Mouvement ouvrier et racisme : retour sur les années 1930 et 1940 aux USA

Dans le sillage de la Première Guerre mondiale, le capitalisme US connut une mutation essentielle. En 1925, avec le recours massif à un travail peu qualifié où les tâches étaient morcelées et simplifiées, Ford produisait autant de voitures en un jour que pendant toute l’année 1908. Une nouvelle classe ouvrière comprenant des centaines de milliers de travailleurs peu ou pas qualifiés fut regroupée dans les industries de masse telle que l’automobile ou la sidérurgie… où les Noirs constituaient une minorité désormais significative.

Mais le mouvement ouvrier était largement dominé par le racisme. La plupart des syndicats de l’AFL (American Federation of Labor) ne cherchaient à organiser que les ouvriers qualifiés, quasi-exclusivement blancs. Ils refusent de syndiquer les Noirs, quand ils ne militent pas contre leur embauche. Après une décennie de profits élevés, l’impact de la grande crise de 1929 ébranla bien des certitudes et donna une audience à un antiracisme lutte de classes.

Les Scottboro Boys lors de leur arrestation en 1931.
L'antiracisme du 
PC étasunien 
des années trente

A partir de 1928, le Parti communiste des États-Unis d'Amérique (CPUSA) se dota d’une orientation offensive sur la question noire. Les Noirs étaient touchés de manière disproportionnée par le chômage et le PC se donna comme priorité la construction de comités de chômeurs. Il parvint ainsi à commencer à s'implanter dans les ghettos. Le CPUSA fonda l'International Labor Defense qui mena une agitation énergique contre les lynchages et qualifia les Noirs de « prisonniers de la guerre de classe ».

Il était donc prêt à réagir rapidement lors de l'arrestation en mars 1931 de neuf jeunes Noirs en Alabama, faussement accusés d’avoir violé deux Blanches et condamnés à mort en un temps record. La campagne en défense des « Scottsboro boys », menée dans le monde entier, permit de sauver leur vie (plusieurs d'entre eux passant cependant de longues années en prison). Le CPUSA y gagna le respect d'une bonne partie de la communauté noire en montrant que ses militants étaient prêts à risquer les arrestations et violences policières pour défendre les Noirs. Il fit aussi la démonstration que la lutte de masse et l’unité Noirs/Blancs pouvaient produire des résultats.


Sous l'impulsion des communistes, le syndicat paysan Sharecroppers’ Union (SCU) parvint à regrouper près de 10 000 adhérent dans la région de l'Alabama. L'affrontement armé de Reeltown en 1932, entre un groupe du SCU et les autorités pour empêcher l'expropriation d’un paysan ruiné, fit la Une. Malgré la ségrégation institutionnalisée et la répression extrême, le CPSU réussit à construire une organisation très majoritairement noire en Alabama (1000 militants en 1934). Son orientation antiraciste dans la première moitié des années 1930 était tout terrain : contre l'intervention impérialiste de l'Italie en Ethiopie, contre la discrimination dans les sports professionnels... Même si sa politique était alors marquée par le sectarisme, il parvint à construire un outil d’expression politique propre pour les Noirs, y compris les femmes noires ouvrières, qui comme Claudia Jones donnèrent une expression théorique et politique à leur triple oppression.

Avec le tournant vers la politique de Front populaire, le CPUSA dilua son antiracisme pour plaire à ses nouveaux alliés. En ne soutenant plus totalement les peuples colonisés, en cherchant l’alliance avec la bureaucratie syndicale, et en faisant campagne pour Roosevelt sous une bannière nationaliste, il perdit le tranchant de son orientation antiraciste… et lutte de classe : c’est en cessant d’être révolutionnaire qu’il compromit son antiracisme.

L’offensive ouvrière et les promesses du CIO

La classe ouvrière commença à se mobiliser massivement à partir de 1934 : trois grèves menées vers la victoire par des militants anticapitalistes (à Toledo, San Francisco et Minneapolis où les trotskystes jouèrent le premier rôle) montraient qu'il était possible de riposter : aidés par des dirigeants intrépides, les travailleurs s’auto-organisaient et allaient jusqu’à s’armer pour se défendre face à la Garde nationale.

Ces grèves ouvrirent la voie à la création du CIO, Congress of Industrial Organizations, en 1935 : une partie de la bureaucratie syndicale derrière John Lewis, le dirigeant de l'UMW (syndicat des mineurs), comprenait que si elle n'organisait pas des « syndicats industriels », regroupant tous les travailleurs d'une industrie quel que soit leur degré de qualification et donc qu'ils soient Noirs ou Blancs, une organisation rivale dirigée par des révolutionnaires pouvait émerger. Face à un patronat qui n'admettait tout simplement pas le droit de se syndiquer dans les secteurs stratégiques, le CIO s'imposa par des mobilisations massives qui prennent l'aspect de « croisades antiracistes ». Ford fut le dernier employeur de l'automobile à être défait en 1941, au terme d'une grève précédée d'une campagne massive dans toute la ville de Detroit où le syndicat avait recruté des dizaines de militants noirs spécialement chargés de militer dans les ghettos. Des prêtres noirs haranguaient même les travailleurs à la porte de Ford River Rouge. C'est cette campagne antiraciste qui fit pencher la balance du côté des grévistes.

La campagne du CIO pour syndiquer l’industrie de l’acier aboutit à la fin des années trente à une déségrégation complète (piscines, cinémas, restaurants...) dans certaines régions[1]. Les troupes de choc du CIO (exclu de L'AFL en 1938) étaient constituées de militants de l'UMW, qui étaient parvenus depuis les années 1890 à construire une organisation qui défiait les lois ségrégationnistes du Sud en menant campagne pour le droit de vote des Noirs, et comportait de nombreux dirigeants locaux noirs.

Beaucoup se dirent alors : si nous avons réussi à faire plier les patrons et à imposer notre droit à nous organiser face à Roosevelt qui n'hésite pas à envoyer l'armée contre nous, pourquoi ne pas essayer de construire notre propre parti ouvrier, pour une société où ce soient les travailleurs qui dirigent ? L'émergence du CIO est allée de pair dans les années 1935-38 avec un mouvement massif pour un parti ouvrier en rupture avec Républicains et Démocrates, qui n'a été défait qu'avec difficulté par la bureaucratie syndicale... activement aidée par le parti communiste, qui en 1940 dirigeait 40 % des syndicat du CIO. Malgré l’intégration du CPUSA aux directions syndicales (il procéda à la dissolution de ses cellules d'entreprises en 1938), ses militants ont aidé à l’émergence au-delà de ses rangs d’une tradition antiraciste et lutte de classes. 500 000 travailleurs noirs ont rejoint le CIO en 1940.

L'entrée en guerre des USA favorisa une dynamique d'intégration des directions de L'AFL et du CIO à l’État. En 1941, les chauffeurs-livreurs de Minneapolis et les dirigeants trotskystes du SWP passèrent en procès pour leur opposition à la guerre impérialiste et firent 18 mois en prison au nom du Smith Act, une loi ouvrant un dangereux précédent pour la liberté d'opinion, sous les applaudissements du CPUSA.

Malgré la signature d'un « No strike pledge » (engagement à ne pas faire grève de la part des directions AFL comme CIO), l'opposition aux profits de guerre était croissante. Les mineurs menés par John Lewis (écarté de la direction du CIO) menèrent une série de grèves victorieuses en 1943. La voie était ouverte pour des grèves sauvages dans toutes les grandes industries, qui allèrent croissant jusqu'à la fin de la guerre. Le parti communiste fut alors le champion de l’union nationale : il défendit le « No strike pledge » et même le salaire aux pièces, et ne s'opposa pas à l'enfermement des Américains d'origine japonaise dans des camps de concentration.

La direction du CPUSA tourna alors le dos à la question noire au nom de l'alliance « antifasciste » entre les USA et l'URSS. Mais les Noirs avaient suffisamment pris confiance pour lutter par leurs propres forces. Leur embauche massive dans l'industrie et leur participation à la guerre les poussa à contester les discriminations au travail et dans l'armée. Le syndicaliste socialiste A. Philip Randolph menaça d'organiser une marche vers Washington contre la ségrégation, ce qui conduisit Roosevelt à adopter des mesures qui, sous le pression croissante des Noirs, aboutirent à la déségrégation de l'armée dans l'après-guerre.

L’après-guerre : maccarthysme et persistance d’un antiracisme ouvrier minoritaire

En 1945 et 1946, les USA connurent leur plus grande vague de grève : 3 470 000 grévistes en 45, 4 600 000 en 46, des totaux qui dépassaient le pic des années trente. Alors qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, la montée ouvrière avait été violemment écrasée, les grèves de 1945-46 furent en bonne partie victorieuses. Dans la grève de General Motors, les grévistes mirent même leur patron au défi d’ouvrir ses livres de compte.

Mais dès 1946, la bourgeoisie passa à une contre-offensive très forte. Sous la houlette de McCarthy, la paranoïa anticommuniste ne se traduisit pas seulement par une purge des milieux artistiques et intellectuels : la quasi-totalité des militants radicaux a été expulsées du mouvement ouvrier, des milliers d’entre eux perdirent leur travail ou furent jetés en prison. Une purge de masse au sein du CIO mena à l’expulsion d’un million d’adhérents en 1949-50.

Le mouvement ouvrier étasunien, désormais dominé sans partage par des réactionnaires pro-capitalistes, ne s’en est jamais relevé. Avec cette extirpation du courant lutte de classes qui était à la pointe du combat antiraciste, la vague de lutte de l’après-guerre ne produisit pas de radicalisation politique, contrairement aux années trente. Le climat réactionnaire limita les possibilités des ouvriers noirs, coincés dans des postes de travail sous-qualifiés par des systèmes d’ancienneté discriminatoires dont s’accommodaient les directions syndicales.

Quelques syndicats réussirent néanmoins à faire des démonstrations fortes durant cette période, en particulier dans le Sud. Des syndicats comme Mine Mill, le FTA (Food, Tobacco and Agricultural Workers Union), et l’UPWA (United Packinghouse Workers of America) en sont des exemples : ils se montrèrent capables de combattre les politiques patronales discriminatoires dans l’entreprise, de mener des campagnes contre le racisme dans la société, d’organiser des activités de loisirs où Noirs et Blancs se réunissaient malgré la ségrégation… Le FTA, fait rarissime, forma même des dirigeantes noires. Bien que la plupart de ces tentatives furent écrasées, elles laissèrent derrière elles un héritage d’antiracisme ouvrier et nous montrent aujourd’hui encore qu’une politique lutte de classe peut faire reculer le racisme, même dans les conditions les plus difficiles.

Xavier Guessou
dans la revue L'Anticapitaliste n° 68 (septembre 2015)

Le mouvement trotskyste et la question noire

En 1939, Trotsky en exil au Mexique conseilla aux militants trotskystes américains de s’impliquer dans la lutte contre le racisme. Il n’hésita pas à les exhorter à défendre le droit à l’auto-détermination des Noirs, qu’il considérait comme une minorité nationale. Il expliqua que les Noirs passeraient du statut de minorité persécutée à l’avant-garde de la révolution… Il envisagea avec ses camarades la formation d’une organisation politique autonome des ouvriers noirs. Des débats qui anticipent en bonne part les développements de l’époque des droits civiques et du Black Power…

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