Guerre en Ukraine : l’impérialisme français tente de jouer sa partition

Emmanuel DUNAND/AFP

Depuis le début du conflit en Ukraine, Macron tente de jouer une partition originale dans le concert des impérialismes. Si l’État français n’a cessé de livrer des armes à l’Ukraine, Macron a toutefois déclaré le 25 janvier dernier, après l’annonce de la livraisons de chars lourds Leopard et Abrams à l’Ukraine, que « les livraisons d’armes ne devraient pas être le jeu de surenchères médiatique ». Trois jours plus tard, le 28 janvier, il a affirmé qu’il « continuera à parler à la Russie ». Preuve que Macron veut garder l’oreille de Moscou, le 12 octobre 2022, il a remis les insignes de commandeur de la Légion d’honneur à Jean-Pierre Chevènement, vieux politicien nationaliste de la gauche social-démocrate, et surtout russophile convaincu.

Ces oscillations sont l’illustration d’une certaine contradiction du capitalisme français. Tout en cherchant à s’afficher comme une force centrale du « bloc atlantiste », l’État français ne veut pas définitivement rompre ses liens avec le capitalisme russe, ce qui signifierait une dépendance beaucoup trop importante à l’égard de l’impérialisme états-unien.

Le cas de Total est évidemment l’exemple le plus saisissant de ces contradictions. Au moment même où Macron affichait des larmes de crocodile sur le peuple ukrainien bombardé par l’impérialisme russe, on apprenait par un article du Monde du 24 avril que le gaz de Total sert de kérosène aux avions de combats russes, notamment les escadrons de Morozovskaïa et Malchevo, impliqués dans le bombardement du théâtre de Marioupol ayant fait 650 victimes1.

Face à la pression internationale, Total a affirmé opérer un retrait progressif de ses activités en Russie. Mais même si le groupe a retiré ses deux représentants de la société de gaz russe Nova-tek, il en détient encore 19,4 %. Et il participe toujours à hauteur de 20 % au projet Yamal LNG : un projet gazier en Sibérie auquel la participation lui assure un cinquième des quantités ex-traites, via un contrat courant sur 21 ans. Patrick Pouyanné a affirmé de nombreuses fois qu’il ne s’en dégageait pas pour permettre un approvisionnement « vital » de l’Europe en gaz naturel liquéfié (GNL)2. Un approvisionnement « vital » surtout pour les capitalistes, et pour ne pas tomber sous total dépendance des gaz états-unien et qatari.

 L’impérialisme français en  course pour le marché de la  reconstruction en Ukraine

La rencontre entre Larry Fink, PDG du fond d’investissement américain BlackRock, et le président ukrainien Zelensky, sur l’avenir de la reconstruction de l’Ukraine, fin décembre dernier, a fait couler beaucoup d’encre. Mais les capitalistes français ne sont pas en reste dans l’appétit que suscite le marché de la reconstruction en Ukraine. Et c’est bien à Paris, le 13 décembre dernier, que s’est tenue « conférence bilatérale pour la résilience et la reconstruction de l’Ukraine », réunissant en direct des ministres ukrainiens et dirigeants d’entreprises françaises. Le capitalisme français était le premier employeur étranger en Ukraine avant la guerre, avec 13 000 personnes, notamment dans l’agro-alimentaire (Danone), la finance (BNP Paribas), les infrastructures numériques (Schneider Electric, Nexans), ou encore la grande distribution (Decathlon). De façon très cynique, le président délégué du MEDEF, Patrick Martin, a déclaré : « Ma conviction c’est qu’il y a des opportunité en Ukraine, y compris pour des moyennes et petites entreprises. […] C’est l’occasion, pardon de l’expression horriblement provocatrice, de «tirer parti» de ce qui s’est produit » 3.

L’humanisme des capitalistes français s’illustre d’ailleurs dans la condition qu’a posée ce même Patrick Martin à l’investissement des entreprises françaises en Ukraine : que le gouvernement Zelensky poursuive ses réformes structurelles, et notamment la « flexibilisation du marché du travail », c’est-à-dire la réduction à néant des droits syndicaux de travailleurs et travailleuses d’Ukraine. Le 15 mars dernier, dans un parfait consensus entre députés « pro-russes » et « pro-occidentaux », l’assemblée ukrainienne a adopté la « réglementation des relations au travail pendant la loi martiale », et le projet de loi 5371 « visant à simplifier la réglementation des relations de travail dans les petites et moyennes entreprises et à réduire les charges administratives ».

D’ores et déjà, des entreprises françaises ont capté des parts du marché de la reconstruction. Ainsi, l’entreprise du BTP Matière a commencé à expédier des ponts en kit destinés à remplacer les 380 ponts détruits lors du conflit. Signe de l’agitation des entreprises capitalistes françaises, Greenpeace dénonce dans un communiqué du 30 janvier la volonté de « la France [de] sabote[r] le développement des énergies renouvelables en Ukraine ». L’objectif de l’État français, appuyé par la Hongrie sur ce point, serait de faire inclure le nucléaire dans l’accord entre l’Union européene et l’Ukraine « portant sur un partenariat stratégique sur les énergies renouvelables », qui devrait être annoncé lors du sommet UE-Kiev qui se tiendra le 3 février 4.

 Dans le domaine des armées :  l’impérialisme français tente de  garder sa place de grande puissance

Les guerres de haute intensité sont toujours l’occasion pour les impérialistes de tester leurs nouveaux arsenaux militaires, avec le double objectif de faire de la publicité en vue des futures exportations, mais également d’impressionner et de terroriser les populations susceptibles de se révolter contre une société qui ne survit que par la guerre et la destruction. Dans ce domaine, la Russie et les États-Unis ont évidemment été à la haute pointe, qui à coup de missiles hyper-soniques et de chars « Terminator», qui à coups de lance-roquettes HIMARS. Dans ce domaine, même si la France semble plus s’être montrée plus modeste, le conflit ukrainien aura quand même été l’occasion de tester grandeur nature l’efficacité du « Canon Caesar » dans un conflit face à une armée développée, ce canon ayant déjà démontré son atroce efficacité lors de la guerre au Yémen.

Mais c’est moins par ses livraisons d’armes à l’Ukraine que par ses déploiements de force de-puis l’an dernier que l’armée française tente de démontrer sa place de première armée européenne. Dès le début du conflit, elle a montré sa capacité à déployer des centaines de soldats en moins de 72 heures en Roumanie. Quelques semaines plus tard, c’est en Estonie que le 2e régiment étranger de parachutistes a mené une opération aéroportée dite « sous très faible pré-vis », c’est-à-dire là encore en quelques heures. Le 22 novembre dernier, une nouvelle fois, c’est en Lituanie qu’a été déployée l’opération enhanced Air Policing (eAP), avec le déploiement de quatre avions Rafale et d’une centaine de personnels. Là encore, « sous court préavis », c’est-à-dire que l’objectif affiché de l’état-major était de montrer que « l’armée de l’air est capable de se déployer […] et [d’]être au rendez-vous des opérations » 5.

L’année 2023 sera d’ailleurs une année de manœuvres géantes pour l’armée française. Ainsi, les exercices interarmées HemexOrion qui auront lieu entre février et mai 2023 mobiliseront au total 20 000 soldats, dont 10 000 français, soit les manœuvres les plus importantes de l’armée française depuis la fin de la Guerre froide.

Depuis huit ans, les pays européens augmentent leurs dépenses militaires. L’objectif fixé par l’OTAN est que chaque pays consacre 2 % de son PIB à sa défense. Le 27 juin 2022, Olaf Scholz, le chancelier allemand, a annoncé vouloir doter l’Allemagne de « la plus grande armée conventionnelle dans le cadre de l’OTAN en Europe ». Un bouleversement, alors que depuis la dernière guerre mondiale, le capitalisme allemand avait dû renoncer à ses ambitions militaires.

Tout cela explique que l’État français cherche à démontrer la puissance et l’importance de son armée 6. Car, depuis cinquante ans, la France misait sur sa supériorité militaire pour asseoir son statut de puissance de premier rang. Au point d’un surdéveloppement de l’industrie d’armement, constituant un des derniers pôles de croissance et de compétitivité internationale de l’industrie française, et d’un certain déphasage entre la place réelle occupée par le capitalisme français dans l’économie mondiale, et le rôle militaire joué par l’État français 7.

Dans le conflit ukrainien, l’impérialisme français tente donc de jouer sa propre partition : à la fois se poser comme un élément de stabilité diplomatique entre la Russie et les pays occidentaux, mais également garder et afficher sa supériorité militaire, sur laquelle repose une partie de sa puissance. Bien évidemment, tout cela reste fragile. Tout dépendra, en dernière instance, de l’évolution du conflit sur le terrain ukrainien, mais aussi, et surtout, de l’évolution de la lutte des classes en France. 

Aurélien Pérenna


1. Emmanuel Grynszpan et Julien Bouissou, « Comment le gaz de TotalEnergies sert de carburant aux avions de combat russes en Ukraine », Le Monde, 24 avril 2022.

2. Nicolas Rauline, « TotalEnergies poursuit son retrait de Russie », Les Échos, 9 décembre 2022.

3. Mathias Thépot, « L’embarrassant appétit du capitalisme français pour l’économie ukrainienne », Mediapart, 15 décembre 2022.

4. Greenpeace, « En catimini, la France sabote le développement des énergies renouvelables en Ukraine », 30 janvier 2023.

5. Laurent Lagneau, « Quatre rafales de la 30e Escadre de chasse s’apprêtent à s’envoler vers la Lituanie », Zone militaire, 22 novembre 2022.

6. « Défense : trois questions sur les manœuvres géantes de l’armée française », Les Échos, 16 novembre 2022) ; Anne Bauer, « La France tente de garder la première armée européenne », Les Échos, 22 janvier 2023.

7. Voir notamment Claude Serfati, « La centralité du militaire en France et ses effets sur le système productif et l’emploi », Contretemps, 30 juillet 2020.


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