« Nous avions un idéal commun : celui de la grève générale, à laquelle aucun syndicat n’a appelé »

> Entretien avec Linda et Omar, machinistes à la RATP dans les Hauts-de-Seine, la première au centre bus d’Asnières, le second à celui de Nanterre. Ils ont accepté de revenir pour nous sur la mobilisation des travailleurs de la RATP contre la réforme des retraites et sur leurs conditions de travail en cette période de pandémie. Ils ont répondu ensemble à nos questions. 

Anticapitalisme & Révolution - Comment s’est préparé le départ en grève illimitée à partir du 5 décembre dans vos dépôts ? La grève a-t-elle été majoritaire dès le début, et si c’est le cas, durant combien de temps ? 

Linda et Omar - Vu l’impact de la grève du 13 septembre à la RATP (85 % de grévistes sur les réseaux bus, métro, RER et tramway sur une seule journée, avec un trafic quasiment à l’arrêt), cela paraissait une évidence qu’à partir du 5 décembre et au moins les premiers jours suivants, les taux de grève allaient être à peu près équivalents. Il n’y a pas eu de préparation particulière. Les grévistes étaient nombreux à ne pas être syndiqués. C’est leur conviction profonde qui les a fait tenir. Et ce combat a tenu quarante jours. Concernant les chiffres, il faut préciser qu’à la RATP, on rencontre toujours le même souci de transparence et de communication de la part de la direction qui ne nous communique pas le nombre exact de grévistes. Nous l’avons estimé en fonction des agents en grève sur les piquets et du nombre de bus qui sortaient. En moyenne, au moins sur la première partie de cette grève, le dépôt d’Asnières par exemple a tourné autour de 60 à 80 % de grévistes. 

A&R - Quel a été le profil des travailleurs mobilisés : était-ce leur première grève de cette ampleur ? Leur première lutte collective sur leur lieu de travail ? 

L. et O. - Pour beaucoup, c’était leur première expérience de grève longue, car la RATP emploie beaucoup de jeunes. Seule une minorité avait déjà participé à une lutte sociale. Surtout, beaucoup ont pris conscience de ce qu’il se passait et du système politique. 

L. - C’était mon deuxième conflit de longue durée. En 1995, j’étais au lycée. Mes profs étaient grévistes et avaient manifesté, j’étais allée avec eux. C’étaient mes premières manifestations. Récemment, pendant un an, j’ai participé à certaines manifestations des « gilets jaunes » ; j’estime qu’on est toutes et tous « gilets jaunes ». Et j’ai fait quelques grèves ponctuelles liées à des questions RATP. 

A&R - Comment vous êtes-vous organisés au quotidien ? Comment se sont déroulées les journées ?

L. et O. - À la RATP, la grève était reconductible avec un préavis illimité. Nous avons tenu des piquets de grève afin de filtrer la sortie des bus. Chaque matin, nous avons tenu une assemblée générale, une réunion de bilan, et nous avons reconduit la grève semaine après semaine. La reconduction était votée pour la semaine et pas chaque jour. 


Linda lors d'une manifestation
A&R - Quels liens avez-vous tissés avec d’autres secteurs professionnels pour tenir cette grève sur la durée et l’élargir ? 

L. et O. - Dès le début, cette grève a appartenu à tous, syndiqués ou pas. Chacun et chacune a eu conscience que cette réforme est un « meurtre » pour tout le monde. Aux dépôts d’Asnières et de Nanterre, nous avons senti très vite le besoin de nous coordonner pour être plus forts, pour avoir plus d’impact. C’est cela qui nous a poussés à militer avec l’interpro 92 : la conscience du fait que les différents secteurs allaient avoir un plus grand impact en se coordonnant et en se réunissant, avec un même objectif et des actions conjointes. Nous savions que la RATP seule ne pouvait pas faire plier le gouvernement ; on avait déjà fait ce constat avec les « gilets jaunes ». Notre but commun était le retrait pur et simple de la réforme. Mais nous avions aussi un idéal commun : celui de la grève générale, à laquelle aucun syndicat n’a appelé. 

A&R - Comment avez-vous tenu financièrement ? 

L. et O. - Chacune et chacune avec ses propres ressources et grâce à la solidarité, aux caisses de grève. 

A&R - Comment la direction a-t-elle réagi au fil des semaines ? Des sanctions ont-elles pesé sur vous ou vos collègues ? 

L. et O. - Devant chaque dépôt, un huissier consignait les faits et gestes des grévistes. La répression a atteint son comble lorsque les forces de l’ordre ont été autorisées à entrer dans les dépôts. Sur ordre de qui ? Mystère… Certains cadres ont prétendu que c’étaient les ordres du préfet. Il y a eu différentes formes de pression, notamment en matière de gestion du planning. Et des collègues ont été convoqués en commission disciplinaire pour des faits de grève. 

L. - Les premières interventions des forces de l’ordre ont créé un sentiment d’incompréhension parmi les collègues grévistes, qui ont saisi à quel point on ne pouvait pas compter sur la direction. Les grévistes ont ressenti que le mépris provenait non seulement du gouvernement, mais aussi de leur encadrement. Cela a créé des sentiments très mitigés. 

A&R - Que reste-il à ce jour de cette lutte inachevée, ni gagnée, ni perdue, toujours dans les têtes ? 

L. et O. - Chez certains, il y a beaucoup de désarroi, d’incompréhension et d’amertume. Mais chez d’autres, cela restera comme un combat nécessaire et utile, une expérience positive d’union et de cohésion des salariés, pour des perspectives nouvelles. 

A&R - Alors qu’était prévue une journée interprofessionnelle de grève le 31 mars, la propagation à grande vitesse du Covid-19 et sa gravité ont modifié notre réalité. À l’annonce du confinement pour un certain nombre de salariés, que s’est-il passé pour vous dans les dépôts ? Votre direction a-t-elle pris la mesure du sérieux de la situation et a-t-elle apporté des réponses en termes de protection de votre santé ? 

L. et O. - Au niveau national, la RATP est parmi les entreprises qui ont le plus tardé à prendre des mesures sanitaires, qui sont d’ailleurs dérisoires. Et encore, il a fallu plusieurs réunions du CHSCT pour que nos revendications soient entendues. Il aura fallu aussi que la situation se dégrade pour qu’enfin, la RATP commence à prendre quelques mesures que les machinistes appliquaient déjà d’eux-mêmes pour se protéger. Par rapport aux autres entreprises de transport, la RATP a eu trois à quatre semaines de retard. Aujourd’hui, il n’y a toujours aucune garantie que les bus soient désinfectés tous les jours, il n’y a aucun contrôle au niveau de la gestion des flux de voyageurs pour faire respecter les distances de sécurité préconisées par l’Agence régionale de santé. De plus, la circulation du métro s’arrêtant désormais à 22 heures, ce sont les bus qui doivent absorber ce flux de personnes... L’Île-de-France est la deuxième région la plus touchée par le Covid-19, or aucune mesure sérieuse et radicale n’est prise pour protéger les voyageurs et les salariés. Pourtant, le coronavirus se propage rapidement, comme un effet domino. Aujourd’hui, le masque est préconisé pour tout le monde, mais à nous, il est refusé. 

A&R - Des collègues sont-ils malades ? 

L. et O. - Nous ne disposons que des chiffres officiels de la direction. Ils ont été fournis le 2 avril lors d’une réunion avec celle-ci : 80 cas confirmés de contamination, et 2 décès à ce jour. Beaucoup de collègues ont perdu des proches et se demandent si ce sont eux qui les ont contaminés ; car au-delà de la préservation de la santé des agents, se pose aussi la question du risque de contaminer des proches, des personnes qu’ils côtoient ou croisent. 

Omar lors d'une prise de parole à l'université de Nanterre
A&R - Le droit de retrait a-t-il été exercé ? La direction a-t-elle stoppé ou ralenti le trafic des bus ? 

L. et O. - Des collègues ont fait usage du droit de retrait au dépôt de Nanterre, pour non-respect des conditions d’hygiène : des bus n’étaient ni nettoyés, ni désinfectés. Après que le gouvernement a annoncé la fermeture des écoles, la direction n’a pas eu d’autre choix que de réduire le trafic à 50 %. Il est actuellement limité à 30 %. 

A&R - Comment votre colère continue-t-elle de s’exprimer ? Quels liens gardez-vous pendant le confinement ? 

L. et O. - Par internet, nous nous réunissons avec l’interpro 92 : des AG ont lieu par visioconférence. Nous réfléchissons ensemble à des moyens d’action dans ce contexte de confinement. Nous préparons l’après-confinement et la continuation de la lutte contre les mesures de ce gouvernement et les mauvais coups de la RATP. 

A&R - Êtes-vous prêts pour la reprise, dans la rue et par la grève, du combat contre ce gouvernement et les patrons ? 

L. et O. - Chez nous, à la RATP, les syndicats ont pour ainsi dire été inexistants. La direction nous fait payer la grève, et nous n’avons droit à aucune considération. Pourtant, nous les machinistes, nous sommes des salariés indispensables : il est temps que notre parole soit prise en compte. Il n’est pas normal que les agents de la RATP ne portent pas de masques. Valérie Pécresse, présidente du Conseil régional d’Île-de-France, a récemment déclaré qu’elle était favorable à la fourniture de masques aux agents de la RATP, mais le gouvernement ne les distribue pas. Nous, on interprète cette situation comme relevant d’une volonté revancharde de la direction et d’un mépris profond. Aujourd’hui, tout agent qui porte un masque durant son service peut être sanctionné, selon le compte-rendu d’un CHSCT de la semaine du 30 mars. Mais c’est ce gouvernement qui devrait être sanctionné, pour ne pas nous avoir écoutés ! 

Propos recueillis par Armelle Pertus

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