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/ Peut-on être souverainiste de gauche ?
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On entend de plus en plus, dans les milieux de la gauche radicale, une petite musique souverainiste, jouée entre autres par Jean-Luc Mélenchon, Frédéric Lordon ou Jacques Nikonoff, l’ancien dirigeant d’Attac. Nous aurions un problème en France : retrouver notre souveraineté, non pas au nom de la patrie éternelle comme le voudrait un Dupont-Aignan ou le FN, mais d’un point de vue de gauche, critique de l’économie capitaliste…
Si l’argument n’est pas nouveau, il semble s’être renforcé à la suite de la crise grecque : la domination de l’Allemagne sur l’Union européenne, et particulièrement sur la Grèce, signifierait que nous avons perdu notre libre arbitre et que nous serions soumis aux ordres de l’UE, c’est-à-dire de l’Allemagne qui y occupe une position hégémonique. Il y en a même qui estiment que si le Front de gauche perd des voix face au Front national, ce serait dû à son manque de clarté sur le libre-échange, l’Union européenne et la souveraineté nationale – comme l’écrit Aurélien Bernier dans La Gauche radicale et ses tabous (Seuil, 2014).
Il s’agirait donc de reconquérir notre souveraineté. A un moment où la société capitaliste connaît une crise profonde et prolongée, où c’est plutôt son remplacement par un nouvel ordre social qui devrait être à l’ordre du jour, certains voudraient faire passer les vieilles idées de souverainisme pour des notions progressistes, qui pourraient nous sortir de notre situation.
De quoi la souveraineté est-elle le nom ?
Selon les utilisateurs, le terme prend des significations différentes. Pour Frédéric Lordon, il faut en revenir à la Révolution française. Il se réfère à la nation souveraine de 1789, qui « se constitue comme universalité citoyenne (...) et est de gauche. Et par l’effet d’une incompréhensible démission intellectuelle, elle n’est désormais plus que de droite. » [1] La démarche de Lordon, au fil de ses interventions, est de se réapproprier la notion de souveraineté pour ne pas la laisser à la droite.
Pour le Pardem (Parti de la Démondialisation) et son principal dirigeant Jacques Nikonoff, ex-dirigeant d’Attac et ex-membre du PCF, « la souveraineté appartient au peuple en République, directement et par l’intermédiaire de ses représentants, les députés. Avec (...) la loi El Khomri, la souveraineté passe dans les bureaux du Medef (...) les députés ont trahi le 21 juillet 2016 le peuple qui les a élus. » [2] Il défend ainsi l’illusion d’un pouvoir du peuple à travers sa représentation nationale. Ce serait elle qui aurait trahi ses engagements. Il suffirait donc probablement de bien voter pour retrouver le pouvoir volé par nos représentants au parlement !
Quant à Jean-Luc Mélenchon, son ennemi tout trouvé est l’Allemagne, notamment lorsqu’il déclare au Journal du Dimanche du 23 août dernier : « s’il faut choisir entre l’euro et la souveraineté nationale, je choisis la souveraineté nationale. Il n’y a pas de raison pour qu’à la fin, ce soit nous les Français qui cédions devant les Allemands. » Et en avant les clichés éculés sur l’Allemagne, cible toute trouvée lorsqu’on ne veut pas regarder juste à côté de soi, c’est-à-dire vers les capitalistes bien français, qui sont de fait exonérés dans l’affaire puisque le méchant, c’est l’Allemand. Vieux souvenirs plutôt pénibles d’un nationalisme exacerbé.
Tous contre l’Allemagne ?
Tous les souverainistes de gauche tirent à boulets rouges sur l’Allemagne, qui dicterait sa loi à tous les autres. Par quel miracle ? Nous ne sommes pourtant pas en guerre. Comment un pays pourrait-il ainsi dominer tous les autres ? Le mystère reste entier lorsqu’on les lit ou les écoute.
L’explication est pourtant assez simple si l’on veut bien se pencher un peu sur les données économiques accessibles à tous : l’impérialisme allemand domine l’Europe au niveau économique. L’Allemagne distance la France par ses capacités productives, et l’écart ne cesse de se creuser. Pour ne prendre que quelques exemples, le parc des équipements des machines de moins de quinze ans s’est contracté de 10 000 unités en France, alors que celui de l’Allemagne, déjà mieux lotie, a augmenté dans le même temps de 95 000 unités. L’outil de production français devient de plus en plus dépassé. La France a un retard global de cinq à sept ans dans la modernisation de son parc industriel en comparaison avec l’Allemagne, d’après la fédération patronale de la mécanique. La désindustrialisation de la France et les déséquilibres accrus de son commerce extérieur renvoient à des faiblesses du tissu industriel français, elles-mêmes reliées à des choix de l’État et du patronat marqués par une logique de court terme sous la pression des actionnaires, qui exigent de gagner vite et beaucoup, au détriment de l’investissement productif.
C’est dans ce décrochage économique de la France qu’il faut chercher les bases de la domination de l’Allemagne dans l’Europe. C’est dans l’appétit insatiable du profit facile et rapide des multinationales françaises, qui délocalisent à tout va, au détriment du tissu industriel du pays. Ces multinationales qui n’ont aucun sentiment national lorsqu’il s’agit de faire des profits dans n’importe quel pays.
C’est aussi simple que cela. Mais il n’y a de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. L’explication de Mélenchon est… mélenchonienne : dans son livre Le Hareng de Bismarck, il répond que la plupart des dirigeants politiques français ont été empoisonnés et hypnotisés par la doctrine économique allemande. Intoxiqués, les dirigeants français qui défendent bec et ongles les intérêts des groupes capitalistes ? Que nenni. Les capitalistes français estiment qu’ils ont beaucoup plus à perdre qu’à gagner à sortir de la zone euro. Car les multinationales françaises ont beaucoup profité, et continuent à le faire, du marché unique européen. Et la domination de l’Allemagne les arrange fortement, car cela leur permet de se cacher derrière l’Union européenne pour faire la guerre aux salariés français dans le seul but d’accroître leurs profits, et détruire pour cela tous les acquis sociaux gagnés au fil des luttes ouvrières.
Ce phénomène est mis à l’œuvre par le capitalisme dans le monde entier. Les dirigeants français n’ont nul besoin des conseils des Allemands. Et la compétition économique entre les grands groupes capitalistes français et allemands ne les empêche nullement de se retrouver d’accord pour nous faire payer leur crise. Il suffit de voir ce que les salariés allemands ont subi avec les mini jobs à un euro de l’heure, ainsi que l’appauvrissement d’une grande partie de la population. La guerre n’est pas tant entre capitalistes français et allemands, même si elle existe bien sûr, que contre les salariés des deux pays. Les mesures d’austérité sont les mêmes partout en Europe et dans le monde.
La Révolution française, un exemple… pour qui ?
Frédéric Lordon, lui, insiste sur l’exemple de la Révolution française, en évacuant allégrement –petit détail – le caractère de classe de cette révolution. S’y référer aujourd’hui est concevable en ce qu’on considère le caractère radical de transformation sociale, le fait d’aller jusqu’au bout pour faire table rase de l’ancien régime. Comme le faisaient en leur temps les révolutionnaires du mouvement ouvrier, de Marx à Lénine ou Trotsky. Qui avaient bien compris l’histoire de la formation des nations : celles-ci ont représenté un progrès historique à l’époque de la féodalité et de ses particularismes, la lutte pour la souveraineté nationale ayant été l’un des combats de la bourgeoisie en pleine ascension.
Mais en même temps, ces nations unifiées étaient contrôlées par la bourgeoisie, laquelle présentait ses intérêts propres comme ceux de toute la « nation ». C’est au nom de la souveraineté populaire que la bourgeoisie républicaine envoya les prolétaires sur les barricades lors des révolutions de 1830 et 1848, pour leur confisquer ensuite le pouvoir. Le mouvement ouvrier apprit rapidement, à ses dépens, qu’il lui fallait distinguer ses propres intérêts de ceux de la bourgeoisie, et cela à un moment où elle était encore dans sa période révolutionnaire. Et combien les mots « peuple », « nation » et « souveraineté » masquaient des antagonismes de classe. Alors, évoquer aujourd’hui la nation, la souveraineté nationale qu’il faudrait retrouver, c’est tout simplement gommer tout caractère de classe.
Comme l’évoquait déjà Marx en 1848 : « la nouvelle révolution française sera obligée de quitter aussitôt le terrain national et de conquérir le terrain européen, le seul où pourra l’emporter la révolution sociale du 19e siècle » (Les luttes de classe en France). Ce qui était vrai en 1848 l’est assurément encore plus aujourd’hui, à l’époque de la mondialisation. La souveraineté nationale a perdu depuis fort longtemps tout caractère progressiste, même affublée de l’étiquette « de gauche », qui ne veut pas dire grand-chose à l’heure où un gouvernement « socialiste » aux commandes du pays mène une politique néolibérale brutale.
Il n’y a pas de nation de gauche ou de nation de droite, mais bien un seul État, aux mains des capitalistes et qui échappe à la population même lorsqu’elle exerce son droit de vote. Et lorsqu’elle proteste, comme ces derniers mois lors des manifestations contre la loi Travail, on voit qui elle trouve en face d’elle : la police, rempart s’il en était de la souveraineté nationale bourgeoise.
Si les bourgeois ont toujours besoin de leurs États à l’heure des multinationales et de la mondialisation des échanges et de la production, c’est pour conquérir, grâce à l’État national, de nouveaux marchés. Ce sont bien les États qui ont injecté des milliards après la crise de 2008, aidé les constructeurs automobiles et les capitalistes d’autres secteurs sans que les actionnaires aient un centime à débourser. Avec comme conséquence des coupes budgétaires pour tous les services publics et une politique plus répressive contre tout ce qui proteste. La boucle de l’État-nation est bouclée.
Souverainisme de gauche : deux mots qui ne vont pas bien ensemble
Le souverainisme, le retour à la nation, sont des notions qui ne peuvent être de gauche, du moins si l’on entend par gauche non la « gauche » gouvernementale mais un camp social, celui des exploités. Le terme de nation masque les différences de classe, qui n’ont pourtant jamais été aussi exacerbées qu’aujourd’hui. Cela vise à nous faire croire à des intérêts communs avec nos exploiteurs. Cela suppose que, comme l’affirme Mélenchon, l’ennemi n’est pas la bourgeoisie à l’intérieur des États nationaux, mais les États rivaux, c’est-à-dire les différents impérialismes. La focalisation sur le capitalisme « de l’étranger », qu’il soit allemand ou américain, montre que Mélenchon surfe sur les sirènes nationalistes. Abolissant les frontières de classe, il fait porter aux « oligarchies financières » (présentées comme dénuées de toute « nationalité ») la responsabilité de la crise et l’origine des politiques d’austérité, dédouanant au passage les capitalistes français et leurs sbires de la droite ou de la gauche gouvernementale.
Frédéric Lordon s’attaquait explicitement, dans un texte d’avril 2015, à ce qu’il appelait un internationalisme imaginaire, « une certaine forme d’internationalisme révolutionnaire qui condamne d’emblée toute tentative dans un seul pays, et préfère attendre l’arme au pied la synchronisation planétaire de toutes les révoltes avant d’envisager quoi que ce soit. » [3] Cette caricature des positions internationalistes lui sert en fait à développer une politique qui privilégie le cadre national. Car même si, en effet, dans un premier temps les luttes se développent inévitablement dans un cadre national – les révolutionnaires français auxquels se réfère Lordon le savent parfaitement –, elles doivent s’étendre pour parvenir à renverser le pouvoir des possédants. L’internationalisme est la compréhension que nos alliés naturels sont les exploités de tous les pays, et non notre propre bourgeoisie. « La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale » disait déjà à juste titre Léon Trotsky, en 1938.
Avant lui, Marx affirmait depuis 1848 que l’État ne peut pas être repris aux capitalistes, mais qu’il doit être détruit. Ce que semble n’avoir pas compris le Pardem qui porte l’ambition de « repolitiser l’État, c’est-à-dire en refaire un objectif de conquête par le peuple », passant par pertes et profits des décennies de luttes ouvrières et d’affrontement avec l’État, dont nous avons pourtant eu aujourd’hui un aperçu avec le mouvement contre la loi Travail.
Une nouvelle mouture de réformisme
Le programme du « souverainisme de gauche » est réformiste dans le sens où il ne remet pas en cause le fondement du pouvoir économique des capitalistes. En dénonçant la financiarisation de l’économie, les traités internationaux et les organisations supranationales, avec des motivations qui sont souvent justes, mais en s’abstenant d’appeler un chat un chat et d’identifier le capitalisme pour ce qu’il est, son résultat est de dédouaner les capitalistes en chair et en os.
Mélenchon rappelle régulièrement que sa « révolution citoyenne » n’est pas une « révolution socialiste ». Lordon abonde dans son sens. Il spécule sur d’innombrables scénarios pour la zone euro, mais ne pose jamais la question : quelle classe doit diriger la société ? Au passage, cela vide de tout contenu l’idée de « souveraineté populaire », sur laquelle Mélenchon et Lordon insistent tant. Car tant qu’une petite minorité d’exploiteurs contrôlera l’économie au détriment de l’écrasante majorité de la population, la « souveraineté populaire » ne sera au mieux qu’un doux rêve, au pire une escroquerie. Le pouvoir de décision de la population ne sera effectif que lorsque ceux qui travaillent auront pris le contrôle de l’économie, de l’État et de la société dans son ensemble.
Il n’y aura pas de solution aux problèmes des masses grecques (et françaises, espagnoles, allemandes, italiennes, etc.) dans le cadre du capitalisme, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la zone euro. Cette conclusion est loin d’être partagée par des dirigeants actuels de la « gauche radicale ». La faillite du réformisme en Grèce a renforcé l’émergence d’un autre type de réformisme, un avatar qui peut paraître plus radical, le souverainisme de gauche.
Le slogan « intérêt national, intérêt du capital » est toujours d’actualité et, au souverainisme de gauche, nous opposons toujours la lutte internationale des exploités du monde entier. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » semble bien plus efficient aujourd’hui encore que « souverainistes de gauche de tous les pays, unissez-vous » ; sans parler du jeu de mots trompeur du FN selon lequel il faudrait être « inter-nationalistes » (avec le trait d’union).
Laissons donc la notion de souverainisme à ceux qui la revendiquent à juste titre, c’est-à-dire la droite et l’extrême droite. Car à trop errer sur leurs terres, l’évolution logique pourrait être celle de Jacques Sapir, souverainiste de gauche d’abord, et qui aujourd’hui se rapproche de plus en plus du Front national.
Régine Vinon
dans la revue L'Anticapitaliste n° 80 (octobre 2016)
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