Homosexualité des bobos, homophobie des prolos ?
Sous un intitulé volontairement provocateur, l’objectif de cet atelier est de répondre à des préjugés tenaces en mettant en évidence les véritables liens entre l’homosexualité, l’homophobie et les classes sociales.
En utilisant quelques exemples et une série de documents et de textes – dont certains sont rares et proviennent d’un long travail de recherches et d’archivage mené par un camarade –, je vais essayer de démontrer que ces liens sont très étroits, et que sur le terrain de l’homophobie aussi, la question de classe est déterminante à plusieurs niveaux.
Si nous revenons sur l’articulation entre oppression, luttes et classes, ce n’est pas pour le plaisir, mais pour faire émerger et mettre en débat des conclusions sur notre projet politique, notre intervention, sur les tâches des révolutionnaires et le rôle de notre « camp social » – comme on dit parfois – dans le combat contre l’oppression des homosexuel/les.
L'exposé reproduit sur ce blog peut également être téléchargé (pdf) ou imprimé : le topo, les documents
1. Dans toutes les classes et couches de la société
En 1996, l’auteur britannique de théâtre Jonathan Harvey a expliqué, à l’occasion de l’adaptation à l’écran de sa pièce Beautiful Thing, qui relate l’amour naissant de deux adolescents dans une cité populaire :
Les seules images que j’ai eues des homosexuels quand j’étais enfant étaient celles de ces garçons qui vont dans des écoles privées, qui portent des vestes de cricket et qui font de la barque sur la rivière, ou de ces garçons de la classe ouvrière qui se font mettre à la porte et finissent par se vendre. [1]
C’est en quelque sorte la version anglaise d’une image courante : l’homosexualité en tant que telle n’existerait pas vraiment dans les classes populaires ou, du moins, homosexualité et classes populaires ne feraient pas bon ménage, comme si elles étaient contradictoires. C’est pour cette raison qu’il convient de revenir sur quelque chose qui peut paraître très simple, mais qui est essentiel : l’homosexualité – par là j’entends l’existence des personnes qui s’identifient comme homosexuelles, et plus largement, l’existence de pratiques et d’orientations affectives et sexuelles entre personnes de même sexe – se retrouve dans toutes les classes et toutes les couches de la société.
Ce n’est pas simplement une intuition – qui, dans nos cercles militants, peut nous paraître évidente –, c’est un fait vérifiable. Parmi les documents distribués, vous trouverez deux tableaux (cf. documents 1 et 2 en annexe) ; il s’agit de statistiques policières et judiciaires datant de périodes où les actes homosexuels étaient passibles de poursuites pénales en France, c’est-à-dire avant 1981 :
- le premier tableau classe par grandes catégories professionnelles les homosexuels inculpés en Haute-Normandie entre 1850 et 1914 ;
- le second tableau distingue d’après leur catégorie socio-professionnelle les homosexuels condamnés en France entre 1964 et 1966. Plus détaillé que le précédent, il permet de dresser le même constat et de mesurer à quel point les homosexuels se répartissent dans toutes les catégories de la société.
Ces deux tableaux mettent en évidence 3 choses :
- Les homosexuels sont effectivement présents dans toutes les classes sociales.
- Ce sont en premier lieu les homosexuels des classes populaires qui sont inculpés ou condamnés. Rien d’étonnant à cela : on comprend bien que ceux des classes supérieures pouvaient plus aisément se soustraire à la répression ou se défendre (proximité avec la police et la justice, sphère d’influence, recours à des avocats, fréquentation d’établissements « sélect » à l’abri du harcèlement policier, etc.).
- Globalement, la prédominance des milieux populaires parmi les homosexuels est nette, et correspond grosso modo à la proportion que ceux-ci occupent dans la société. Si l’on prend l’année 1965, dans le premier tableau, les milieux populaires représentent plus de 65 % des cas (sans compter les enseignants et les catégories intermédiaires ainsi que les artisans). Même si le rapport à la répression diffère selon les classes (voir remarque précédente), il n’en reste pas moins que ces chiffres révèlent que la majorité des homosexuels sont des travailleurs, à l’instar de la majorité de la population.
Le journaliste anglais Bryan Magee a bien résumé cette réalité dans son ouvrage Un sur vingt, publié dès 1966 en Grande-Bretagne et l’année suivante en France [2]. Je vous lis l’extrait du livre en question (cf. document 3 en annexe), qui a joué un rôle dans la dépénalisation de l’homosexualité Outre-Manche :
De tous les aspects les plus importants du sujet, je crois que le premier à se mettre en tête, c’est que l’homosexualité est banale, que chaque fois que nous marchons dans une rue fréquentée, nous croisons plusieurs homosexuels, qu’aujourd’hui, en Grande-Bretagne, il y a à peu près deux fois plus d’homosexuels que de gens de couleur par exemple, que nous connaissons tous à peu près sûrement des homosexuels et que la grande majorité d’entre nous en fréquente. (…)
La très grande majorité des homosexuels des deux sexes ne se distingue en rien des autres gens, sauf dans le secret de leur vie privée. Ils mènent une existence ordinaire, décente, monotone, pareille à celle de tous ceux qui appartiennent à leur milieu, à celle de leurs parents, de leurs voisins et de leurs camarades de travail. L’homosexuel (…) c’est peut-être votre médecin ou le député de votre circonscription. C’est tout aussi bien le terrassier de ce chantier, le chauffeur de ce camion, l’ouvrier de cette usine, le gratte-papier de ce bureau ou le pasteur de cette paroisse. Bref, les homosexuels sont présents sur toute une coupe en tranche de la société. Tel est le fond du sujet. Si une phrase de cet ouvrage mérite d’être imprimée en italique, c’est la suivante : Les homosexuels appartiennent aussi bien aux classes laborieuses qu’aux classes supérieures de la société. Gens rassis ou instables, intelligents ou stupides, doués pour les arts ou dénués de tout don artistique, ils peuvent être tout ce qu’on peut être dans la société actuelle, parce qu’ils représentent une coupe de la société dans son ensemble.
2. L’homosexualité et la division de classe
Puisqu’ils représentent « une coupe de la société dans son ensemble », les gays et lesbiennes sont eux aussi traversés par les antagonismes qui existent dans la société, notamment par la division de classe. Les homosexuels ne flottent pas au-dessus des réalités sociales. On ne peut pas compartimenter les différentes facettes de la vie sociale. Il n’y a pas d’un côté la classe, de l’autre l’orientation sexuelle, et encore à côté le genre, etc.
Je l’ai dit, il y a des homosexuels dans toutes les classes, une majorité appartenant au prolétariat et une minorité à la bourgeoisie, il y a donc des victimes de l’homophobie dans toutes les classes. Quels que soient leur milieu ou leur origine sociale, tous les homosexuels sont opprimés en tant qu’homosexuels. Mais les effets de cette oppression diffèrent selon la classe. Pour l’illustrer de la façon la plus parlante possible, j’ai choisi de présenter deux extraits de livres : le premier est tiré du roman En finir avec Eddy Bellegueule d’Edouard Louis [3], le succès littéraire de la dernière rentrée, qui évoque le vécu d’un jeune né dans un milieu très prolo de Picardie (cf. document 4 en annexe); le second est tiré de Vivre à midi de Jean-Louis Bory [4] (cf. document 5 en annexe), auteur et journaliste issu d’un milieu petit-bourgeois, et dont les écrits ont marqué la période allant de l’après-guerre aux années 1970.
Edouard Louis :
Le collège le plus proche auquel on accédait par le car, à quinze kilomètres du village, était un grand bâtiment fait d’acier et de ces briques pourpres qui évoquent dans l’imaginaire les villes et les paysages ouvriers du Nord aux maisons resserrées, entassées les unes sur les autres (dans l’imaginaire de ceux qui n’y sont pas. De ceux qui n’y vivent pas. Pour les ouvriers du Nord, pour mon père, mon oncle, ma tante, pour eux, elles n’évoquent rien à l’imaginaire. Elles évoquent le dégoût du quotidien, au mieux l’indifférence morose). Ces maisons, ces grands bâtiments rougeâtres, ces usines austères aux cheminées vertigineuses qui crachent continuellement, sans jamais s’arrêter, une fumée compacte, lourde, d’un blanc éclatant. Si le collège et l’usine étaient exactement semblables, c’est que de l’un à l’autre il n’y avait qu’un pas. La plupart des enfants, particulièrement les durs, sortaient du collège pour se rendre directement à l’usine. Ils y retrouvaient les mêmes briques rouges, les mêmes tôles d’acier, les mêmes personnes avec lesquelles ils avaient grandi.
Ma mère m’avait un jour mis devant l’évidence. Je ne comprenais pas et je lui avais demandé à quatre ou cinq ans, avec cette pureté dans les questions que posent les enfants, cette brutalité poussant les adultes à arracher à l’oubli les questions qui, parce qu’elles sont les plus essentielles, paraissent les plus futiles.
Maman, la nuit, elles s’arrêtent quand même, elles dorment les usines ?
Non, l’usine dort pas. Elle dort jamais. C’est pour ça que papa et que ton grand frère partent des fois la nuit à l’usine, pour l’empêcher de s’arrêter.
Et moi alors, je devrai y aller aussi la nuit, à l’usine ?
Oui.
Au collège tout a changé. Je me suis retrouvé entouré de personnes que je ne connaissais pas. Ma différence, cette façon de parler comme une fille, ma façon de me déplacer, mes postures remettaient en cause toutes les valeurs qui les avaient façonnés, eux qui étaient des durs. Un jour dans la cour, Maxime, un autre Maxime, m’avait demandé de courir, là, devant lui et les garçons avec qui il était. Il leur avait dit Vous allez voir comment il court comme une pédale en leur assurant, leur jurant qu’ils allaient rire. Comme j’avais refusé il avait précisé que je n’avais pas le choix, je le payerais si je n’obéissais pas Je t’éclate la gueule si tu le fais pas. J’ai couru devant eux, humilié, avec l’envie de pleurer, cette sensation que mes jambes pesaient des centaines de kilos, que chaque pas était le dernier que je parviendrais à faire tellement elles étaient lourdes, comme les jambes de celui qui court à contre-courant dans une mer agitée. Ils ont ri.
À compter de mon arrivée dans l’établissement j’ai erré tous les jours dans la cour pour tenter de me rapprocher des autres élèves. Personne n’avait envie de me parler : le stigmate était contaminant ; être l’ami du pédé aurait été mal perçu.
J’errais sans laisser transparaître l’errance, marchant d’un pas assuré, donnant toujours l’impression de poursuivre un but précis, de me diriger quelque part, si bien qu’il était impossible pour qui que ce soit de s’apercevoir de la mise à l’écart dont j’étais l’objet.
L’errance ne pouvait pas durer, je le savais. J’avais trouvé refuge dans le couloir qui menait à la bibliothèque, désert, et je m’y suis réfugié de plus en plus souvent, puis quotidiennement, sans exception. Par peur d’être vu là, seul, à attendre la fin de la pause, je prenais toujours le soin de fouiller dans mon cartable quand quelqu’un passait, de faire semblant d’y chercher quelque chose, qu’il puisse croire que j’étais occupé et que ma présence dans cet endroit n’avait pas vocation à durer.
Dans le couloir sont apparus les deux garçons, le premier, grand aux cheveux roux, et l’autre, petit au dos voûté. Le grand aux cheveux roux a craché Prends ça dans ta gueule.
Jean-Louis Bory :
(…) les notables ne se mangent pas entre eux. Que vous le vouliez ou non, vous êtes du bon côté de la barrière, une solidarité implicite y joue, une espèce de complicité de classe, qui fait qu’on sourit et qu’on vous laisse faire.
C’est vrai, je suis un homosexuel qui a la permission d’être homosexuel parce qu’il est privilégié de la culture, du milieu social, de la réussite : je suis même à moi tout seul toute une chaîne de privilèges. (…) J’ai pu poursuivre des études et recevoir cette culture qui est d’un énorme appui pour la prise de conscience de sa propre nature, et pour l’autolibération. J’exerce un métier qui me permet de m’exprimer par l’écrit et par la parole. Je vis dans une ville, dans un milieu, Paris, et à Paris, dans cette frange de l’intelligentsia bourgeoise de gauche, où la morale se veut assez compréhensive pour ne pas dire permissive. Il appartient même à un certain gauchisme de salon d’avoir des amis « pédérastes » comme on a des amis noirs, de préférence du « Black Power », c’est ça qui fait les dîners tant soit peu chics, en tout cas très parisiens. Et c’est surtout dans ce milieu-là que la notoriété notabilisante s’exerce à plein. Enfin, dernier privilège : j’habite dans un village de Beauce, où je suis considéré comme « artiste » c’est-à-dire comme quelqu’un qui n’est déjà pas comme tout le monde ; je suis, pour mes compatriotes qui m’ont vu naître et qui tous m’appellent Jean-Louis, un veau à cinq pattes. Que ce veau ait six pattes au lieu de cinq…
Mon homosexualité ne dérange pas. Parce qu’elle est élitaire. Comme dirait Minute dans ses moments d’inspiration drôle : je suis de la pédale mandarine. Mon homosexualité ne gêne pas parce qu’elle répond à l’idée que Monsieur-tout-le-monde se fait de l’homosexualité. Pour mieux l’intégrer au système social et même à l’Imposture Logique. C’est une des astuces et forces de l’Ordre que de récupérer ainsi, par la bande, les « déviants ». (…) L’homosexualité est alors considérée (à ce moment-là elle est tolérable) comme une déviation de l’élégance, de la culture, de la sensibilité. On lui pardonne parce que c’est l’élégance, la culture et l’exquise pointe de sensibilité qui la font pardonnable.
A condition qu’elle soit distinguée. Chez les notables, par exemple. Si vous voilà notable, c’est que vous avez joué, peu ou prou, le jeu social selon la règle du jeu. (…) Ce passeport qui vous distingue en vous classant légèrement « off » mais très « in », nombre d’homos, pas forcément bourgeois, en rêvent. Ils aspirent à se faire pardonner, ils désirent leur intégration sociale si fort qu’ils jouent le jeu selon la règle avec plus de zèle encore que les autres. Dans l’espoir de trouver, dans la respectabilité de distinctions accordées par la société normale, une respectabilité marginale, ils prennent la défense de cette société qui les opprime. De la même manière que les pauvres défendent les privilèges des riches et le système capitaliste pour la seule raison qu’ils désirent la richesse. Ou comme les Noirs se déclarent conservateurs parce qu’ils veulent être bien considérés par les Blancs. Il y a aussi les oncles Tom de la pédale. Leur existence, du fait de leur marginalité sexuelle, est déjà si précaire qu’ils ne tiennent pas à voir accrue cette précarité par quelque revendication ; ils s’estiment trop contestables et contestés pour contester quoi que ce soit.
Distinguée, cette pédale tolérée pour rester tolérée doit rester distinguée. Si par malheur l’oncle Tom trébuche dans le fait divers ou, à plus forte raison, chute dans la « délinquance », plus de passeport. Puisqu’il dérange, il se trouve ramené à sa place : celle d’un réprouvé.
Le premier extrait est plutôt éprouvant, dans la mesure où il fait un récit morose et désabusé du milieu social du personnage, une description crue de l’homophobie qui s’y exerce et de ses conséquences, de la façon dont elle façonne l’individu, y compris sur le plan corporel, au travers des attitudes et des postures. Et cette homophobie est renforcée par la sensation d’être écrasé par ce qu’on appelle un déterminisme social, d’être enfermé dans cette condition de fils d’ouvrier qui devra à son tour aller travailler la nuit à l’usine. Le poids de la violence homophobe est augmenté par la violence sociale parce qu’il n’y a pas d’échappatoire.
Dans le second extrait, Bory évoque avec lucidité la condition des homosexuels des classes aisées, notamment ceux qui gravitent dans les milieux littéraires et artistiques : ceux-ci sont tolérés – ils ne sont pas considérés comme égaux, mais leur existence est tolérée – parce qu’ils correspondent à l’image que la classe dominante veut bien donner de l’homosexualité : les artistes, les décorateurs d’intérieur et les universitaires, des gens propres sur eux, qui ont un goût certain, qui représentent tout à la fois le raffinement et l’amusement. Cela me fait penser à une anecdote personnelle : dans un emploi que j’occupais précédemment, une supérieure hiérarchique avait dit à l’un de mes collègues qu’elle était surprise que je sois homo, car je n’étais pas très souriant ni très distingué…
En matière de vécu de l’homophobie, les différences ne sont pas tant liées au niveau de violence subie qu’aux marges de manœuvre possibles. Pour caricaturer un peu, avec du fric et des relations, il est toujours plus facile de s'émanciper d'une famille pleine de préjugés, d’échapper à l’homophobie et d'intégrer un milieu « protégé » – relativement à l'abri des violences et des discriminations –, ou simplement de sortir de l’isolement. Pour prendre un exemple : compte tenu du prix des loyers, un couple de gays ou de lesbiennes de milieu populaire qui se serait récemment installé en HLM – sous doute après avoir attendu plusieurs années qu’un appartement se libère – pourrait difficilement se permettre de déménager face au harcèlement homophobe d’un voisin. Le même exemple peut être décliné dans le domaine de l’emploi, dans un contexte de chômage de masse.
Division de classe parmi les homosexuels, cela veut dire aussi des intérêts de classe antagonistes. Pas besoin de faire un dessin : un patron, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel, reste un patron ! Le document suivant en donne un exemple : c’est la traduction d’un extrait d’un ouvrage [5] publié par une organisation syndicaliste-révolutionnaire américaine, les Industrial Workers of the World (IWW). Cet extrait évoque une grève menée en 1992 à San Francisco, suite au licenciement de salariés qui voulaient monter une section syndicale dans bar gay populaire, le End-Up (cf. extrait plus large dans le document 6 en annexe) Le patron payait 5 $ de l’heure des jeunes travailleurs qui, pour la plupart, s’étaient installés dans le quartier gay pour fuir la violence de leur famille, et il était bien entendu un adversaire des syndicats.
Comme le racontait un membre homo des IWW : « Au final, la véritable victoire au End-Up réside dans le fait que les travailleurs homos se sont organisés pour répliquer à l’intérieur même de notre communauté. En tant que caste dirigeante, les patrons de l’establishment gay maintenaient simultanément une mainmise sur les ressources de la communauté, tout en proclamant par ailleurs « nous sommes tous de la même famille ». Farouchement opposés aux syndicats, les propriétaires de bars gays éditaient également les journaux gays locaux et possédaient les boutiques de « notre » quartier où il nous arrivait parfois de travailler. »
L’arrogance des bigots homophobes s’accordait d’une très étrange manière avec les patrons du ghetto gay. Les agressions et la discrimination empêchaient les gens de fuir les quartiers communautaires dans des centres urbains comme San Francisco, dans l’espoir de se construire une vie avec un tant soit peu de liberté et de sécurité. Cela signifiait qu’il existait un flux continu de nouveaux arrivants, nombreux, lâchés dans cette communauté sans aucune racine ou sans connaissances, et cherchant désespérément un travail pour se lancer. Cela permettait de bloquer les salaires au plus bas, et de dissuader les gens de faire des vagues, de se rebiffer, de sortir de la norme, de telle sorte que les travailleurs n’avaient plus rien d’autre à perdre que leur propre dignité.
Les grévistes l’ont emporté et le patron a cédé à cause des piquets de grève quotidiens et de la solidarité ouvrière, notamment celle des routiers syndiqués qui refusaient de livrer l’alcool.
Les antagonismes de classe ne résident pas seulement dans les conflits relatifs aux conditions de travail. Une élite a façonné les lieux de sociabilité gays en fonction de ses intérêts commerciaux. Elle a vu une source de profits dans le besoin qu’ont les homosexuels de se retrouver entre eux dans une société faite pour les hétérosexuels. Les lieux marchands, malgré leur diversification, ne permettent que des échanges limités et finalement, ils sont surtout faits pour les hommes aisés, blancs, jeunes, qui rentrent dans les standards de la mode.
Les patrons gays peuvent faire de belles déclarations sur la nécessité de mettre fin aux discriminations, mais ils n’ont pas intérêt à l’émancipation des gays et des lesbiennes ; ils sont un petit rouage du système capitaliste, qui les supporte, et ils ont un intérêt matériel dans ce système dont leurs profits dépendent. Ces hommes d'affaires s'identifient à la « communauté gay », dans la mesure où il s’agit de la source de leurs revenus. Dès lors, la perspective de mettre fin à l'oppression des gays et lesbiennes n’est pas considérée comme une lutte contre le système : il s’agit plutôt d’être en capacité d’acheter et de consommer au sein du système. L’émancipation ne correspond plus à une résistance au marché : elle est censée passer par le marché. De façon très explicite, Gary Henshaw, un businessman gay propriétaire de bars à Londres, a déclaré dans une interview [6] :
Je suis motivé par l'argent et le pouvoir. Il y a un certain pouvoir et du prestige à être reconnu comme un homme d'affaires dans le milieu gay, et j’en profite. Il m'arrive d’être capitaliste à l’extrême. J'ai grandi en regardant Dynasty, et je crois en ce rêve selon lequel il faut aller de l’avant, grandir et obtenir toujours plus, et il se peut qu’un jour je veuille bâtir un empire. Le pouvoir est très lié à la richesse.
3. Homophobie d’en bas, homophobie d’en haut
Je me suis assez longuement étendu sur la division de classe parmi les homosexuels. Mais logiquement, la classe ouvrière, les classes populaires – comme toutes les classes, j’y reviendrai – sont divisées par l’homophobie. Parmi les documents distribués, vous trouverez un dossier du mensuel Têtu consacré à la condition homosexuelle ouvrière (cf. document 7 en annexe), et dans ce dossier, il y a un article qui, de ce point de vue, est intéressant. Il relate le parcours de Sylvain, ouvrier intérimaire dans la grande distribution, qui explique qu’il a « découvert ce qu’était l’homophobie dans l’entreprise ». C’est dans le monde du travail qu’il a fait sa première expérience de l’homophobie : insultes et moqueries des autre salariés au sujet de son homosexualité, « blagues » du chef, aucune solidarité des collègues quand il subit la pression hiérarchique, et la preuve que l’homophobie frappe plus facilement l’ouvrier que le cadre.
Cette expérience n’est pas isolée, malheureusement. Selon une enquête réalisée pour la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde) en 2008, 80 % des salariés homos ont déjà ressenti un climat homophobe sur leur lieu de travail et 40 % en ont été directement victimes. Et selon l’enquête Têtu/IPSOS de 2011, qui n’était pas focalisée sur le monde du travail mais sur l’ensemble des sphères de la société, 38 % de sondés ayant un revenu inférieur à 1500 euros ont été agressés verbalement et 22 % physiquement ; les chiffres tombent à 20 % et 7 % pour ceux gagnant plus de 3000 euros.
En nous gardant d’idéaliser notre camp, il nous faut au contraire comprendre la réalité et ses évolutions pour définir nos tâches. Par nos interventions militantes, syndicales et politiques, dans nos milieux, il faut donner à la lutte contre les préjugés de l’importance dans l’agitation, la propagande et le militantisme le plus concret, notamment par le biais syndical. C’est un peu le sens de ces exemples de brèves utilisées dans des bulletins diffusés dans des entreprises, que vous trouverez dans les documents (cf. document 8 en annexe).
En revanche, il ne faut pas céder d’un pouce à cette idée en vogue, selon laquelle les travailleurs seraient un ramassis d’arriérés racistes, sexistes et homophobes. Les préjugés homophobes, et plus généralement les idées réactionnaires, sont intégrés par les travailleurs parce que ces préjugés sont profondément inscrits dans la société – un enfant peut insulter un autre enfant en le traitant d'« enculé », avant même de comprendre ce que ce mot signifie. Si de tels préjugés ont émergé, c’est parce qu’au même titre que d’autres préjugés et stéréotypes, ils avaient pour fonction de justifier le rôle central joué par ce qu’on appelle la famille nucléaire dans la reproduction de la force de travail et la division sexuelle du travail. Une famille nucléaire au centre de laquelle se trouve l’hétérosexualité. Bien sûr, les idées et la rhétorique homophobes ont évolué en fonction des mutations de la société. Mais il faudrait rappeler à tous ceux qui font preuve de mépris de classe que comme l’expliquait Karl Marx, à toutes les époques, l’idéologie dominante a été celle de la classe dominante. C’est le caractère épisodique des mobilisations et de l’organisation indépendante pour la majorité des travailleurs, ce sont l’aliénation et les contradictions dans leur conscience, qui expliquent que les idées réactionnaires et l’individualisme aient aujourd’hui une influence notable dans notre classe. C’est pour ces raisons, entre autres choses, que nous avons besoin d’un parti révolutionnaire.
A ce sujet, le document suivant est un extrait du billet d’un blogueur, intitulé Je vous hais et mis en ligne le 15 janvier 2013 [7], deux jours après l’une des premières grosses démonstrations de force de la « Manif pour tous ». Ce texte exprime la désillusion de son auteur, quand il comprend que l’homophobie et son expression la plus ordurière ne sont pas le seul fait des habitants de son quartier populaire (cf. extrait plus large dans le document 9 en annexe).
Vous allez grandir comme ça. Vous construire comme ça. Du primaire au lycée, puis à la fac. Rien ne vous sera épargné. Vous n’êtes pas une fille. Vous n’êtes pas un garçon. Vous êtes le pédé.
Tous les jours. A n’importe quel moment. On pourra vous insulter. Se moquer de vous. Vous dévisager. Chaque jour, on pourra vous diminuer, vous humilier, vous tuer de l’intérieur quand on le voudra. Juste en vous appelant « le pédé ».
Vous n’êtes pas un garçon comme les autres. Vous ne serez jamais un garçon tout court. Vous serez « le pédé ».
Et lorsque le mot « pédé » deviendra une forme de « connard ». Lorsque les mots ne suffiront plus. Vous vous ferez agresser. Ils vous tomberont dessus à plusieurs. Et rarement vous serez secourus. Vous devrez apprendre à ruser, vous défendre, vous sauver. Reconnaître les situations et lieux à risques. Et toujours cacher ces blessures qui ne sont pas toujours visibles. (…)
C’est ce qui m’est arrivé.
Je viens d’un endroit particulier dans lequel un garçon est un mec. Et une fille, une pute. J’ai morflé et je morfle encore. Ils me connaissent tous. Mais je ne les connais pas. Je suis « le pédé ». (…)
Je pensais qu’il fallait que je quitte cet endroit. Que la ghettoïsation était la responsable de cette violence. Je suis une erreur dans ce décor. Comme un anachronisme dans un film. Ou un bug dans un logiciel. J’avais associé ce type de personnes qui m’entoure à la bêtise. Et je pensais naïvement que ma situation était une combinaison des pires éléments possibles. Qu’ailleurs, ce serait mieux. Forcément mieux puisque ce n’était pas ici.
Et puis, le 13.01.13, ils sont arrivés de partout. Et ils ne ressemblaient pas du tout à ceux qui s’en prennent à moi chaque jour. Ils pouvaient être n’importe qui. Avoir fait de grandes écoles. Avoir eu les carrières politiques les plus exceptionnelles. Avoir bénéficié de tout ce qui aurait dû en faire des personnes ouvertes, rationnelles, justes et honnêtes.
Et au lieu de ça. La Polygamie, L’Inceste, la Zoophilie, la Pédophilie, toutes les monstruosités, toute la mauvaise foi, la méchanceté, la malhonnêteté et l’hypocrisie possible juste pour conserver un privilège dont ils usent et abusent.
Pour illustrer l’homophobie d’en haut, je n’ai pas préparé de best of de tout ce que nous avons entendu pendant 9 mois de la part de politiciens bourgeois, de réactionnaires des beaux quartiers, d’intellectuels, de journalistes pourris et de chefs religieux. J’ai simplement retenu une citation d’un acteur sur le déclin (si certains d’entre vous étaient là l’année dernière, je l’avais déjà utilisée, mais je ne m’en lasse pas). C’est un extrait d’une interview d’Alain Delon publiée en juillet 2013 [8] :
Et puis, on a l’air de sous-entendre qu’être avec quelqu’un du sexe opposé ou du même sexe, c’est pareil. Ça, c’est grave ! Je ne suis pas contre le mariage gay, je m’en fiche éperdument, mais je suis contre l’adoption des enfants. On va encore me dire que je dois m’adapter et vivre avec mon temps… Eh bien je vis très mal cette époque qui banalise ce qui est contre-nature. Quitte à passer pour un vieux con, ça me choque ! (…) C’est tellement beau, une femme-femme qui ne cherche pas à gommer ce qu’elle est. Aujourd’hui, les femmes ont gardé des qualités féminines de façon plus dissimulée. C’est dommage car il n’y a rien de plus beau au monde qu’une femme. C’est ce que j’ai toujours pensé. Une vraie femme qui a l’air d’une femme…
Tout y est : la féminité et la différence des sexes qui s’estompent à coup de relations « contre-nature ». Delon, ce n’est pas l’idéologue de la bourgeoisie, mais sur ce coup, il a eu le mérite de dire clairement ce qui panique une frange de la classe dominante. Je ne dirais pas que c’est plus sophistiqué, mais du moins c’est assez différent d’une insulte proférée dans la rue, par exemple « sale pédé », qu’on peut entendre dans nos milieux et qui a davantage le sens d’un rappel à l’ordre de la norme, en l’occurrence un rappel à la virilité. Mais malgré des expressions différentes de l’homophobie, de formes différentes (de l’insulte et de l’agression aux textes savants, en passant par des déclarations comme celles de Delon, ou encore des discriminations comme l’interdiction du don du sang), il y a un ensemble d’éléments continus qui forment un tout.
4. Homophobie, mépris de classe et démagogie pseudo-sociale
S’il y a bien quelque chose qui s’imbrique avec l’homophobie, c’est le mépris de classe : le mépris ouvertement affiché pour les prolétaires dont je parlais tout à l’heure. D’un côté, un bas peuple embourbé dans son homophobie viscérale, et de l’autre, une bourgeoisie éclairée, une élite libérale fondée sur les valeurs de tolérance et, notamment, d’acceptation de l’homosexualité. C’est en tout cas la vision que peut chercher à nous imposer la classe dominante, par l’entremise des politiciens de gauche ou de droite, des milieux patronaux et des « faiseurs d’opinion » de l’intelligentsia et des médias.
Au moment de la sortie d’En finir avec Eddy Bellegueule, dont j’ai lu un extrait tout à l’heure, il était remarquable de constater à quel point étaient nombreux les journalistes cherchant à utiliser le récit d’un rescapé de l’homophobie en milieu ouvrier pour alimenter le rejet des classes populaires. Évidemment, ils oubliaient de signaler que c’est leur société qui soumet la classe ouvrière à une violence permanente, qui distille le poison de la division, quitte à transformer quelques-uns de ses membres en bourreaux. Cette utilisation de la situation des homosexuels/elles à des fins de mépris de classe – ce qui a pour résultat de rendre plus difficile encore l’identification de nombreux travailleurs au prolétariat – n’enlève rien au fait que les homos des classes populaires subissent leur oppression au sein de leur propre camp. Mais cette utilisation hypocrite et démagogique des homosexuel/elles tombait plutôt bien après 9 mois de mobilisations homophobes en 2013, dirigées par des secteurs de la bourgeoisie avec l’appui logistique de l’Église. Des mobilisations qui ont permis de montrer le caractère très relatif de « l’avance » que les classes supérieures prétendent avoir sur un peuple forcément « rétrograde ».
Ce mépris de classe que j’évoquais, on le retrouve aussi dans le racisme envers certaines fractions des classes populaires : les « jeunes de banlieue », les Arabes, les musulmans ou plus généralement les immigrés sont fréquemment accusés d’être intrinsèquement sexistes et homophobes. En réalité, il n’y a ni plus ni moins d’homophobie selon les classes et les couches de la société. L’homophobie n’est que l’ensemble des discours et des pratiques très diverses opposées à la légitimation de l’homosexualité, c’est-à-dire, à la remise en cause de la norme hétérosexuelle. Il y a donc une cohérence d’ensemble, mais l’homophobie est également protéiforme. Dans des milieux différents, dans des conditions historiques variables, en fonction du poids respectif des institutions qui la soutiennent – un poids qui lui-même évolue –, ce ne sont pas les même formes de l’homophobie que l’on rencontre. Il ne s’agit donc pas de mesurer le poids de l’homophobie, qui serait plus ou moins grand selon qu’on monterait ou qu’on descendrait l’échelle sociale, mais de chercher à étudier les différentes formes qu’elle prend selon les situations et les milieux en lien avec toute une série de facteurs.
Si les homosexuels peuvent être instrumentalisés pour exprimer le dégoût que les travailleurs suscitent dans la classe dominante, un certain mépris de classe s’exerce également de façon toute particulière contre les gays et lesbiennes des classes populaires. Le prochain document traduit assez bien cet aspect. Maurice Cherdo était un ouvrier homosexuel de la banlieue parisienne ; en 1981, il a présenté sa candidature aux législatives à Nanterre, avec le soutien du Comité d'urgence anti-répression homosexuelle (CUARH), du Comité antiraciste de Nanterre, du Comité homosexuel de l'ouest parisien (CHOP) et de l’Organisation communiste des travailleurs (OCT). L’article publié dans Libération [9] dégueule de mépris. Je ne vais pas tout lire mais seulement des extraits, des citations choisies (cf. intégralité et droit de réponse dans le document 10 en annexe).
Maurice Cherdo
LE CANDIDAT DE L’AMOUR
(…) Un candidat pédé au pays des prolos ? Mirage. Priez pour le pauvre Maurice. (…)
Sympa comme prolo, pas bandant comme pédé. Discret comme un ouvrier, avec ses gros carreaux à effet loupe, son grand front à cause des cheveux qui manquent. Le polo blanc, petit trou à la couture, col enroulé et manches accordéon. Sous le pantalon gris, les chaussettes Dim, touche distinguée, malheureusement marron. (…)
Candidat homo pour trouver un amant, candidat potiche pour attardés idéologiques. Tragique. (…)
L’appartement, un cliché d’appartement ouvrier. Aquarium illuminé, vitrine typique avec chalet tyrolien et poupées de coquillages, télé majestueuse, papier peint fleuri.(…)
Avec une simplicité et une honnêteté si délicieusement prolétarienne, Maurice me raconte sa vie d’une voix sourde et rocailleuse aux accents de Georges Marchais. (…) je ne parviens pas à le sentir comme homosexuel. (…)
Partout, des maos de VLR aux intellos du CUARH, on ne lui pompera que ses forces et son image, sa queue de prolo, jamais. (…)
Dans cet article, il y a bien sûr un mépris contre un monde ouvrier tourné en dérision, ridiculisé, mais cela s’entremêle avec l’idée que l’homosexualité n’est pas compatible avec cette condition ouvrière, idée que dénonce d’ailleurs Cherdo dans son droit de réponse.
Ce préjugé est vraiment central. Dans l’enquête de Têtu citée tout à l’heure, le cinéaste Alain Guiraudie – lui-même issu d’une famille d’ouvriers agricoles communistes – a déclaré qu’il croyait qu’« être homo, c’était quitter sa classe », en expliquant que dans sa jeunesse, « l’homosexuel était le plus souvent associé à une classe sociale élevée, à la bourgeoisie, à la « haute » comme on disait ». Dans certains milieux populaires, dénigrer les homosexuels en les désignant comme des nantis est une façon particulièrement inoffensive et illusoire de se moquer des riches. Certains font le même usage de l’antisémitisme, que le théoricien marxiste August Bebel avait désigné en son temps par la célèbre formule de « socialisme des imbéciles ».
Vous vous souvenez sans doute qu’en 2013, les organisateurs de la « Manif pour tous » ont utilisé les slogans « La priorité c’est Aulnay, pas le mariage gay » et « Du boulot, pas le mariage homo ». Ils ont fait mine de se préoccuper des salariés et des chômeurs, mais il s’agissait surtout de les diviser et de décourager toute forme d’unité et de solidarité en leur sein, en présentant les gays et lesbiennes comme des nantis dont les revendications étaient une diversion par rapport aux « vrais problèmes ».
L’ancien député UMP Christian Vanneste qui, à de multiples occasions, a été poursuivi pour ses propos homophobes, avait déclaré en février 2011, dans une interview accordée au site d’extrême droite Nouvelles de France :
Les préoccupations saugrenues de cette petite minorité d’activistes homosexuels sont à l’égard des Français, insultantes, je trouve. Nos compatriotes ont d’autres préoccupations : le chômage, l’insécurité… N’acceptons plus que ces bobos nous imposent leurs préoccupations ni actuelles ni nécessaires.
Et dans une interview de février 2012 publiée sur un autre site d’extrême droite, Liberté politique, il avait complété son propos en expliquant :
Les Américains les appellent les DINK, pour “Double Income, No Kids”. Quand on a un double revenu, on vit bien, et même luxueusement, souvent… et quand on n’a pas d’enfants, la promotion sociale est assurée. Il y a des exemples célèbres et tout le monde les connaît.
Certains politiciens bourgeois ne reculent devant rien, pas même devant le fait de récupérer à leur profit, avec impudence, le vieux fantasme stalinien de l’homosexualité « tradition étrangère à la classe ouvrière ». Il s’agit là d’un préjugé répandu : les gays et lesbiennes disposeraient d’un pouvoir d’achat supérieur à celui du reste de la population. C’est évidemment faux, et d’ailleurs de nos jours, plusieurs enquêtes tendent même à prouver que les homosexuels subissent des discriminations salariales. Mais ce type d’idée a pour objet d’accentuer les divisions dans le prolétariat en désignant une nouvelle fois des boucs émissaires assez commodes, ou de briguer les suffrages des classes populaires en alimentant les préjugés qu’elles peuvent avoir, ce qui revient au même.
D’un côté, l’homophobie est présentée comme une tare de la classe ouvrière ; de l’autre, les homosexuels sont dépeints comme des « bobos » avec un pouvoir d’achat élevé : ces préjugés sont les deux faces de la même médaille.
5. Lutte contre l’oppression et lutte de classe
Les différents rapports que peuvent entretenir oppression spécifique et oppression de classe exigent à la fois de comprendre en quoi un point de vue révolutionnaire et marxiste est utile sur le terrain de l’homophobie, et de saisir quelles en sont les conséquences pratiques.
Pour nous, il ne doit pas y avoir d’un côté la lutte contre l’homophobie, et de l’autre celle contre l’exploitation, parce qu’il n’y a pas les homosexuels d’un côté et les travailleurs de l’autre. Si les différentes « identités » sont importantes, ce n’est pas parce qu’elles s’opposeraient les unes aux autres ou qu’elles compartimenteraient la vie sociale comme les tiroirs d’une commode, mais parce qu’elles permettent – malgré toutes leurs limites – la lutte collective. La bourgeoisie a fait naître un prolétariat urbain qui, en retour, a pu s’organiser en tant que « classe pour soi » et défendre ses intérêts historiques. Et de la même façon, en classifiant et en caractérisant les homosexuels de façon pseudo-scientifique ou policière pour justifier leur répression, la bourgeoisie du XIXème et du début du XXème siècles a créé une « identité » dont les opprimés ont pu s’emparer pour commencer à s’organiser et à s’affirmer collectivement. La fierté lesbienne, gay, bi, transgenre et intersexe (LGBTI) et la fierté ouvrière ont en quelque sorte la même signification : pas celle d’un orgueil stérile, mais celle d’un vif sentiment d’une dignité qui ne peut s’accommoder d’aucune concession. On le comprend d’autant plus facilement quand, par la force des choses, on doit simultanément s’affirmer comme travailleur et homosexuel.
Face à une oppression qui fonctionne comme un harcèlement de tous les instants – invisibilité, avilissement, honte –, s’affirmer comme homosexuel est une nécessité pour tenter d’atteindre cette « dignité » que je viens d’évoquer. Mais ce n’est ni une évidence, ni une chose facile. Cela demande une bonne dose de courage, et beaucoup d’énergie : les insultes les plus infamantes et les plus courantes sont celles qui servent à désigner les homosexuel-le-s, et après être sortis du « placard », nous réalisons vite qu’il se reconstruit autour de nous perpétuellement à chaque fois que nous rencontrons une nouvelle personne ou que nous commençons un nouveau travail. Il ne s’agit pas simplement d’une affaire individuelle : la meilleure méthode consiste à rompre l’isolement, à réfléchir et à agir collectivement. L’auto-organisation est une nécessité ; c’est la locomotive du combat contre les oppressions.
Mais, il n’y a aucune raison de concevoir la lutte contre l’homophobie comme étant au-dessus ou à côté des classes, tout comme il serait injustifié de mettre entre parenthèses le combat contre les préjugés. Il n’y a pas de contradiction entre la lutte contre l’oppression et notre projet général, car elle en est un aspect : l’émancipation des homosexuel-le-s ne pourra advenir sous le capitalisme. Bien sûr, en fonction de l’évolution des rapports de force et des mobilisations, la bourgeoisie peut parfaitement concéder l’égalité des droits. Mais il convient de faire la différence entre l’égalité formelle et l’égalité réelle. En France, il a existé une époque où l’homosexualité d’un salarié pouvait être invoquée comme motif de licenciement. Aujourd’hui, alors que la loi a changé, les rapports annuels de SOS Homophobie montrent de façon très concrète que les licenciements, le harcèlement patronal, les refus d’avancement sont toujours subis par des homosexuels/elles, parce que les patrons savent inventer toutes sortes de prétextes fallacieux. L’égalité réelle est impossible sans saper les fondements de l’oppression. Une société socialiste – en rendant possible la collectivisation et la « déspécialisation » des tâches, la prise en charge collective des soins apportés aux enfants et des tâches domestiques (crèches, jardins d’enfants, cantines, etc.), l’atténuation progressive de l’importance donnée à la parentalité biologique – permettrait de remettre en cause la division sexuelle du travail, les idéologies sexistes et ce « cocon » familial qui est le lieu fondamental de l’oppression des femmes et de la perpétuation de l’injonction à être hétérosexuel. C’est en ce sens que le socialisme pour lequel nous militons est une condition qui, bien que non suffisante, est indispensable à l’émancipation des homosexuels/elles.
C’est ce qui explique la centralité de la classe ouvrière, y compris dans la lutte contre l’homophobie. Pourquoi la classe ouvrière ? Non pas parce que nous aurions une vision idéalisée des travailleurs – je crois avoir été clair sur ce point –, ou parce que nous voudrions tout « réduire » par fétichisme à une politique de classe, mais parce que la classe ouvrière est la force sociale qui, à la fois, a intérêt à la révolution socialiste et dispose de la capacité de la mener à bien. Les différents groupes d’opprimés ne peuvent se libérer sans participer activement à une lutte, mais même fortement organisés, ils n’ont pas à eux seuls la force de renverser le système capitaliste. L’année dernière, en dépit d’une mobilisation importante, les réseaux LGBTI seuls – sans une forte implication du mouvement ouvrier, sans mobilisation massive des jeunes, des salariés, des chômeurs et des retraités – n’ont pas pu faire le poids face aux démonstrations de force de la « Manif pour tous ». Il ne s’agit pas de s’en remettre aux ouvriers blancs, hétérosexuels, « en bleu de travail » – selon l’image caricaturale que peuvent avoir certains de la classe ouvrière –, mais de comprendre le rôle stratégique de notre classe, telle qu’elle est réellement, dans sa diversité, gays et lesbiennes compris.
Cela n’équivaut pas à affirmer que la lutte contre l’homophobie est secondaire. Au contraire : si seule notre classe peut diriger la transformation de la société, elle ne peut y parvenir qu’en étant unie et en s’étant affranchie le plus possible des idées réactionnaires. On peut aisément comprendre qu’une grève sera moins forte si les travailleuses et les travailleurs homos ne se sentent pas les bienvenus dans une AG ou sur un piquet à cause des remarques de certains collègues, ou dans une manifestation du fait de slogans homophobes. Et cet exemple peut être transposé dans un autre contexte qu’une mobilisation. Tout ce qui nous divise nous affaiblit. L’oppression pourrit la vie de millions d’entre nous, et cela justifie déjà pleinement le fait qu’on cherche à la combattre ; mais c’est aussi une question d’ordre stratégique, qui touche à la cohésion des classes populaires, à l’élévation de la conscience de classe, à la capacité des travailleuses et des travailleurs les plus conscients à combattre sans relâche les préjugés et l’idéologie dominante dans chacun des domaines de la vie où ils s’immiscent.
L’expérience de « Lesbians and Gays Support the Miners » (LGSM) est un exemple particulièrement éclairant (cf. document 11 en annexe). Un film intitulé Pride, qui sortira dans les salles françaises le 17 septembre, retrace cet épisode de la grande grève des mineurs britanniques. Cette grève, qui s’opposait à la fermeture de 20 mines de charbon, dura de mars 1984 à mars 1985. Pour briser le moral et la combativité des mineurs qu’elle désignait comme des « ennemis intérieurs », Margaret Thatcher utilisa tous les moyens : une violence policière inouïe (6 morts, 20 000 blessés, 11 000 arrestations suite à la prise d’assaut des piquets par la police), la saisie des avoirs de la NUM (National Union of Mineworkers), le renforcement des lois anti-grèves… C’est dans ce contexte qu’une collecte pour les mineurs eut lieu pendant la gay pride de Londres en juin 1984. Peu après, une réunion à l'Université de London Union conduisit à la formation du groupe LGSM. En septembre de la même année, un groupe de lesbiennes se forma, puis un groupe mixte en Ecosse. En janvier 1985, il y avait 11 groupes LGSM à travers le pays. Pour mettre sur pied des collectes, des vide-greniers ou d’autres initiatives qui visaient à rassembler de l’argent en soutien aux familles de mineurs, les membres de LGSM furent souvent obligés de jouer au jeu du chat et de la souris avec la police, ou de se confronter directement à elle. Ils apportèrent les fonds collectés jusque dans les communautés minières qu’ils parrainaient, et lors de leurs visites, des liens se tissèrent. Une confiance mutuelle émergea, née de cette solidarité concrète mais aussi du constat que mineurs et homos subissaient la même répression policière et les mêmes calomnies de la presse conservatrice. Pour ridiculiser cette alliance, le Sun utilisa l’expression « Pits and perverts » : les puits de mine et les pervers. LGSM détourna la formule en baptisant ainsi le concert de solidarité organisé à Londres en décembre 1984, au cours duquel le mineur gallois David Donovan déclara [10] :
Vous avez porté notre badge « Coal Not Dole » [le charbon, pas le chômage] et vous connaissez le sens du mot harcèlement, comme nous. Désormais, nous épinglerons sur nous votre badge, nous vous soutiendrons. Les choses ne changent pas en une nuit, mais maintenant, 140 000 mineurs savent qu’il y a d’autres causes et d’autres problèmes. Nous savons pour les Noirs, les gays et le désarmement nucléaire. Et nous ne serons jamais plus les mêmes.
Cette solidarité fit se dissiper bien des préjugés de part et d’autre, et elle permit à des mineurs homosexuels de s’affirmer et d’être acceptés par leurs collègues. Une importante délégation de mineurs de la Dulais Valley et de leurs familles – la communauté du sud du Pays de Galles avec laquelle était lié le groupe LGSM de Londres – participa à la gay pride de 1985. Lors de la conférence du Parti travailliste qui suivit, la NUM réussit à faire adopter une motion en faveur des droits des homosexuels contre l’avis de la direction. Puis en 1988, la NUM et l’association des femmes de mineurs devinrent les principaux soutiens de la campagne contre la Clause 28 : il s’agissait d’un texte qui prescrivait que l’autorité locale ne devait pas « promouvoir intentionnellement l’homosexualité ou publier de documents dans l’intention de promouvoir l’homosexualité » ni « promouvoir l’enseignement dans aucune école publique de l’acceptabilité de l’homosexualité en tant que prétendue relation familiale ».
Nous n’avons pas la naïveté de prétendre que de telles choses peuvent se produire spontanément, ni même que les luttes engendrent automatiquement une prise de conscience. « Toute la pourriture du vieux système », selon l’expression de Karl Marx, ne peut être balayée d’un coup de baguette magique. Nous avons besoin d’un parti révolutionnaire qui soit utile dans ce domaine, aussi bien dans l’action de tous les jours que dans ces moments critiques où tout peut basculer et qui exigent d’agir résolument. Nous avons besoin d’une organisation dont les militants soient en position de combattre quotidiennement les préjugés dans le monde du travail et les classes populaires, de défendre les revendications pour l’égalité et d’entraîner le mouvement ouvrier dans la lutte contre l'homophobie ; des militants qui travaillent à rendre le mouvement ouvrier « accueillant » pour les personnes LGBTI et qui soutiennent l'auto-organisation comme un moyen d'atteindre cet objectif ; des militants qui, saisissant toutes les occasions, soient capables de prendre des initiatives favorisant l’unité de notre camp et pouvant amener la conscience des travailleurs qu’ils côtoient à faire de véritables sauts de géant. A leur échelle, modestement mais de façon utile, c’est ce qu’ont essayé de faire des camarades cheminots et postiers. L’année dernière, à la gare Saint-Lazare, un tract d’appel à une manifestation en faveur du mariage pour tous a ainsi été rédigé avec le concours de collègues gays et lesbiennes par ailleurs syndicalistes, a été soumis à l’ensemble des organisations syndicales et à l’association Gare !, puis a été diffusé aux cheminots (cf. document 12 en annexe). Et cette année, lors du mouvement de grève à la Poste dans les Hauts-de-Seine, nos camarades ont proposé aux grévistes de tenir un point fixe pendant la marche des fiertés de Paris, et ont organisé en AG deux discussions à ce sujet (cf. document 13 en annexe).
Conclusion
Ceux qui présentent la classe ouvrière comme fondamentalement incapable de prendre en charge la lutte contre l’homophobie sont, au mieux, des ignorants ou des amnésiques. C’est l’influence dévastatrice du stalinisme sur le mouvement ouvrier international qui a fait oublier le soutien actif apporté à la lutte des homosexuels/elles, notamment par le mouvement ouvrier allemand et les bolcheviks, sur toute une période allant des années 1890 à la fin des années 1920.
La bourgeoisie se plaît à s’afficher comme moderne et tolérante, pour mieux faire oublier, au passage, les éléments les plus réactionnaires qui composent ses rangs. Qui plus est, ses prétentions philanthropiques sont rarement désintéressées. De nos jours, elle peut faire mine de vouloir combattre certaines manifestations de l’homophobie qui, bien que réelles, sont superficielles : tel club de sport obtiendra un « label » contre l’homophobie, telle entreprise mettra en œuvre un « plan diversité », mais il ne sera pour autant jamais question de saper ce qui est au fondement des violences quotidiennes. La classe dominante n’a pas véritablement la volonté de mettre fin aux préjugés profondément enracinés que subissent celles et ceux dont elle veut bien tolérer l’existence. Ces préjugés, elle sait d’ailleurs les utiliser à ses fins quand elle en a besoin. Et si parmi les plus éclairés des hommes et des femmes de la bourgeoisie, certaines brebis égarées souhaitaient vraiment en finir avec l’homophobie, elles se trouveraient vite à devoir faire ce choix : remettre en cause cette société, son fonctionnement et les préjugés séculaires qu’elle charrie dans son sillage, ou bien renoncer.
En 1880, dans l’un des considérants du Programme du Parti ouvrier français, Marx a écrit que « l’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains ». Il a même tenu à préciser : « Sans distinction de sexe ni de race ». Aujourd’hui, alors que la condition homosexuelle est sortie de l’ombre, on pourrait ajouter : « ni d’orientation sexuelle ». En effet, si la classe ouvrière peut se libérer elle-même, elle peut aussi créer les conditions de la disparition de toutes les formes d’oppression. Le prolétariat est, à notre époque, la seule classe sociale qui peut avoir un rôle progressiste. Cela exige bien sûr qu’il accède à la conscience de lui-même, de ses intérêts et de ce rôle.
Gaël Klement
Université d'été du NPA - 24/08/2014
------------------------------------
[1] Extrait du dossier de presse du film, diffusé en mai 1996 lors de la Quinzaine des réalisateurs du 49ème Festival de Cannes
[2] MAGEE, Bryan. Un sur vingt. Etude de l’homosexualité chez l’homme et chez la femme. Paris : Robert Laffont, 1967, 276 p.
[3] LOUIS, Edouard. En finir avec Eddy Bellegueule. Paris : Seuil, 2014, 224 p.
[4] BORY, Jean-Louis. Vivre à midi. Paris : H&O Editions, éd. 2007 (1977), 190 p.
[5] THOMPSON, Fred W., BEKKEN, Jon. The Industrial Workers of the World: Its First 100 Years. Cincinnati : IWW, 2006, 247 p., p. 211.
[6] FIELD, Nicola. Over the Rainbow. Money, Class and Homophobia. London/USA : Pluto Press, 1995, 193 p., p. 78.
[8] Delon : « Il n’y a plus de modèles masculins ». Entrevue avec Alain Delon. Propos recueillis par Laurence Haloche. Le Figaro Magazine (Paris), 19-20 juillet 2013.
[9] SALVATORI, Olivier. Le candidat de l’amour. Libération (Paris), 11 juin 1981.
[10] BOOTH, Janine. Radical Chains: Sexuality and Class Politics. Londres : Workers’ Liberty, 1999, 30 p., p. 16.
About
Anticapitalisme & Révolution !