Avant, pendant et après la crise : le monde reste en ébullition

Nous vivons un événement imprévisible et sans doute inédit de par l’ampleur spectaculaire des mesures de confinement. Depuis le siècle dernier, dans un pays capitaliste avancé comme la France, seules les guerres mondiales et les grèves générales de 1936 et 1968 ont pu à ce point changer radicalement la vie quotidienne de la totalité de la population. Mais situation exceptionnelle ne veut pas dire fin de la lutte des classes. 

À travers son histoire, notre classe a connu bien des périodes d’explosion du chômage et de la misère, bien des déstabilisations du fonctionnement normal de la société. Une crise est toujours un moment d’accélération de l’offensive patronale contre les droits conquis par les grèves ouvrières et les luttes de la jeunesse, un moment d’appel à la paix sociale au nom de l’union nationale, mais aussi une occasion de résistance et de remise en cause du système. 

L’évolution du rapport de force dépend notamment de l’action des militants et militantes révolutionnaires, et de la capacité des équipes militantes ouvrières les plus combatives à avancer des propositions crédibles pour notre camp afin de le mettre en mouvement. Cette perspective se heurte à l’inertie et même au rôle d’obstacle que peuvent jouer les courants politiques réformistes, ceux qui ne croient pas à la capacité des travailleurs et des travailleuses à s’auto-organiser pour prendre leurs affaires en main. Ceux qui prétendent aménager le capitalisme, le changer progressivement, de l’intérieur. Ceux qui craignent plus que tout que la crise aboutisse à un effondrement de l’ordre social actuel et à la naissance d’une nouvelle société. 

Un enchaînement unique de situations 

Le 13 septembre, cette année scolaire a débuté avec une grève d’une ampleur jamais vue depuis plus d’une décennie à la RATP. Les travailleurs des transports parisiens ont donné le coup d’envoi de la lutte pour sauver nos retraites, avec en ligne de mire le début d’une grève reconductible le 5 décembre. Par l’action déterminée d’équipes syndicales combatives, et bien souvent contre la volonté des directions fédérales et confédérales, cette date s’est élargie et est devenue au fil des semaines la perspective commune à toute notre classe sociale, dans tous les secteurs et toutes les régions. 

Au début de l’hiver, le mouvement a démarré, a grandi, s’est élargi, s’est montré déterminé à passer les fêtes. Il a regroupé des secteurs qui s’étaient déjà battus isolément ces dernières années sur une grande diversité de revendications propres, des équipes militantes constituées depuis 2016 et la loi Travail, de jeunes travailleurs et travailleuses qui ont fait leur première expérience de la grève reconductible, ou encore des « gilets jaunes ». Au début de l’année, les nouvelles épreuves du « bac Blanquer » dans les lycées ont été l’occasion de maintenir une atmosphère de lutte, voire de remobiliser des équipes enseignantes et, surtout, de faire entrer en piste la jeunesse scolarisée. Début mars, un second souffle a pu être envisagé avec l’entrée en lutte des universités. 

Tout au long de ce mouvement, des assemblées générales interprofessionnelles de villes, d’agglomérations ou de départements ont permis aux grévistes d’horizons variés de se côtoyer. Ils ont lutté côté à côte, se sont soutenus mutuellement, ont organisé ensemble leurs activités, des tournées des lieux de travail, des actions de blocages ou de renforcement des piquets de grève, des cortèges communs lors des manifestations. Leur cohésion a grandi au quotidien. Les AG interpro ne sont pas restées de simples lieux de rencontre et d’échanges : elles ont créé de véritables équipes soudées. Les caisses de grève ont fleuri comme jamais depuis des décennies, notamment grâce à l’initiative de la CGT Info’Com, de SUD Poste 92 et de la CGT Goodyear. La solidarité de classe est devenue concrète. 

Certes, ce mouvement n’a pas eu une trajectoire linéaire : les chiffres des manifestations nationales comme les taux de grève ont pu descendre, puis remonter. Après plus de deux mois de lutte, avec des fiches de paie vierges, sans mot d’ordre clair des directions syndicales pour doter le mouvement d’une stratégie gagnante, le découragement a pu gagner certains secteurs, entraînant des reprises du travail au fur et à mesure, et un sentiment d’isolement pour celles et ceux qui étaient encore dans la lutte. 

Pourtant, ce sentiment ne s’est pas transformé en démoralisation. Surtout, il n’a pas entamé la confiance qui s’était créée entre les protagonistes du mouvement. L’éventualité d’une reprise de la lutte avec la journée de grève du 31 mars était bien dans les têtes. 

Rares sont ceux qui ont pu imaginer et anticiper la survenue du confinement débuté mi-mars, et plus généralement la crise politique et sociale qui surplombe cette crise sanitaire. Cette situation nous est littéralement tombée dessus. Elle pourrait être propice à la peur, à l’arrêt de la contestation, à l’union nationale derrière la bourgeoisie et le gouvernement. Macron et Philippe ont bien compté sur cette éventualité, avec leur loi de finance rectificative du 23 mars. Les cadeaux de 300 milliards d’euros aux entreprises – pour les prêts, le financement du chômage partiel, les reports de cotisations et d’impôts – ont été votés à l’unanimité des députés, y compris les groupes du PCF et de la France insoumise. Et depuis, l’absence de toute initiative syndicale un tant soit peu offensive et concrète à l’échelle nationale est criante. 

Le discrédit de la classe dirigeante et de sa société 

Pourtant, des personnels hospitaliers aux postiers, en passant par les salariés du commerce, des transports ou de l’industrie, par l’éducation ou le travail social, la contestation est toujours là. Au minimum, elle prend la forme d’une défiance exprimée haut et fort contre le gouvernement et ses décisions. Au plus fort, elle prend la forme d’actions collectives, d’exercices du droit de retrait et d’arrêts de travail. 

Cette crise discrédite nos dirigeants. L’incapacité matérielle et humaine des hôpitaux révèle au grand jour l’incurie de la politique sanitaire, pourtant largement dénoncée par les personnels hospitaliers, notamment ces deux dernières années. Elle force à un silence gêné les politiciens, journalistes et éditorialistes qui avaient affiché leur mépris face à la mobilisation de la santé. Elle permet de rappeler qu’avant d’applaudir les personnels, le gouvernement leur a envoyé la police, les gaz lacrymogènes et les matraques. 

La fermeté des mesures de confinement semble bien incomplète, sinon dérisoire, quand les ministres – Le Maire et Pénicaud en tête – font pression pour le maintien d’un maximum d’activités. La ministre du Travail va jusqu’à qualifier de « défaitistes » les entreprises du BTP qui ont mis leurs chantiers à l’arrêt... Alors même qu’il ne s’agit pas de leur faire construire de nouveaux hôpitaux ! Usines, plateformes d’entreposage de marchandises ou de traitement du courrier, transports, écoles ou structures accueillant les enfants des personnels soignants : le confinement n’est clairement pas pour tout le monde ! Aucune condition minimale n’est exigée pour laisser tourner les lieux de production, ne serait-ce que du savon, des serviettes et des gants, ou la possibilité de respecter la distance de sécurité d’un mètre... Sans parler du gel hydro-alcoolique, des masques ou d’une systématisation des tests de dépistage. Inévitablement, les premières victimes de cette épidémie sont d’abord les travailleurs et les travailleuses d’exécution, qui continuent à faire tourner le pays, parfois sous la surveillance virtuelle de leurs cadres en télétravail. 

Des responsables politiques qui, en 2008, ont trouvé des milliards pour les banques, mais pas aujourd’hui pour l’urgence sanitaire ; des capitalistes qui se sont disputé la place du plus grand mécène pour Notre-Dame de Paris – non sans quelques déductions fiscales –, mais qui cachent leur argent dans les paradis fiscaux pour ne pas financer les services publics ; un gouvernement qui appelle aux dons pour l’hôpital, au lieu de remettre en cause le CICE et de rétablir l’ISF... Toute cette clique dirigeante est aujourd’hui discréditée aux yeux d’une large partie de la population. Les refus de travailler dans des secteurs non essentiels, ou sans respect des préconisations sanitaires, témoignent de rapports de classes exacerbés. 

Durant une grève, les travailleurs et les travailleuses prennent conscience de leur capacité à décider de leur vie quotidienne, à organiser leurs journées, à contrôler la production. Dans cette situation de confinement, les discussions sur « l’après » mettent à l’ordre du jour une remise en cause du modèle économique et social lui-même. Elles mettent en évidence la nécessité que la grande majorité de la population décide de tout : des productions socialement justifiées (de tests et de respirateurs, par exemple), des choix budgétaires (notamment l’ouverture de lits et la création de postes dans les hôpitaux), des orientations politiques (comme la réquisition des hôpitaux privés et des laboratoires pharmaceutiques), ou encore de l’organisation du travail. Non pas seulement de nos conditions de vie, mais des conditions de notre survie. 

Des cadres militants toujours structurés 

Si un tel discours peut être tenu par l’ensemble des courants révolutionnaires, voire au-delà, la dénonciation reste incomplète si elle ne débouche pas sur une perspective d’action concrète. Elle suppose une continuité de l’activité militante, donc un maintien des cadres combatifs larges issus du dernier mouvement social et des dernières luttes sectorielles. Ce n’est malheureusement pas ce que fait actuellement l’ensemble de l’extrême gauche en France ou ailleurs. Ce qui était vrai dans les derniers mouvements sociaux le reste aujourd’hui : si chaque courant du NPA, LO, l’UCL et d’autres organisations révolutionnaires s’investissaient dans la construction des assemblées générales et des coordinations, de l’échelle locale à l’échelle nationale, les structures d’auto-organisation pourraient véritablement prétendre à la direction du mouvement ouvrier et impulser des initiatives à la hauteur des enjeux. 

Le confinement, outre qu’il ne concerne pas l’ensemble de notre classe, n’a pas mis fin aux cadres collectifs dont nous nous sommes dotés précédemment : AG d’établissements scolaires, assemblées locales de lutte, réunions nationales de secteurs et coordination nationale interprofessionnelle continuent de se tenir et de décider de perspectives immédiates ou pour la suite. 

Certes, la loi d’urgence sanitaire montre bien à quel point et de quelle manière les capitalistes comptent profiter de la crise pour remettre en cause nos conquêtes sociales. La bourgeoisie n’a pas perdu la main sur le pouvoir économique, sur la production, sur les banques ou l’information. Le gouvernement, après avoir utilisé le Conseil des ministres exceptionnel du 29 février sur le coronavirus pour recourir à l’article 49-3 de la Constitution et faire passer la réforme des retraites, légifère désormais par ordonnances. Le bras armé de l’État déploie plus que jamais son arsenal répressif et de contrôle, l’occasion étant trop belle pour ne pas en profiter et expérimenter les moyens les plus sophistiqués de généralisation du flicage. 

Mais la classe dirigeante n’ignore pas la possibilité que les conditions de sortie du confinement soient socialement explosives. Même désynchronisée, la reprise sera massive et pourra donner lieu à des luttes concernant le temps de travail et les congés, les conditions d’activité, l’indemnisation des travailleurs privés d’emploi, ou la tenue des examens et l’obtention des diplômes dans la jeunesse scolarisée... La crise économique qui s’annonce n’ira pas sans une instabilité politique et sociale majeure. 

Maintenir l’activité... des révolutionnaires ! 

Le rôle des révolutionnaires n’est pas d’aider au retour à l’ordre, mais de pousser les crises et l’instabilité jusqu’au renversement du système. Il ne s’agit évidemment pas de souhaiter le pire concernant l’épidémie du Covid-19, mais au contraire d’affirmer que jamais une société fondée sur la concurrence, la recherche des profits et le contrôle des moyens de production par une minorité ne sera capable d’assurer quelque sécurité sanitaire que ce soit, tout comme elle n’est pas capable d’éviter les crises économiques, les guerres ou la catastrophe écologique. 

Notre activité, qu’elle s’opère directement sur les lieux de travail ou à distance à travers des réunions virtuelles, reste guidée par cette compréhension de la situation et des perspectives qu’elle offre. Elle reste déterminante pour ne pas subir l’issue de la crise, mais en faire une occasion de contre-offensive de notre camp et de remise en cause du système capitaliste dans son ensemble. 

Plus que jamais, cela nécessite le maintien d’un degré organisationnel élevé à toutes les échelles, de nos collègues de travail aux secteurs qui se coordonnent nationalement, entre militants et militantes révolutionnaires dans tous nos cadres politiques, y compris internationaux. Dès les premières semaines du confinement, le courant Anticapitalisme & Révolution a organisé un meeting international avec ses camarades de la Tendance pour une Internationale révolutionnaire, puis un meeting national centré sur les luttes dans les lieux de travail. Des membres d’A&R ont participé à des meetings d’AG interprofessionnelles, et les ont souvent même impulsés, participant ainsi à sortir chacune et chacun de son isolement et à élaborer des perspectives pour que la lutte continue. 

Jean-Baptiste Pelé

About aetr.publications