En pleine pandémie de coronavirus, les personnels soignants sont unanimes : la gestion de cette crise sanitaire est aussi dévastatrice que l’a été celle de l’hôpital public ces dernières années. Ainsi, l’état dans lequel se trouvait l’hôpital avant l’épidémie ne pouvait qu’aboutir à une situation des plus dramatiques et meurtrières. H., infirmière en service de réanimation dans les Hauts-de-Seine, V., médecin généraliste remplaçant à Paris, et J.-J. Pik, médecin infectiologue dans l’Oise, témoignent de leur quotidien et livrent leur vision de la situation.
Une médecine de ville privatisée qui ne joue pas son rôle
V., jeune médecin généraliste, déplore la fermeture du centre de santé qui l’emploie. Des « motifs de sécurité sanitaire » cacheraient selon lui des considérations essentiellement financières : « Ces centres de santé privés sont de vrais centres de rentabilité, dont l’objectif est de faire de l’argent. Rien n’est fait pour rouvrir malgré les besoins ». La privatisation de la médecine de ville a pour conséquence de prioriser la rentabilité au détriment de la permanence et de la continuité des soins, et elle l’empêche ainsi de jouer son rôle de proximité et de soins de premiers recours, pourtant essentiels dans la gestion de cette crise sanitaire.
Contaminé au début de l’épidémie, V. attend désormais d’être appelé en renfort. Sur le terrain, il sait qu’il devra s’attendre à des conditions de travail complexes, auprès d’équipes dévastées, auxquelles tout vient à manquer : « À Reims, on utilise des masques FFP2 périmés, de 2014 voire de 2001 ! ».
Des hôpitaux rapidement saturés
J.-J. Pik est médecin infectiologue retraité. Il a été rappelé début mars dans son ancien service de médecine interne-maladies infectieuses de l’hôpital de Creil, l’un des épicentres de l’épidémie. Il intervient auprès des patients suspectés d’infection au Covid-19, évalue après examens la nécessité de les hospitaliser, délivre aux équipes les conseils de traitements et assure une veille scientifique.
« Comme partout, l’activité programmée a été reportée pour prioriser l’ouverture de lits Covid, mais là, on arrive à saturation ». La course à l’ouverture de lits de réanimation accentue l’aberration des choix opérés ces dernières années : « On a fermé le service de réanimation de l’hôpital de Senlis après sa fusion avec celui de Creil. Maintenant, les lits manquent. Devoir choisir qui admettre en réa ou non ? On le faisait déjà avant cette épidémie... C’était l’exception, c’est devenu la règle. Le plus grave, c’est que les patients meurent seuls, les familles ne peuvent être réellement associées à la décision ».
Il souligne les insuffisances auxquelles les soignants ont à faire face en termes de places, d’effectifs, de stocks et notamment de masques : « J’ai deux masques par jour, je n’ose même pas regarder les dates de péremption ».
Des services de réanimation en tension
H., infirmière en réanimation depuis neuf ans, travaille douze heures d’affilée, de jour comme de nuit. « La réa, c’est un service qui fait peur, réputé hostile : c’est fermé, il y a beaucoup de machines, la moindre erreur peut être fatale. Pour commencer à être à l’aise, il faut un an. Avec de telles responsabilités, une telle surcharge de travail et des glissements de tâches, nos salaires sont une aberration ». Son service a été réorganisé il y a trois ans : augmentation de la charge de travail de 50 %, départ d’un tiers de l’équipe et difficultés à recruter. « Si on chronométrait les soins, ça montrerait que ça ne rentre pas sur ta journée de douze heures. Je fais tout en surveillant ma montre, le temps file, tu cours tout le temps. J’essaie de garder du lien, de parler au patient qu’il entende ou non. Je suis tout le temps désolée de ne pas avoir le temps pour les familles, elles sont vraiment en détresse ».
Des infirmières et infirmiers d’autres services viennent actuellement en renfort : « Il faut les former, certains sont tétanisés, angoissés avant même de venir. Ça leur est imposé ». Et là encore, « les moyens ne sont pas là, il n’y a pas de visibilité sur les stocks, on a manqué de matériel dès le début ».
« On met nos vies entre parenthèses » : des soignants surexposés et à bout
H. exprime son sentiment d’isolement. « On met nos vies entre parenthèses. On morfle. Il faut prendre la mesure de notre travail et de ce qu’on vit sur le plan physique, psychologique et émotionnel. On doit se réadapter chaque jour, tout change très vite, tout le temps. Les patients Covid sont très lourds. Je sors de trois nuits où j’ai passé mon temps à tenter de les stabiliser. Ça sonne tout le temps, il n’y pas de répit. On a l’ordre d’aller au bout des seringues pour faire des économies ! Chaque patient en a quatre ou cinq, elles ne finissent pas en même temps, donc on ne peut pas anticiper leur changement. Alors on multiplie les allers et venues et on augmente le risque de contamination […]. Il y a des soignants qui tombent en Chine, en Italie. J’essaie de relativiser puisque je n’ai pas été touchée à J+14. Si on y pense... on n’est pas serein. Sinon ça rend dingue ! Ce qui va devenir difficile sur la prochaine période, ce sont les décès, de plus en plus nombreux. Le moral des équipes commence à chuter, on va entrer dans une période sombre. Je m’accroche à des détails, des petites choses, chaque jour, c’est comme ça que j’avance ».
J.-J. Pik décrit aussi « un rythme accéléré, où tout le monde court, tout le temps, dans tous les sens. On va trop vite, on n’a pas le temps de discuter avec les patients des perspectives thérapeutiques, pas le temps d’appliquer les mesures barrières, les fautes sont inévitables... À quel prix ? On puise sur la réserve, on le fait, on verra les conséquences après ».
En cause : une mauvaise gestion chronique de l’hôpital public…
Tous trois rappellent la situation avant l’épidémie. H. revient sur la tension dans les services, la grève pendant un an, les difficultés largement connues de l’hôpital public. « On était déjà en souffrance, là c’est de la violence qui se rajoute ». V. se dit très en colère face à « la mauvaise gestion chronique de l’hôpital public qu’on a privé d’effectifs, de matériel et de lits ces dernières années ».
« Les hôpitaux étaient déjà à l’os. On paie ce qu’il s’est passé jusque-là : la logique libérale a présidé au fonctionnement de la gestion hospitalière, avec des ratés graves depuis des années conduisant à des fermetures de dizaines de milliers de lits d’hospitalisation », confirme J.-J.Pik.
… et une gestion déplorable de l’épidémie
Ce qu’il aurait fallu faire ? « Je n’ai pas d’avis tranché, mais il y a des incohérences du gouvernement dans la gestion de la crise, au-delà de sa politique capitaliste et libérale. On aurait peut-être mieux compris les choses si une étude de prévalence avait été engagée dès février. Il n’y a pas eu d’anticipation sur l’extension de l’épidémie ». J.-J. Pik explique la difficulté à tracer la transmission du virus, les tentatives de garder des services « Covid free » (pour séparer les patients négatifs des autres) rendues impossibles du fait des formes asymptomatiques que certains patients développent. « Tout est spéculatif. Il commence à y avoir moins de cas. Est-ce l’effet du confinement ? On ne le saura pas avant quinze jours. Dans le meilleur scénario, les contaminations iront à la baisse. Dans le cas contraire, le virus reprendra sa circulation à la fin du confinement... ».
V. déplore la gestion désastreuse de la crise : « Le dispositif “plan blanc” des hôpitaux est prévu pour ça, on sait que ça peut arriver. Dès fin janvier, avec ce qu’il se passait en Chine, une anticipation de l’épidémie était possible. Comme si le virus allait s’arrêter aux frontières, comme pour Tchernobyl ! Et les aveux de Buzyn, qui reconnaît avoir sciemment négligé le problème... ». Comment relever un pareil défi « avec une politique aussi désastreuse, aussi peu de moyens, et un système de santé aussi friable » ?
Pour H., « tout le monde a minimisé cette épidémie. Même moi je me sentais confiante, avec la technicité que l’on peut atteindre. En réa, on gère des patients avec des problématiques lourdes. Mais là, ce sont des choses jamais vécues, on a des personnes saines de base, qui sont là, qui respirent calmement, et qui peuvent mourir ? Ce virus on ne le connaît pas. On n’a même pas atteint le pic, on n’est pas prêts... ».
Les mesures urgentes : un confinement réel, un dépistage massif, du matériel, des lits et des effectifs
« Tout est fait à l’envers », s’agace V. « Des milliers de gens continuent de devoir aller bosser pour des choses non indispensables. Le confinement est partiel, répressif, sur un mode culpabilisant et infantilisant pour la population ». H. le rejoint sur la nécessité d’un confinement plus strict, pointant « l’aberration de voir qu’Airbus ou les chantiers de St Nazaire tentent de rouvrir, et que ce gouvernement cherche à booster l’économie alors qu’on agonise ». V. poursuit : « On doit pouvoir nationaliser la production, contrôler, et distribuer massivement le matériel et les médicaments nécessaires ». Et J.-J.Pik d’ajouter : « Et embaucher massivement. On fait appel à une réserve sanitaire, mais c’est du bricolage. Macron prétend que la santé devra sortir de la logique de marché ? Il faut des actes tout de suite ».
Quelle sortie de crise pour l’hôpital public ?
« L’après me fait peur, on ne sait pas comment ça va se terminer », confie H., qui affirme ne pas avoir confiance : « Je ne crois pas à leurs promesses. Il faut reconstruire l’hôpital, virer ses directeurs financiers, arrêter la marchandisation de la santé ».
L’hôpital devra faire face à un nouvel afflux de patients : « Les maladies chroniques mal suivies, les reports de consultations et d’opérations “non urgentes” mais qui vont le devenir en cas d’aggravation ». V. s’inquiète surtout de l’état dans lequel seront alors les soignants, physiquement et psychologiquement : « Il faudra compter les morts... les morts liées au virus, dont celles qu’on aurait pu éviter, et les morts indirectes faute de prise en charge le temps de la crise ».
« C’est la double peine pour les soignants, ils n’auront pas de vacances après. En dehors du Covid, l’hôpital est à l’arrêt, il faudra rattraper le retard », explique J.-J.Pik avant de conclure : « Les gens peuvent continuer à applaudir, mais j’espère que ça aura servi a quelque chose et qu’après ça, il y aura de la pression. Il n’y aura rien sans combat ».
Eliah R.