> Entretien avec Angelo Cardone et Marta Positò. Angelo vit à Bari et travaille pour la compagnie Ferrovie del Sud Est ; il est membre du Collectif Guevara. Marta, militante du Parti communiste des travailleurs (PCL), est originaire de Bologne et poursuit actuellement ses études en France. Les deux révolutionnaires italiens ont répondu à nos questions sur la mort d’Abd Elsalam Ahmed Eldanf, tué le 14 septembre sur un piquet de grève, lors d’un conflit social dans un entrepôt de la société de transport privé GLS.
Anticapitalisme & Révolution - Quelles sont les circonstances de la mort d’Abd Elsalam Ahmed Eldanf ?
Angelo Cardone - Abd Elsalam était un salarié égyptien et militant du syndicat de base USB. Il a été tué par un camion de la société GLS, qui a forcé un piquet de grève que les travailleurs chargés du chargement et du déchargement des marchandises à l’entrepôt logistique de Plaisance venaient de mettre en place. À Plaisance, la situation était tendue depuis longtemps ; déjà, en décembre 2015, des travailleurs d’un autre syndicat alternatif – S.I. COBAS – avaient été agressés, et certains grièvement blessés, par des employés réputés proches de la direction.
A&R - Pouvez-vous nous expliquer les revendications des salariés et le déroulement du conflit chez GLS ?
Marta Positò - GLS est une entreprise de transport de marchandises qui, comme l’essentiel des grandes boîtes du secteur de la logistique, est structurée en divers services (emballage, transport, marchandises, etc.) gérés par une myriade de « coopératives » extérieures : c’est-à-dire que les travailleurs ne sont pas directement embauchés par l’entreprise principale, mais se retrouvent comme sous-traitants pour ces coopératives grâce à un système de location et de partage de main-d’œuvre. Cela leur permet de réduire le « coût du travail » et d’augmenter la production. Les travailleurs sont ainsi soumis à des conditions de travail épuisantes et dangereuses pour leur santé, car leur statut échappe aux protections prévues par les conventions collectives.
Angelo Cardone - Les grandes entreprises du secteur de la logistique confient le travail à ces fausses coopératives pour éviter d’avoir davantage de personnel avec des emplois stables, et ainsi de payer les impôts et les cotisations sociales. Bien sûr, cela leur permet d’imposer entre 12 et 14 heures de travail par jour, avec des salaires qui ne respectent même pas le taux horaire. Le syndicat exige depuis plusieurs années de mettre fin à ce fonctionnement, et de faire embaucher les travailleurs par l’entreprise pour laquelle ils travaillent en réalité. Une précédente grève, qui avait été déclenchée le 23 décembre 2015 sur les sites de Rome, Bologne, Plaisance, Vérone et Padoue, a forcé la direction de GLS – puis celles d’autres entreprises du secteur – à signer un accord allant dans ce sens, mais elle a voulu revenir sur ses engagements, ce qui explique le conflit pour des embauches en CDI. Le blocage de l’entrepôt de Plaisance a débuté le 14 septembre à l’appel de l’USB, le syndicat de base dont Abd Elsalam était militant, parce que la direction a quitté les négociations qui étaient en cours.
A&R - L’adoption du Jobs Act – assez similaire à notre loi Travail – a-t-elle eu des conséquences chez GLS ?
MP - Le Jobs Act déréglemente le droit du travail en facilitant les licenciements et la précarité, laquelle devient la règle. Déjà, ses effets sont dévastateurs pour la classe ouvrière italienne, abandonnée par les directions syndicale majoritaires.
Comme la loi Travail française, cette réforme inverse la hiérarchie des normes et donne davantage d’importance aux accords d’entreprises qu’aux accords de branches et aux conventions collectives. Elle a aussi légalisé le recours à la « location » de main-d’œuvre, en prévoyant une simple amende en cas d’abus. Alors, pour les travailleurs de GLS et de tout le secteur, le Jobs Act est une loi patronale qui équivaut à une nouvelle détérioration de leurs conditions de travail, ce qui explique aussi leur radicalisation.
A&R - Ce n’est probablement pas un hasard que ce soit un délégué syndical, un ouvrier arabe, qui ait été tué sur un piquet de grève...
AC - Cela n’est évidemment pas une coïncidence : certaines branches comme les transports ou l’agriculture – où le patronat impose une exploitation particulièrement violente – salarient de nombreux immigrés, dont beaucoup sont des réfugiés. Beaucoup d’entre eux sont les protagonistes de conflits très durs et y jouent souvent un rôle de premier plan. Le racisme est l’instrument principal avec lequel les employeurs et l’État cherchent à diviser la classe ouvrière. Abd Elsalam était un travailleur immigré égyptien, il avait 53 ans et se battait pour son emploi et son salaire, mais aussi en faveur de meilleures conditions de travail pour tous.
A&R - Quelle est la responsabilité de la boîte dans la mort du militant syndical ?
AC - Selon divers témoignages de grévistes, c’est le directeur du personnel de la société gestionnaire du site qui a ordonné au chauffeur du camion de briser le piquet. Des vidéos, montrant la même personne en train de donner des consignes identiques face à un piquet de grève devant l’entrepôt GLS de Milan, ont aussi circulé. À juste titre, les dirigeants syndicaux de l’USB ont expliqué qu’il s’agissait d’un « assassinat patronal ».
A&R - Quelle a été la réaction des autorités ?
AC - Elles ont cherché à minimiser les faits, et le Procureur les a requalifiés en accident de la route, niant le fait qu’il y avait une action syndicale au moment de la mort d’Abd Elsalam.
MP - Il faut préciser qu’Abd Elsalam a été tué devant la police, qui n’a rien fait.
A&R – Quels sont les enseignements de la grève ?
MP - Cette grève a d’abord souligné la force que peuvent représenter la classe ouvrière et la solidarité qui existe en son sein. Mais elle a aussi montré à quel point est un leurre le dialogue social avec un patronat prêt à tuer pour ses profits. En fait, ce conflit a montré le vrai visage des capitalistes. Dans certaines circonstances, quand les licenciements et les suppressions d’emplois ne sont plus suffisants et que les travailleurs résistent, ils sont prêts à tout : menaces physiques, coups et blessures, homicide. Très éloigné des illusions « démocratiques » sur la « paix sociale » entre exploiteurs et exploités, c’est un assassinat patronal qui montre la réalité de la lutte des classes.
Cet épisode, qui nous rappelle le siècle dernier, a de fait posé la question de la nécessité de l’autodéfense ouvrière : l’obligation pour notre camp de s’organiser de façon à résister à la brutalité patronale, pour défendre nos mobilisations.
A&R - Une manifestation de solidarité a eu lieu à Plaisance. De manière générale, comment le mouvement ouvrier et syndical a-t-il réagi ?
AC - Dans un contexte de faiblesse générale du mouvement ouvrier en Italie, les secteurs qui se sont mobilisés après l’assassinat d’Abd Elsalam sont ceux dans lesquels se déroulent des luttes, ou ceux où sont présents les syndicats de base. C’est l’USB, dont Abd Elsalam faisait partie, qui a appelé à une manifestation à Plaisance, à laquelle ont également participé les autres syndicats de base et divers petits groupes de la gauche politique. Dans les jours qui ont suivi, il y a eu des grèves dans tous les entrepôts GLS d’Italie (Turin, Rome, Milan, etc.). Des actions et des débrayages de solidarité ont également été organisés dans certaines usines par des syndicats de base et des délégués syndicaux. Les grandes confédérations syndicales CGIL, CISL et UIL se sont contentées de condamner l’assassinat.
A&R - En France, la répression contre les militants et syndicalistes s’est fortement durcie ces derniers mois (prison ferme pour les Goodyear, interdiction de manifestations, etc.). Cet assassinat est-il le signe qu’en Italie aussi, la répression patronale s’est accentuée ? D’après toi, quel est le meilleur moyen de lutter contre elle ?
AC - Je pense que les autorités et le patronat sont conscients du fait que la situation sociale est potentiellement explosive, bien qu’il n’y ait pas pour l’instant de luttes de masse en Italie. Mais le niveau global de répression n’est actuellement pas comparable à celui que vous connaissez en France, car le degré de mobilisation est ici encore très faible. Pourtant, les épisodes de répression ne manquent pas : charges policières contre des défilés anti-Renzi lors de ses visites officielles, arrestations, mesures « préventives » contre les militants des mouvements sociaux…
En Italie comme en France et dans tous les pays, il faut avoir conscience que se battre pour les droits des travailleurs, en particulier à une époque où les entreprises misent tout sur la réduction des coûts de main-d’œuvre, provoquera une réaction sévère du côté patronal. L’unité de la classe ouvrière est cruciale pour obtenir des résultats et se défendre contre la répression.
Propos recueillis par le Courant A&R
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