Dans la cour des usines Renault Billancourt, le 28 mai 1936. |
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Publié dans la revue A&R /
Stratégie
/ La grève générale : une hypothèse stratégique centrale
Si nous lui consacrons ce dossier, c’est bien pour reconsidérer la grève générale en tant qu’hypothèse stratégique centrale pour la rupture révolutionnaire et la prise du pouvoir par notre camp social. Lors d’un mouvement de grève qui se généralise, la classe ouvrière est en effet capable, en paralysant la production, de rappeler que ce sont bien les travailleurs qui produisent les richesses et qui font « tourner » cette société.
Mais surtout, en décidant de la conduite de leur mouvement à travers des assemblées générales, et en élisant des comités de grève, en se coordonnant, les grévistes peuvent commencer à disputer le contrôle de la production aux capitalistes. A mesure que des structures d’auto-organisation des travailleurs en grève gagnent en force et en centralisation, leur légitimité à diriger cette société commence alors à s’affronter au pouvoir de l’État et des institutions capitalistes. Cette situation de double pouvoir peut aboutir au renversement de l’État et à la rupture révolutionnaire, les organes de lutte devenant les organes de pouvoir de la nouvelle société à construire.
Evidemment, comme le soulignait Lénine, « Ce n’est pas de toute situation révolutionnaire que surgit la révolution, mais seulement d’une situation telle qu’au changement objectif se joint un changement subjectif, à savoir la capacité de la classe révolutionnaire de mener des actions révolutionnaires de masse suffisamment puissantes pour briser [...] l’ancien gouvernement qui, jamais, même en période de crise, ne « tombe » si on ne le « fait » pas tomber ».
C’est là que l’existence d’une force militante organisée, accumulant les expériences, et constituée de militants dont l’objectif est bien d’agir consciemment pour la centralisation de la grève et pour que l’issue de la crise se fasse en faveur du prolétariat, est donc cruciale : c’est la question du parti révolutionnaire.
Un fil stratégique : des luttes quotidiennes à la rupture révolutionnaire
Une grève, c’est déjà toujours la rupture du contrat de travail, et donc une première remise en cause de l’exploitation capitaliste.
Mais pour reconduire la grève, les travailleuses et les travailleurs, qu’ils soient syndiqués ou non, doivent décider ensemble en AG des suites à donner au mouvement. Pour l’étendre, il faut aussi absolument qu’ils se coordonnent, et donc qu’ils parviennent à dépasser les différences catégorielles ou générationnelles dans leur entreprise, mais aussi les barrières qui existent entre les différents secteurs. Se créent alors de nouvelles solidarités entre travailleurs, et la grève générale construit une unité propice au combat contre les oppressions et les divisions qui sont d’ordinaire le quotidien de notre classe (hommes/femmes, français/immigrés, etc.). L’auto-organisation de la grève, sous quelque forme que ce soit (AG, comités de grève élus et révocables, coordinations), est donc un moyen essentiel pour unifier en pratique du prolétariat.
La classe ouvrière dépasse donc ses divisions dans la grève mais, dans le même temps, elle s’emploie peu à peu à prendre véritablement ses affaires en main, réalisant ainsi sa propre force, sa capacité à contrôler la production et à diriger la société. Par la grève générale, le prolétariat commence donc à la fois à s’unifier et à agir par lui-même. Il peut alors se constituer en classe « pour soi », c’est-à-dire en classe consciente d’elle-même, capable enfin de s’affronter à la bourgeoisie et de lui disputer le pouvoir. C’est pourquoi Trotsky affirmait ce qui suit : « La grève générale est, par son essence même, un moyen révolutionnaire de lutte. Dans la grève générale, le prolétariat se rassemble, en tant que classe, contre son ennemi de classe ».[1]
Pourtant, le débat stratégique sur la centralité de la grève générale agite les organisations révolutionnaires, et aussi le NPA depuis sa fondation. En ce qui les concerne, les militants et les militantes qui nous ont quittés pour Ensemble (GA, C&A, etc.) l’ont définitivement tranché : « La transformation sociale est un processus, qui ne peut se faire du jour au lendemain par une simple généralisation des luttes conduisant à un bref et unique affrontement avec l’État. Si elle veut réellement être l’expression consciente et démocratique des classes populaires, elle devra s’appuyer sur un processus conjoint de mobilisations et élections, dynamiques populaires et victoires électorales ».[2]
Si dans ses textes de référence, Ensemble rejette la perspective de généralisation des grèves aboutissant à un renversement de l’État, c’est bien sur la base d’un argument « démocratique » assez courant. Selon cet argument, pour que notre camp social gagne l’hégémonie sur la majorité de la société, il lui faudrait aussi la légitimité de victoires électorales dans le cadre des institutions de la démocratie bourgeoise. C’est ce type de stratégie que partagent Syriza et Podemos. La grève générale seule, si elle n’est pas combinée avec des élections, ne saurait donc être l’expression « consciente » des masses.
Les révolutionnaires ont l’habitude de répondre que si la « révolution par les urnes » n’est pas possible, c’est qu’elle évacue la question de l’affrontement violent avec l’État. Mais le premier problème n’est pas là, c’est surtout que ni la construction d’une conscience de classe, ni la conquête d’une hégémonie véritable ne passent en fait par la voie électorale.
D’abord, si la conscience de classe se construit dans une grève générale par toute une série de mécanismes que nous avons décrits (auto-activité, unification), elle ne se construit certainement pas en déposant un bulletin dans une urne ! Il suffit pour cela de comparer les leçons que peuvent tirer des travailleurs de l’expérience « citoyenne » du vote ou même de la participation à une campagne électorale, avec celles tirées par des travailleurs ayant participé à un conflit social majeur ou même à une simple grève reconductible sur leur lieu de travail. Comment donc un prolétariat qui ne s’est pas forgé dans la lutte comme une force consciente d’elle-même pourrait s’affronter à la classe dominante et devenir la force révolutionnaire qui va « transformer » la société ?
Et en ce qui concerne l’hégémonie, selon Gramsci, elle « part de l’usine et elle n’a besoin, pour s’exercer, que du concours d’un nombre limité d’intermédiaires professionnels de la politique et de l’idéologie ». Dans cette conception de la conquête de l’hégémonie, nulle trace du rôle essentiel que devraient jouer les institutions de la démocratie bourgeoise. En fait, c’est justement dans une phase d’affrontement majeur, en devenant une classe capable d’agir en tant que classe, comme dans la grève se généralisant, que la classe ouvrière peut gagner à sa cause la majorité de la société, tous ceux qui ont intérêt à renverser l’ordre capitaliste.
Un outil révolutionnaire et un problème pour les réformistes !
Mais l’hypothèse stratégique formulée par Ensemble n’exclut pas totalement le recours à la grève générale : selon ce courant, ce pourrait être une possibilité dans la combinaison d’une dynamique électorale et de mobilisations majeures, qui s’alimenteraient mutuellement pour aboutir à l’émancipation. De la même façon, d’après Manolo Gari, l’un des dirigeants d’Anticapitalistas [3], « on ne peut pas non plus écarter la possibilité qu’une victoire électorale de Podemos alimente une reprise de la mobilisation sociale contre l’establishment politique et économique, ce qui ouvrirait l’espace à [...] un changement favorable au peuple et pour que le gouvernement ne cède pas au chantage des pouvoirs financiers ».[4] Nous devons combattre cette conception erronée, qui peut représenter une option séduisante pour bien des travailleurs quand la perspective d’une grève générale insurrectionnelle leur apparaît comme quelque chose de lunaire.
En fait, cette « combinaison » évoquée par Ensemble est-elle vraiment envisageable ? Justement, pour Trotsky, si l’emploi de la grève générale est en soi un outil révolutionnaire, par contre il « est absolument incompatible avec la politique du Front populaire, laquelle signifie l’alliance avec la bourgeoisie, c’est-à-dire la soumission du prolétariat à la bourgeoisie ».[5] Or une politique de Front populaire, c’est bien celle qu’a menée Syriza dès son accession au pouvoir quand il a formé un gouvernement avec l’ANEL, et préparée bien avant. Si les formulations utilisées par Trotsky peuvent paraître rudes – « alliance avec la bourgeoisie », « soumission du prolétariat à la bourgeoisie » –, les travailleurs grecs ont vécu littéralement ce qu’elles décrivent, et en accéléré à l’été 2015. C’est encore cette politique que mène actuellement Podemos, avec les fameux « pactos » proposés au très libéral PSOE pour un accord de gouvernement. L’incompatibilité de la grève générale avec un gouvernement de Front populaire n’est pas une vue de l’esprit : si la grève générale revient effectivement à un affrontement du prolétariat avec la bourgeoisie, elle ne peut être qu’un obstacle pour des partis réformistes enfermés dans une politique d’alliance de classes.
Encore et toujours le « facteur subjectif » !
Alors comment faire pour arriver à la grève générale ? Quelles sont les conditions de son irruption ?
Il est évident que la grève – et à plus forte raison la grève générale – ne se décrète pas. Plutôt que de parier sur son déclenchement totalement spontané et de se contenter d’une orientation attentiste, il est nécessaire d’intervenir consciemment dans la lutte des classes en cherchant à influer sur son cours. Un parti anticapitaliste et révolutionnaire peut et devrait jouer ce rôle. Encore faut-il être un parti militant, actif dans les mobilisations sociales, qui discute quotidiennement de son implantation dans les entreprises et des combats que les travailleurs y mènent. Pour certains, dans l’extrême gauche, construire une telle organisation empêcherait ses militants de prendre du recul pour analyser sérieusement la période et la situation politique, et donc d’y intervenir correctement plutôt qu’ « à tort et à travers » : il s’agirait donc d’« activisme », voire de « luttisme » !
Au contraire, nous pensons que pour pouvoir véritablement apprécier une période, pouvoir juger si la généralisation des conflits est envisageable, il faut voir « comment se présentent les choses du point de vue du « facteur subjectif », c’est-à-dire de la disposition du prolétariat à lutter. Cette question – précisément parce qu’elle concerne la sphère subjective et non objective – ne se résout pas par une investigation précise a priori. Ce qui décide, en fin de compte, c’est l’action vivante, c’est-à-dire la marche réelle de la lutte » [6] comme le rappelait Trotsky, à propos justement de la situation française après… la grève générale de 1936
David 92N
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[1] TROTSKY, Léon. « L’heure de la décision approche : sur la situation en France », 18 décembre 1938. In : Où va la France ? Pantin : Les bons caractères, 2007.
[2] Texte de référence du mouvement Ensemble. Texte 2 : « Notre travail d’élaboration programmatique pour un projet émancipateur ».
[3] Section espagnole du Secrétariat unifié de la IVème Internationale.
[4] GARI, Manolo. « Les chemins de Podemos », Inprecor n° 611, janvier 2015.
[5] TROTSKY, Léon. Ibid.
[6] TROTSKY, Léon. Ibid.