États-Unis : grève chez General Motors, le signe de la montée des luttes ouvrières ?

Pendant six semaines, la grève de près de 49 000 travailleurs et travailleuses des 33 usines et de 22 magasins de pièces détachées de General Motors (GM) a marqué l’actualité américaine. Les grévistes exigeaient notamment des augmentations de salaires et l’amélioration de la situation des employés embauchés après le sauvetage historique du groupe de la faillite par l’administration Obama en 2009. Ce conflit, présenté par le Washington Post comme « l’une des grèves les plus importantes dans le secteur privé depuis vingt ans », s’est achevé le 25 octobre par le vote d’une majorité relative des grévistes en faveur de l’accord soutenu par les négociateurs de l’United Auto Workers (UAW), le syndicat des travailleurs de l’automobile. 

Le contrat signé il y a quatre ans entre la direction de GM et le syndicat expirait le 14 septembre. Les négociations entamées depuis l’été étaient dans une impasse, c’est pourquoi l’UAW a lancé un appel général à la grève sur l’ensemble des sites du constructeur : une première depuis 12 ans.

Pendant des décennies, les travailleurs de l’industrie automobile ont été attaqués par les « trois grands » – General Motors, Ford et Fiat-Chrysler – sous prétexte de crise et de concurrence étrangère. En 2007, GM était au bord de la faillite, et a profité d’un plan de sauvetage du gouvernement américain de 51 milliards de dollars. Et de contrat en contrat, avec la complicité des dirigeants syndicaux, GM a imposé une baisse des salaires et la flexibilité, réduit les avantages sociaux, pendant que les profits des actionnaires se sont envolés. Sa PDG Mary Barra a empoché 22 millions de dollars en 2018. Mais pour investir dans les véhicules électriques et autonomes, le groupe a lancé un plan d’économie et annoncé la fermeture de quatre usines.

De son côté, l’UAW – connu pour être une machine bureaucratique – avait sans doute besoin de montrer ses muscles après que plusieurs de ses dirigeants, notamment son président et l’ancien président, ont été perquisitionnés à leur domicile par le FBI dans le cadre d’une enquête anti-corruption.

« Reprendre ce qu’ils nous ont pris ! » 

Les dirigeants de l’UAW n’ont pratiquement rien dit, y compris aux syndiqués, sur les objectifs qu’ils fixaient à ce mouvement de grève. Au début de la troisième semaine de conflit, la communication officielle de l’UAW revendiquait « des salaires équitables, la sécurité de l’emploi, notre part des bénéfices, des soins de santé de qualité et à un coût abordable, et une solution pour le passage des “temporaires” au statut de travailleur permanent » : des propositions vagues laissant aux négociateurs une bien trop grande marge de manœuvre.

Mais dans les usines, les travailleurs sont entrés en lutte pour inverser le cours de ces dix dernières années, durant lesquelles patrons et actionnaires ont restauré leurs profits grâce à une exploitation accrue des travailleurs. « C’est le moment de reprendre ce qu’ils nous ont pris ! » : voilà ce qui été exprimé sur les piquets de grève, comme le notait le site web Labor Notes[1]. Partout, les grévistes ont mis en avant la nécessité d’en finir avec les divisions de salaires et de statuts, raison pour laquelle certains ont parlé d’une « grève pour l’égalité » : les grévistes ont exigé la suppression de l’écart de salaire entre les anciens embauchés et ceux qui l’ont été depuis 2007 – et dont le salaire est réduit de près de moitié (17 dollars de l’heure contre 31, avec des pensions et des avantages sociaux fortement réduits) –, l’embauche des intérimaires, la fin de la sous-traitance, le maintien des activités de toutes les usines, de nouvelles embauches, etc.

Le bras de fer est engagé 

Dès le 16 septembre, la grève a été massive et des piquets ont été installés devant l’ensemble des sites. Le lundi suivant, il s’agissait déjà de la plus longue grève de l’industrie automobile américaine depuis les années 1970. Les grévistes ont montré une détermination sans faille. Malgré sa caisse de grève, dotée de 760 millions de dollars, l’UAW n’a versé que 250 dollars à chaque gréviste après la deuxième semaine du mouvement, puis 275 à partir de la quatrième semaine : des versements inférieurs au seuil de pauvreté américain, mais qui n’ont pas ébranlé la détermination des grévistes.

La direction de GM, elle, a immédiatement montré son agressivité en suspendant la couverture maladie des salariés sous contrat. Puis, devant l’usine de Flint (Michigan), elle a fait intervenir la police contre le piquet de grève ; onze grévistes ont été arrêtés à Spring Hill (Tennessee) et la direction a voulu faire redémarrer les usines de montage d’Arlington (Texas) et Wentzville (Missouri) en employant des briseurs de grève. Elle espérait ainsi limiter le blocage économique et démoraliser les grévistes, mais elle n’a fait que renforcer leur colère.

La mobilisation s’est organisée autour de piquets, unissant les salariés de GM mais aussi ceux de la sous-traitance, comme les personnels d’entretien employés par Aramark dans cinq usines. Dès la première semaine, les témoignages de soutien de la population et des salariés des autres secteurs se sont multipliés. Nombreux ont été celles et ceux qui ont milité pour élargir cette solidarité, car chacun avait en tête l’idée selon laquelle le combat des GM était celui de toute la classe ouvrière. Quant aux Teamsters, le syndicat des camionneurs, il a annoncé dès le début de la grève qu’il n’assurerait aucun transport pour GM. Des syndicats d’autres branches se sont également présentés au piquet pour montrer leur soutien à la grève et aider les manifestants. Le 22 septembre, à la fin de la première semaine de lutte, des rassemblements ont été organisés à travers tout le pays. Des groupes de travailleurs de Ford et de Fiat-Chrysler, en particulier, se sont mêlés aux grévistes de GM, bien conscients du fait que le résultat de la grève allait avoir des conséquences pour eux aussi. La popularité de la grève n’a pas échappé aux politiciens démocrates alors en pleine campagne pour les primaires, qui se sont également manifestés.

Accord contesté, mais validé 

Les séances de négociations quotidiennes entre la direction de l’UAW et l’état-major de GM se sont poursuivies durant tout le mouvement. Mais elles se sont déroulées loin de la base des dizaines de milliers de grévistes, et elles ont eu un caractère secret, car les dirigeants syndicaux ont pris l’habitude de ne pas rendre de comptes, ni même de tenir les travailleurs informés. Après un mois de grève, le syndicat a annoncé qu’un accord avait été trouvé. Son conseil national a approuvé ce document le 17 octobre, avant que sa ratification ne soit soumise au vote des grévistes. Craignant un vote négatif – comme en 2015 chez Chrysler –, l’UAW a décidé que la grève allait se poursuivre jusqu’à la fin des opérations de votes.

L’accord prévoit une hausse des salaires d’environ 3 % par an pendant toute la durée du nouveau contrat et le versement d’une prime de 11 000 dollars par salarié au moment de sa ratification (ou 4 500 dollars pour les intérimaires). GM doit par ailleurs investir 7,7 milliards dans ses usines américaines mais pourra, en échange, fermer quatre usines. Bien que les travailleurs de « niveau 2 », embauchés depuis 2007, atteindront finalement le même salaire que le « niveau 1 » à la fin de ce contrat, celui-ci maintient différents niveaux de salaires. Les intérimaires – 7 % des salariés de GM aujourd’hui – pourront devenir permanents, mais GM continuera de recourir à l’intérim.

Les avancées obtenues ne l’ont été que par la prolongation de la grève, en dépit d’un syndicat trop pressé de signer un accord. C’est pourquoi le texte n’a pas suscité l’enthousiasme des grévistes. Il a même provoqué une franche contestation d’une partie significative d’entre eux. Ainsi à Spring Hill (Tennessee), le 21 octobre, un groupe de syndiqués se sont rassemblés devant le local de la section de l’UAW pour protester contre l’accord… Et le responsable de la section syndicale a appelé la police ! L’accord qui a mis fin à la grève n’a finalement été approuvé que par 57 % des intéressés.

La force de la grève 

Selon les premiers calculs de divers experts, la grève aura coûté au premier constructeur automobile américain au minimum deux milliards de dollars. GM produit normalement 8 400 véhicules par jour, c’est-à-dire que la grève a concrètement empêché la sortie des chaînes de 300 000 véhicules. Bien que l’entreprise disposait d’un stock équivalant à 77 jours de production, ce qui lui permettait d’amortir le choc, les effets de la grève ont été incontestables et ont eu de quoi effrayer les capitalistes. L’impact économique de la grève a d’ailleurs largement dépassé GM et les frontières américaines, la paralysie de la production forçant au chômage technique des usines situées au Canada et au Mexique, et pesant sur des fournisseurs comme l’équipementier canadien Magna ou les entreprises françaises Faurecia et Valeo.

Si celles et ceux qui ont témoigné leur solidarité avaient été appelés à participer pleinement à la lutte, en tant que grévistes, l’impact du mouvement aurait été énorme. C’est ce que craignait la classe capitaliste. Mais l’UAW a proposé aux travailleurs des deux autres grands groupes de l’automobile d’attendre, car une grève générale des « trois grands » aurait résonné comme une déclaration de guerre à toute la bourgeoisie. La direction du syndicat a d’ailleurs proposé de mettre fin au conflit précisément au moment où des travailleurs d’autres secteurs entraient en lutte, comme ceux de Mack Trucks (camions Volvo), Asarco (mine de cuivre) et les enseignants de Chicago.

Renouveau de la lutte de classe 

Déjà fin septembre, le Wall Street Journal s’est inquiété de la multiplication des mouvements sociaux pour l’augmentation des salaires et de meilleures protections sociales : grève des salariés de l’hôtellerie à Chicago, des grutiers de Seattle, des travailleurs des distilleries du Kentucky…

Après une décennie sans grands conflits, le nombre d’arrêts de travail connaît un rebond depuis l’année dernière : la grève fait son retour aux États-Unis. En 2018, 533 000 travailleurs ont suivi un mouvement de grève, avec vingt conflits impliquant plus de 1 000 personnes, selon les données du Bureau of Labor Statistics. Il faut remonter à l’an 2000 pour trouver une seule année avec plus de 200 000 grévistes, et à 1986 pour retrouver davantage de grévistes que l’an dernier.

C’est le secteur public qui a alimenté les rangs des grévistes – l’éducation et le secteur de la santé ayant été à l’origine de 90 % des mouvements –, même si 2018 avait été marquée par la grève de deux mois de 8 000 salariés des hôtels Marriott et par le conflit qui avait éclaté au sein du réseau électrique National Grid. La contestation historique des enseignants – démarrée par la grève de Virginie-Occidentale en février 2018 – a touché de nombreux États, notamment républicains, comme le Kentucky, l’Arizona, le Colorado, l’Oklahoma, la Caroline du Nord, etc. Selon Mediapart, 400 000 enseignants ont cessé le travail pendant une ou deux semaines dans le cadre de ces mobilisations, en général initiées par les travailleurs eux-mêmes. L’éruption de grèves aux États-Unis, qui a débuté avec cette vague de luttes enseignantes, pourrait bien toucher de façon significative le secteur privé et l’industrie. C’est en tout cas ce que la grève chez GM laisse présager.

Quelle qu’ait été la politique de l’UAW, la grève de GM est exemplaire par sa massivité, sa durée, ses revendications et la radicalité des travailleuses et des travailleurs qui y ont pris part. Elle illustre le renouveau de la lutte de classe aux États-Unis et pourrait stimuler la combativité de bien d’autres travailleurs.

Gaël Klement

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