’augmentation des grèves économiques et la bonne participation aux journées d’action syndicales.
Le mouvement important de grèves économiques, qui avait perduré parallèlement au conflit contre la loi Travail, a resurgi cet automne. D’après les différents sondages que j’ai effectués en septembre, octobre et novembre, on constate en effet un très fort niveau de conflictualité. Il y a eu un doublement du nombre de grèves et luttes en septembre 2016 par rapport au mois de septembre 2015, avec une moyenne qui doit s’établir à environ 80 luttes par jour contre 40 ou 50 l’an passé, ce qu’a reflété à sa manière le succès de la manifestation du 15 septembre.
Après septembre, le nombre des luttes s’est maintenu en octobre et a fortement augmenté en novembre avec, au moment où j’écris ces lignes (20 novembre), plus de 150 grèves par jour pour la première quinzaine du mois. C’est un chiffre très important, puisque fin février/début mars 2016, juste avant le déclenchement du mouvement contre la loi Travail, j’avais recensé 130 grèves par jour. L’an passé en novembre, il y avait à peu près 90 conflits par jour. Pour compléter la description de ces luttes, il faut ajouter que la plupart de ces nombreuses grèves économiques n’ont rien de symbolique : à la date du 18 novembre, on pouvait en dénombrer trois qui duraient depuis cinq mois ou plus, 11 depuis un mois ou plus, 15 depuis trois semaines ou plus, 27 depuis une semaine ou plus, et des dizaines d’autres de deux à cinq jours.
Par ailleurs, le nombre de grèves qui gagnent est en augmentation. Il y en a au moins deux ou trois par jour, ce qui est supérieur à tout ce qu’on avait pu observer ces derniers temps. Bien sûr, une bonne partie de ces succès se situe dans des secteurs aux conditions de travail et de salaires dégradées, comme par exemple le nettoyage ou l’hôtellerie : ces succès ne font en fait que rattraper de profonds retards. Par ailleurs, certaines de ces victoires ont lieu dans de petites entreprises qui ne sont guère visibles, et le plus souvent, elles n’apportent pas un plus mais ne font qu’empêcher une dégradation supplémentaire.
Cependant, bien des patrons ou des administrations reculent : c’est cet élément qui est important, et dont il faut mesurer la dynamique, car il intervient après le vote de la loi Travail. Cela explique probablement le fait que bien des patrons aient déclaré être peu pressés d’appliquer cette loi : si les succès des luttes sont relatifs d’un point de vue matériel, ils peuvent être contagieux sur le plan moral. Les luttes victorieuses ont en effet tendance à faire tache d’huile dans telle ou telle profession, par exemple chez les femmes de ménage des grands hôtels ou chez les sapeurs-pompiers, ou selon une zone géographique, par exemple dans le Gers ou le Tarn-et-Garonne. De la même façon que la longueur de bien des conflits, ces succès mesurent de fait la détermination et la conscience des grévistes, dont les patrons eux-mêmes savent très bien évaluer la menace dans le climat général... en acceptant de céder.
En novembre, le nombre important de luttes est dû également au nombre élevé de journées d’actions syndicales. Durant la première quinzaine de novembre, il y a eu neuf journées nationales d’action et huit régionales, soit plus qu’il n’y avait de jours. Le même phénomène avait pu être observé en novembre 2015, mais cette tendance, interrompue par les attentats et l’état d’urgence, n’avait pu se développer davantage.
Ce nombre élevé de journées d’action traduit la pression de la base, mais en même temps la volonté des sommets syndicaux de saucissonner les conflits pour permettre seulement de « lâcher de la vapeur ». Si le vote de la loi Travail n’a pas découragé, le mouvement s’est ainsi émietté en de nombreuses journées d’action syndicales, pendant que continuaient une multitude de grèves économiques préexistantes et dispersées.
Toutefois, si ces grèves économiques ne se sont pas retrouvées dans le mouvement contre la loi Travail, elles semblent davantage le faire aujourd’hui à travers les journées d’action syndicales. C’est ce que montre par exemple la réussite de la journée du 8 novembre dans la santé, ou encore celle des finances publiques. C’est une évolution notable : dans la période précédente, ces journées d’actions n’avaient guère de succès. Il est bien possible que cela traduise la conscience croissante du besoin d’une convergence des luttes, puisqu’on voit poindre cette tendance ici ou là : citons à ce titre les pompiers et les personnels de santé de Toulouse, qui ont tenu à manifester ensemble.
Le mouvement contre la loi Travail a cristallisé la colère – une colère pas seulement latente, car elle s’incarnait dans de nombreuses grèves –, mais il ne l’a pas complètement exprimée. Il s’est déroulé au même moment que des luttes économiques relatives aux salaires, à l’emploi et aux conditions de travail, sans arriver à les représenter. Cette faiblesse lui a retiré rapidement toute possibilité d’extension et, du coup, le mouvement a été plus important par sa durée – historique – que par sa capacité explosive à entraîner.
Le lien entre les grèves économiques et la lutte contre la loi Travail a été réel, mais pas dans la conscience des militants. Or c’est cela qui a commencé à changer et qu’il nous faut essayer de décrypter.
Un climat encore plus socialement
explosif qu’au printemps
À la situation sociale du printemps viennent s’ajouter de très nombreux plans de suppressions d’emplois, des fermetures, des liquidations, des licenciements. Au moins 220 entreprises sont concernées, sans compter l’administration, avec plus de 200 000 suppressions d’emplois au total d’ici fin 2017.
En même temps, la plupart de ces entreprises privées qui licencient se portent bien ; elles déclarent d’énormes bénéfices et distribuent des dividendes de plus en plus élevés. Cela renforce l’idée que nous ne sommes pas en présence d’une fatalité économique contre laquelle on ne peut rien, mais d’une politique visant délibérément à enrichir davantage encore les plus riches au détriment des plus pauvres, et cela a donc tendance à renforcer chez les exploités les sentiments de classe, voire la conscience de classe.
Perdre son travail, c’est être placé à un niveau légal situé en dessous de la loi Travail et de toutes les lois, excepté celle de la misère. Si des salariés se sont battus hier contre la loi Travail, ils sont à même de mieux comprendre ceux qui, bien que soutenant le mouvement, n’y ont pas participé du fait qu’ils ne se sentaient pas concernés, vivant déjà pire : les chômeurs, les précaires, les licenciés, une foule de jeunes qui ne commencent leur vie professionnelle que par l’intérim, les CDD, les stages... et enfin, surtout, la grande masse des salariés travaillant dans de toutes petites entreprises, où les lois du travail ne s’appliquent que très approximativement, et qui sont souvent déjà dans une situation de droit et de fait inférieure à celle fixée par la loi Travail. Confrontés aux plans sociaux, ces salariés peuvent d’autant plus faire le lien entre leurs combats économiques particuliers et les combats généraux contre la loi Travail… et surtout « son monde ».
La loi Travail devrait commencer à s’appliquer dans les entreprises à partir du 1er janvier 2017 – pour l’inversion de la hiérarchie des normes et le paiement des heures supplémentaires à 10 % –, ce qui devrait considérablement aggraver la situation des travailleurs et multiplier les conflits. Il est prévisible que ces derniers auront un caractère économique ne ciblant que tel ou tel point de la loi plutôt que sa totalité (conditions de travail, horaires, salaires, emploi) ; la position de la CGT, qui explique qu’on résistera entreprise par entreprise, équivaut dans cette situation à du sabotage.
Pourtant, il serait plus juste de qualifier ces luttes de « politico-économiques ». En effet bien des salariés, qui ne voyaient pas bien ce que pouvait donner concrètement cette loi générale, mesureront alors toute sa gravité ; et, surtout, tout le monde réalisera qu’il s’agit là de l’application d’une loi nationale. De ce fait, ces conflits économiques divers et dispersés auront un arrière-fond général et politique, qui pourrait contribuer à les fondre en un conflit généralisé. Les mois de janvier, février et mars, qui cumulent le plus grand nombre de négociations annuelles obligatoires sur les salaires, pourraient bien être mouvementés et éclipser quelque peu la campagne électorale.
Enfin, les violences policières et les procédures judiciaires à l’encontre des manifestants du printemps, jeunes ou syndicalistes – 770 condamnations, poursuites et sanctions recensées –, sont encore au centre de l’actualité militante, et elles incitent à faire le lien entre toutes les répressions, entre tous les milieux, des syndicalistes aux jeunes des quartiers populaires ou aux « zadistes ».
Sur le plan social, le scénario d’une convergence est plus envisageable qu’au printemps. Il subsiste des « restes » militants encore partiellement vivants : « Nuit debout », « #OnVautMieuxQueÇa », l’AG « interluttes/interpro » de Paris et d’autres collectifs locaux de militants qui n’ont pas abandonné le combat contre la loi Travail.
Mais il y a plus que ça. Il faut se rappeler que ce qui avait donné son caractère explosif et politique aux luttes programmées en novembre 2015, c’était l’émotion populaire générale soulevée par la campagne haineuse contre les salariés dans l’affaire de la « chemise déchirée » d’Air France. Mais cette jonction entre les luttes sociales et la colère collective ne s’était pas réalisée, à cause des attentats du Bataclan et de l’état d’urgence.
Construction d’une avant-garde
ouvrière politique et « lutte de classe »,
à l’influence de masse
Aujourd’hui, la mobilisation autour des « 8 de Goodyear » a remis cette jonction à l’ordre du jour. Bien sûr, en cette fin d’année 2016, la solidarité populaire qui s’était nationalement manifestée autour de ces ouvriers est retombée. Mais la mobilisation a continué, mettant côte à côte des militants syndicalistes et des jeunes des quartiers populaires, d’abord dans des meetings, puis à travers un rassemblement de 10 000 militants (5 000 selon la police) les 19 et 20 octobre à Amiens. Ce rassemblement a été un grand succès, malgré tous les pronostics défavorables, l’opposition des principales confédérations mais aussi l’indifférence de bien des partis ou courants se réclamant de la « vraie » gauche. Ce qui s’est passé là est un des éléments majeurs de la situation (ce qu’on a coutume d’appeler le « facteur subjectif »), qui pourra innerver dans le sens de la convergence (et plus) les mobilisations à venir.
À Amiens, des militants « lutte de classe » de différents bords syndicaux ou politiques se sont rencontrés comme au printemps, mais en allant plus loin : ils ont en quelque sorte tiré le bilan du printemps, en construisant ensemble le rassemblement d’Amiens. Par ailleurs, par le biais de leurs principaux porte-parole, ils ont non seulement critiqué la politique des directions confédérales, mais se sont aussi adressés directement au public pour lui proposer l’embryon d’une politique indépendante.
Selon moi, il s’agit d’un changement considérable. L’opposition « lutte de classe », qui s’exprimait dans la CGT assez largement et publiquement depuis fin 2014, n’avait cherché jusque-là qu’à interpeller la direction de la confédération pour tenter d’infléchir sa politique. Elle ne s’adressait qu’à une minorité de militants syndicalistes, discours inaudible pour les larges masses. Des leçons du printemps est née une tout autre préoccupation, celle de s’adresser aux travailleurs eux-mêmes, et c’est cela qui a construit le succès d’Amiens. Cela s’est fait en s’appuyant sur les militants de base, et sur les sentiments de colère et d’indignation des classes populaires contre la condamnation à de la prison ferme de militants qui se battaient pour l’emploi. De fait, on a vu là un pôle « lutte de classe » se construire, l’embryon d’une direction autonome ouvrière, politique et « lutte de classe », en même temps que l’élaboration des premières phrases de son programme.
La grande majorité des militants ouvriers qui se sont exprimés à la tribune d’Amiens, ouverte à tous, est allée dans ce sens ; non seulement le mouvement contre la loi Travail s’y est affirmé comme non encore fini, mais en plus, les leçons en ont été tirées, avec l’apparition publique d’un pôle ouvrier décidé à répondre aux mauvais coups des patrons. Les Goodyear, comme la plupart des autres militants présents, ont lié le combat contre la répression aux combats contre les plans de licenciements et contre la loi Travail. Ces trois dimensions sont apparues comme clairement indissociables, dessinant les grandes lignes d’un programme.
La convergence de ces trois aspects ne s’est pas faite au printemps mais récemment, à Amiens, autour de militants qui sont pour une bonne part des militants ouvriers reconnus, avec une capacité d’entraînement importante. Et ces militants tissent progressivement les liens d’un réseau qui mûrit, se renforce et s’approfondit à chaque rassemblement ou à chaque meeting contre la répression. L’« avant-garde large » de centaines de milliers de personnes, qui s’était dessinée durant les mois de lutte de ce printemps, semble s’être donné avec le rendez-vous d’Amiens les bases d’une direction et d’une orientation. Dans ce contexte, le silence organisé sur les luttes sociales est ressenti comme plus pénible, et les militants éprouvent plus urgemment encore le besoin d’une information sur la réalité des conflits sociaux, d’un outil pour mieux mesurer et définir la politique à mener.
La communication du gouvernement et du patronat repose notamment sur l’affirmation qu’il n’y a rien à faire, que rien ne se fait, et que ce serait de toute façon impossible de faire quoi que ce soit. Ce leitmotiv, relayé par les partis de l’ordre, par les grands médias et, à leur façon, par les grandes confédérations syndicales et même parfois par l’extrême gauche démoralisée, laisse le champ libre au vacarme abrutissant des attentats terroristes, du racisme, des lois régressives, de l’état d’urgence, auxquels s’ajoutent la répression policière et judiciaire, les poursuites contre des manifestants et des syndicalistes, et maintenant la comédie de la campagne électorale de 2017.
Contre cette propagande, il est fondamental de rendre visible le fait que les classes populaires se battent et résistent, qu’elles ne sont pas dupes et n’acceptent pas, qu’elles ne votent pas Le Pen, et qu’elles parviennent même à gagner des batailles sociales. Tout cela trace les contours de la conscience et du programme économique, social, idéologique de la classe ouvrière en mouvement, et de cet embryon de direction ouvrière en train de se cristalliser. L’absence d’enjeu du second tour de la présidentielle 2017 a tendance à renforcer encore la conviction que « c’est dans la rue que ça se passe ». Un engouement autour de la campagne Mélenchon pourrait freiner ou détourner cette cristallisation ; c’est toujours possible, mais pour le moment ce n’est pas le cas : tout au plus sa campagne sépare-t-elle les éléments les plus électoralistes des plus combatifs.
Le succès de Trump aux USA, les manifestations du FN contre les migrants, les premières tentatives de ce qui ressemble à des milices d’extrême droite, pourraient à l’avenir non pas faire reculer cette cristallisation, mais au contraire favoriser sa politisation, en permettant de lier la défense des victimes de la répression à la protection des migrants.
La place des militants révolutionnaires doit être là, dans la construction de ce pôle ouvrier « lutte de classe » : ils peuvent y être très utiles, mais surtout y apprendre en faisant l’expérience de la jonction entre leurs idées et une politique de masse. Ce ne serait pas la première fois qu’un parti pourrait se développer dans le contexte de la répression et de ses suites. Après tout, le Parti ouvrier français – premier parti marxiste en France – ne s’était-il pas construit en 1882 grâce à l’audience et à la popularité gagnées à la suite du procès de Jules Guesde en 1878 et de ses six mois de prison ?
Jacques Chastaing