Le 23 février 1917 [1],
 en pleine guerre mondiale, les ouvriers, paysans et soldats russes se 
soulevaient pour se débarrasser de la misère, de la guerre et du tsar. 
Première étape d’une révolution qui a duré huit mois, jusqu’en octobre 
où, cette fois, ce sont les soviets avec à leur tête les bolcheviks qui 
se sont emparés du pouvoir.
Bien sûr, la révolution de 
Février, tout comme celle d’Octobre, n’a pas été un coup de tonnerre 
dans un ciel serein. Les immenses contradictions du pays, son 
arriération, le développement d’une forte classe ouvrière, concentrée 
dans de grandes usines, la décomposition du régime [2] en
 faisaient une poudrière. Douze années plus tôt, le pays avait été le 
théâtre d’une première révolution, déjà liée à une guerre, cette fois 
contre le Japon. Ecrasée, la révolution de 1905 avait cependant marqué 
les esprits de façon profonde et durable.
Durant quelques années, 
la contre-révolution triompha. Les dirigeants ouvriers étaient arrêtés, 
déportés ou exilés, les grèves étaient en berne. Mais la reprise 
économique qui se manifesta alors dans toute l’Europe entraîna un fort 
développement des usines et par là des masses ouvrières, remettant en 
selle le mouvement socialiste. En 1914, les grèves avaient retrouvé leur
 niveau de 1905. Mais l’éclatement de la guerre interrompit – 
provisoirement – cette remontée ouvrière. 
La guerre, accélérateur de la révolution
Si
 dans un premier temps, la mobilisation entrava le développement ouvrier
 et révolutionnaire, le gouvernement en profitant pour réprimer 
sévèrement toute grève ou protestation, pour interdire la presse 
ouvrière et tenter d’étouffer les syndicats et partis politiques, la 
guerre exacerba rapidement les colères. Le répit pour les autorités et 
les propriétaires d’usines fut finalement de courte durée.  
Au 
front, la situation était terrible, car tout manquait aux soldats, 
soumis aux brimades, brutalités et punitions corporelles des officiers. 
Les pertes étaient considérables. Il y eut au total, parmi les soldats 
russes, 1 700 000 morts et cinq millions de blessés.
Les soldats 
ne supportaient plus l’incapacité de leurs dirigeants, qui ne pouvaient 
même pas leur fournir des bottes adéquates, ou même des balles 
correspondant à leurs fusils. Les premières mutineries éclatèrent. Plus 
la guerre avançait, plus les désertions se faisaient nombreuses, 
atteignant le total d’un million dans les derniers mois de l’année 1916.
 Jusque là pilier du régime, l’armée était ébranlée et, du fait des 
pertes, contrainte de remplacer une partie de ses cadres monarchistes. 
Les nouveaux officiers étaient issus de milieux étudiants et libéraux 
aux fortes sympathies réformistes.
A l’arrière, la situation 
devenait tout aussi catastrophique. Dans un pays encore sous-développé 
et très dépendant d’un marché européen dont il se retrouvait coupé du 
fait des hostilités, tout se trouvait désorganisé. La moitié de la 
production était affectée aux besoins de l’armée et les usines autres 
que celles d’armement fonctionnaient mal. La production agricole 
s’effondra, entraînant pénuries et rationnement. Manque de combustibles,
 flambée des prix, désorganisation des transports, toute l’économie 
prenait l’eau. Le sous-développement se manifestait au grand jour : le 
ravitaillement ne parvenait plus, les queues s’allongeaient devant les 
rares commerces servant des vivres. Des émeutes éclatèrent dans une 
série de localités, pour réclamer du pain. La guerre est toujours un 
révélateur de l’état économique d’un pays. Et ce que montrait la Russie 
était catastrophique pour ses masses paysannes et ouvrières.
Les premières grèves du temps de guerre
L’afflux
 d’une main-d’œuvre peu qualifiée et la course effrénée aux bénéfices de
 guerre entraînèrent une aggravation des conditions de travail, alors 
même que la hausse des prix rognait le pouvoir d’achat. Cette situation 
provoqua rapidement d’importantes grèves économiques, sévèrement 
réprimées : la troupe tira sur la foule en juin 1915, faisant quatre 
morts et neuf blessés ; en août, 16 morts et 30 blessés. Les grèves de 
protestation contre la répression se multiplièrent.
L’année 1915 
vit une intensification de la lutte économique. En 1916, les tensions 
s’exaspérèrent. L’anniversaire traditionnel de la marche des ouvriers en
 1905 vers le Palais d’Hiver, le « dimanche rouge » qui avait été le 
signal de l’insurrection, fut l’occasion d’une grande grève le 
9 janvier, non seulement à Petrograd mais aussi à Moscou, Bakou et 
Nijni-Novgorod, centres traditionnels de l’agitation ouvrière. Le 
mouvement de grèves s’intensifia. Les affrontements avec la police 
étaient fréquents. A l’égard des troupes, les ouvriers manifestaient une
 attitude amicale, un fait alarmant pour les possédants, noté plus d’une
 fois par les services de sécurité de l’Etat.
A la fin 1916, le 
coût de la vie s’éleva par bonds, de 300 à 600 % selon les produits. La 
situation était rendue encore plus dramatique par le froid, qui 
atteignit cette année-là jusqu’à 40 degrés en dessous de zéro. A 
l’inflation et à la désorganisation des transports s’ajoutait une 
véritable pénurie de marchandises. La consommation s’était vers cette 
date réduite de plus de moitié.
Les luttes du mouvement ouvrier 
connurent alors un développement qualitatif. A compter d’octobre 1916, 
la lutte entra dans une phase décisive, unifiant toutes les variétés de 
mécontentement. L’année s’acheva avec nombre de meetings et de grèves 
politiques dans les usines. Pensant contrer le mouvement, le 
gouvernement fit envoyer vers le front, en novembre, un important 
contingent d’ouvriers des usines de Pétrograd. Mauvais calcul : dans les
 tranchées, où la révolte grondait aussi, ces ouvriers politisés et 
conscients purent discuter avec les autres soldats, paysans dans leur 
grande majorité, pour les convaincre d’en finir avec ce régime.
La question agraire
Les
 ouvriers des usines de Pétrograd ont donné l’impulsion de la 
révolution. Mais si la société dans son ensemble a suivi aussi 
facilement, c’est que la classe ouvrière avait trouvé de puissants 
appuis dans les masses. C’est notamment la question agraire qui lui 
assura ce soutien. 
En 1905, les ouvriers n’avaient pu effectuer 
une jonction suffisante avec la paysannerie. Il y eut bien des révoltes 
paysannes dans le pays, mais le lien ne se fit pas. La paysannerie 
étouffait pourtant sous le joug des nobles, propriétaires terriens. La 
question de la terre était essentielle pour les paysans, libérés du 
servage depuis seulement 1861. Ils n’étaient plus serfs, mais paysans 
pauvres. Ils avaient bien reçu des terres, mais moins que la surface 
nécessaire pour faire vivre une famille. Les lots octroyés étaient trop 
petits, souvent inférieurs à ceux qu’ils cultivaient auparavant, et ces 
paysans devaient négocier le rachat des terres avec les propriétaires. 
Ils étaient indignés de devoir payer une terre qu’ils cultivaient déjà 
et qui se trouvait réduite. D’où leur déception et de nombreuses 
révoltes paysannes.
Le régime, inquiet devant les troubles dans 
les campagnes, essaya de s’y créer une base sociale en favorisant la 
formation d’une bourgeoisie rurale. Celle-ci devait servir d’antidote 
aux révoltes paysannes, encouragées par les Socialistes-révolutionnaires
 (SR, le parti alors le plus influent dans ces milieux). Une petite 
bourgeoisie se forma alors, les nouveaux paysans riches, les koulaks, 
pouvant grâce à la Banque paysanne acquérir d’anciennes terres 
nobiliaires sur le dos des paysans pauvres. Un prolétariat agricole se 
créa, réceptif  aux idées révolutionnaires. Les troubles agraires 
augmentèrent, avec pillages et incendies des manoirs seigneuriaux, car 
les paysans voulaient plus que tout l’expropriation définitive de ces 
domaines.
En 1914, les voilà cependant mobilisés en masse pour 
aller combattre dans les tranchées, abandonnant leurs familles, se 
voyant privés de tout et constatant l’impéritie des autorités. Et se 
retrouvant également au contact d’ouvriers politisés, qui aidèrent à la 
prise de conscience de leurs intérêts communs.
La décomposition du régime
C’est
 peu dire que le régime tsariste était à bout de souffle et coupé des 
réalités vécues par la population. Le tsar Nicolas II était détesté, 
notamment du fait de sa cruauté pendant et après la révolution de 1905. 
Il avait félicité les « braves » d’un régiment qui avait tiré sur les 
ouvriers, lisait avec plaisir les récits de Juifs ayant eu le crane 
fracassé dans des pogromes. Détesté, donc, mais moins que la tsarine. En
 mars 1916, celle-ci avait écrit à son mari pour lui demander de ne pas 
se laisser fléchir.
Le comble avait été Raspoutine, un mystique 
fou ou demi-fou, guérisseur supposé et confesseur de la tsarine, qui 
avait pendant six ans influencé nombre de décisions du couple impérial. 
Commandes d’Etat, adjudications et nominations dépendaient largement de 
cet individu que ses proches décrivaient, selon les cas, comme ivre, 
très ivre ou complètement ivre – et qui finit par être assassiné, le 16 
décembre 1916, dans un complot fomenté par des membres de 
l’aristocratie. L’ovation alors réservée aux meurtriers fut révélatrice 
de l’impopularité de la famille impériale et du discrédit du régime.
Il
 était, dans ces conditions, évident que le tsarisme ne pouvait se 
réformer de lui-même. L’aristocratie, désireuse de ne plus subir 
l’arbitraire du pouvoir, voulait mettre en place une monarchie 
constitutionnelle. La très faible bourgeoisie, pour sa part, ne 
postulait pas à la direction du pays : contrairement à ses homologues en
 Europe, elle n’avait nulle intention d’impulser un changement de 
régime, tétanisée qu’elle était par la menace représentée par la classe 
ouvrière.
Il était de fait trop tard pour opérer une révolution 
bourgeoise visant à renverser le tsarisme et l’aristocratie pour 
développer librement les rapports de production capitalistes.
A la fin du 18e
 siècle, la classe bourgeoise française s’était sentie les reins assez 
solides pour s’appuyer sur les masses populaires en lutte contre la 
féodalité, avant de les remettre à leur place. La bourgeoisie russe, 
développée tardivement et sans légitimité nationale, l’industrie ayant 
été importée, notamment d’Allemagne, dite « compradore » car tirant sa 
richesse de sa position d’intermédiaire avec les bourgeoisies 
européennes et non de sa capacité propre à développer l’économie 
nationale, n’eut pas la force de se dresser contre le régime. Cette 
faiblesse et cette lâcheté se manifestèrent tout au long des mois de 
février à octobre.
Les événements de février
Il
 ne fallut que cinq jours, du 23 au 27 février, pour venir à bout de ce 
régime au bout du rouleau. Peu auparavant, le 13 février, 20 000 
ouvriers avaient débrayé. Le 18 février, en réponse à une menace de 
grève, le directeur de l’usine Poutilov, la plus grande entreprise de 
Petrograd, décida d’en fermer les portes. C’est dans cette atmosphère 
que tomba, le 23 février (8 mars dans notre calendrier), la « journée 
internationale des femmes ». Personne ne pensait à l’époque qu’il 
s’agissait du premier jour de la révolution, puisqu’aucun mot d’ordre 
spécifique n’avait été donné. Plus encore, des militants voulaient 
éviter toute grève, car l’esprit des masses était tellement survolté que
 chaque mouvement pouvait se transformer en collision ouverte avec les 
forces de l’ordre, et beaucoup pensaient qu’il était trop tôt pour cela.
Déjouant
 ces calculs, les ouvrières du textile quittèrent le travail en envoyant
 des délégations aux métallos pour leur demander de soutenir leur grève.
 Les bolcheviks acceptèrent à contre-cœur, tout comme les mencheviks, 
les deux organisations issues de la scission de 1903 du Parti ouvrier 
social-démocrate russe (POSDR). Les femmes étaient lasses des queues 
interminables devant les boulangeries et voulaient manifester leur 
colère. Il y eut, le premier jour, 90 000 grévistes. Une foule de femmes
 se dirigea vers la Douma (le parlement que le tsar avait dû concéder 
après la révolution de 1905) pour réclamer du pain. « Autant réclamer du lait à un bouc », fut la célèbre phrase de Trotsky [3].
La
 journée se termina sans affrontements. Le lendemain, le mouvement 
redoubla : la moitié des ouvriers industriels de Pétrograd étaient en 
grève. Les mots d’ordre devinrent plus politiques : à l’exigence d’avoir
 du pain s’ajoutaient « à bas l’autocratie » et « à bas la guerre ». Le 
fait important fut alors le changement d’attitude de la troupe. Le 
revirement d’opinion s’était déjà manifesté chez les Cosaques, 
d’ordinaire à la pointe de la répression. La guerre avait dégouté ces 
propriétaires agraires des marges de la Russie, qui voulaient avant tout
 rentrer chez eux. En attendant de voir comment tourneraient les 
événements, ils laissèrent les manifestants tranquilles, engageant même 
des discussions avec eux. 
De son côté, le gouvernement avait 
élaboré un plan pour mater la révolution qu’il voyait se profiler : 
division de la capitale en secteurs, méthodes de répression précises. Le
 hic, c’est que le matériel humain, en l’occurrence les soldats, fit 
défaut. Le 25, nouveau développement de la grève, avec 240 000 ouvriers.
 Des petites entreprises cessèrent le travail, ainsi que les tramways et
 les grands magasins. Puis ce fut le tour des étudiants.
Une fois 
de plus dans une période révolutionnaire, les femmes jouèrent un rôle 
important : elles s’avançaient vers les troupes, s’agrippant aux fusils 
et demandant aux soldats de se joindre à elles. Une scène décrite par 
Trotsky : « Les soldats s’émeuvent, se sentent tout penauds, 
s’entre-regardent avec anxiété, hésitent encore ; l’un d’eux, enfin, se 
décide avant les autres et les baïonnettes se relèvent dans un mouvement
 de repentir au-dessus des épaules des assaillants, le barrage s’ouvre, 
l’air retentit de hourras joyeux et reconnaissants, les soldats sont 
entourés, de toutes parts s’élèvent des discussions, des reproches, des 
appels. »
C’est la grande différence avec la révolution de 
1905, qui fut écrasée par les forces de répression : la guerre était 
passée par là, leçon politique, avec son cortège d’horreurs, de 
souffrances et aussi de désorganisations sur le front, tout comme 
d’enrichissement honteux à l’arrière, toutes choses que les soldats 
avaient en travers de la gorge. Et si les manifestants pouvaient arriver
 à leurs fins, c’est-à-dire en finir à avec la guerre, et que les 
soldats puissent alors rentrer dans leurs foyers, eh bien, ceux-ci 
n’allaient pas tirer avant de connaître l’issue du combat.
La nuit
 du 25 au 26 février, le gouvernement fit arrêter une centaine de 
militants révolutionnaires. Le 26 février étant un dimanche, les usines 
restèrent fermées. La ville fut calme, ce qui permit à la tsarine 
d’écrire : « le calme règne en ville ». Mais peu à peu, la 
foule envahit la ville. Les soldats reçurent l’ordre de tirer, ce que 
certains, membres des écoles de sous-officiers, firent : 40 morts et 
autant de blessés. La foule allait-elle reculer ? Non, au contraire. 
D’autant qu’on apprit alors la mutinerie des gardes du corps du tsar, 
par réaction au fait que les élèves sous-officiers avaient tiré sur la 
foule.
La fin du tsarisme
Le 
tsarisme tomba comme un fruit mûr, plus personne ne le soutenant. Même 
l’état-major avait fait pression sur Nicolas II afin qu’il abdique, avec
 l’argument que c’était le seul moyen de poursuivre la guerre contre 
l’Allemagne. Pour se rendre compte du climat qui régnait, voici une 
anecdote que rapporte Trotsky : le 28 février, le tsar était dans le 
train ; les cheminots l’empêchèrent de passer ; le tsar errait, son 
train ne trouvant pas la bonne voie ; la tsarine envoyait au tsar 
télégramme sur télégramme, qui lui revenaient avec la mention 
« résidence du destinataire inconnue ». « Les employés du télégraphe ne retrouvaient plus le tsar de Russie », commenta Trotsky.
Finalement,
 le 2 mars 1917, le tsar renonça au trône en faveur de son frère, le 
grand-duc Mikhaïl Alexandrovitch Romanov. Celui-ci, devant les 
protestations des masses qui ne voulaient plus entendre parler d’un 
Romanov, abdiqua à son tour. En quelques jours, l’ancien régime 
s’écroula sous les coups de boutoir des masses. A Moscou, les nouvelles 
qui parvenaient de Petrograd entraînèrent une grève générale et 
l’élection d’un comité révolutionnaire provisoire. En quelques semaines,
 la totalité du pays se couvrit de soviets (conseils) d’ouvriers, de 
soldats et de paysans. 
Qui a dirigé la révolution, qui a pris le pouvoir ?
A
 la vue des événements, on pourrait penser que la révolution a été 
totalement spontanée, réalisée par des masses en colère sans aucun mot 
d’ordre venant d’une quelconque organisation. C’est en partie vrai. Les 
organisations clandestines étaient extrêmement faibles à Petrograd, à 
cause de la répression. Les dirigeants bolcheviks restant dans la 
capitale étaient peu nombreux, les autres se trouvant soit dans 
l’émigration, comme Lénine ou Zinoviev, soit en prison ou en 
déportation. Dès les premiers mois de la guerre, les cinq députés 
bolcheviks à la Douma avaient été arrêtés.
Mais les idées 
propagées par les révolutionnaires étaient loin d’avoir été éradiquées. 
Partout, dans les usines, les régiments, les campagnes, se trouvaient 
des éléments politisés, aptes à expliquer les événements et à 
accompagner la colère montante des masses. C’est grâce à ces milliers de
 militants que le soulèvement ne se cantonna pas à une émeute mais 
devint une révolution.
La question qui se posait à présent était :
 qui allait exercer le pouvoir ? D’emblée, se constitua un double 
pouvoir : d’une part, le comité provisoire de la Douma, de l’autre, le 
comité exécutif provisoire du soviet des ouvriers et des soldats – une 
dualité issue du rapport de forces à cette étape de la révolution.
Le
 comité provisoire de la Douma mis en place par un groupe de députés se 
dota d’un nom significatif : « comité pour le rétablissement de l’ordre 
gouvernemental et public ». Y figurait notamment Michel Rodzianko, 
président de la Douma, ancien officier du tsar, monarchiste et riche 
propriétaire terrien. Sa priorité était le retour à l’ordre. 
Le 
comité exécutif provisoire, lui, comprenait des leaders populaires juste
 libérés de prison par les manifestants. Ceux-ci se réunirent et 
décidèrent de remettre en place un soviet, une référence depuis la  
révolution de 1905. Il fut immédiatement appelé à l’élection de 
délégués, un député soldat par compagnie et un député ouvrier pour 1000 
travailleurs. Puis la composition du comité fut complétée par des 
représentants officiels des divers partis socialistes, bolcheviks, 
mencheviks et socialistes-révolutionnaires. Les mencheviks y étaient 
majoritaires.
Le 2 mars, le soviet de Pétrograd reconnut, dans 
l’attente de la convocation d’une assemblée constituante, la légitimité 
du gouvernement provisoire, composé majoritairement de représentants du 
parti cadet [4] et
 ne comptant dans ses rangs aucun socialiste. Le gouvernement s’engagea à
 appliquer un programme de réformes démocratiques comprenant le suffrage
 universel, l’abolition de la peine de mort, la reconnaissance des 
droits des soldats et une amnistie des prisonniers politiques.
Mais
 très vite, le soviet fut reconnu par les masses comme le représentant 
légitime du pouvoir. Il se chargea des approvisionnements, fit occuper 
la banque de l’empire, prit possession des bureaux de poste, des gares, 
des imprimeries. Sans sa permission, il était impossible d’envoyer un 
télégramme. Il fut décidé de créer des comités de quartier.
Le 
paradoxe est qu’à la tête du soviet se trouvaient des socialistes qui 
estimaient que la révolution était avant tout une révolution bourgeoise 
et démocratique, et qui n’avaient qu’une idée en tête : transmettre le 
pouvoir à la classe bourgeoise. Il faut dire que cette situation était 
particulièrement inédite. Toutes les révolutions antérieures avaient 
hissé la bourgeoisie au pouvoir, contre l’aristocratie et la féodalité. 
Mais le prolétariat était alors quasi inexistant, en tout cas atomisé 
dans de petits ateliers – rien à voir avec la puissance de la classe 
ouvrière de 1917 en Russie. Les dirigeants des partis ouvriers, y 
compris les bolcheviks, avaient tous en tête le schéma qui était 
traditionnel aux yeux des militants social-démocrates de l’époque : une 
révolution démocratique-bourgeoise dirigée par la bourgeoisie, appuyée 
sur les masses, qui serait suivie à une étape ultérieure d’une 
révolution prolétarienne expropriant la bourgeoisie.
Mais la 
bourgeoisie s’avérait d’emblée timorée, incapable de s’emparer du 
pouvoir et de réaliser le programme démocratique pour lequel les masses 
étaient entrées en lutte : la paix, le pain, la terre et les libertés. 
C’est ce que des dirigeants comme Lénine s’appliquèrent à expliquer, y 
compris à leur propre parti. Le Parti bolchevik eut la souplesse de 
s’adapter à cette situation nouvelle et ses militants, fortement 
implantés dans les lieux de travail, allèrent jusqu’au bout – jusqu’à la
 prise du pouvoir par les ouvriers et les paysans.  C’est pourquoi, tant
 d’années après cette révolution, il est si important de ne pas oublier 
le rôle central d’une direction révolutionnaire.
Immédiatement 
après la chute du tsarisme se mit donc en place un double pouvoir, avec 
d’un côté le gouvernement provisoire et de l’autre les soviets. Tout 
l’enjeu des mois à venir était de savoir au profit de qui cette 
situation instable, résultat d’un équilibre momentané entre les classes,
 allait se résoudre. Mais c’est une autre histoire, qui sera abordée 
dans notre revue au fil des mois de ce 100e anniversaire de la Révolution russe.
Régine Vinon
dans la revue L'Anticapitaliste n° 84 (février 2017) 
------ 
[1] D’après le calendrier julien utilisé en Russie jusqu’en 1918. Cela correspond de nos jours au 8 mars.