Collecte des postiers et postières du 92 à la Fête de l'Humanité, 17 septembre 2018. / Hermann Click
La pratique des caisses de grève est aussi ancienne que le mouvement ouvrier : leurs traces remontent à la toute première irruption du monde ouvrier sur le terrain politique, la révolte des Canuts lyonnais en 1831. Dès les années suivantes, des caisses sont mises en place lors des grèves des typographes parisiens ou des porcelainiers de Limoges : alors que la grève est encore interdite et durement réprimée, le besoin de tenir financièrement pour ne pas céder face aux patrons est déjà une évidence.
Pourtant, presque deux siècles plus tard, cette pratique est devenue un enjeu de clivage et de clarification politique au sein du mouvement syndical. Son histoire suit l'opposition entre syndicalisme de combat et recentrages institutionnels, entre auto-organisation et bureaucratisation, entre solidarité ouvrière et replis corporatistes.
Prévoyance corporatiste ou solidarité « à chaud » ?
Avant la loi Waldeck-Rousseau de 1884 qui légalise les syndicats, les caisses de grève s'abritent principalement sous la façade légale des « sociétés de secours mutuel ». En l'absence de la moindre protection sociale, leur but est d'organiser par des cotisations la solidarité face aux différents risques : chômage, maladie, vieillesse, obsèques... Les fonds accumulés peuvent ainsi être mobilisés lors des grèves, assimilées à des périodes de chômage. À l'image de la situation décrite par Émile Zola dans Germinal (et largement inspirée de la grève des mineurs d'Anzin en 1884), il peut même s'agir de la fonction principale de ces sociétés : on parle alors de « sociétés de résistance ».
De manière générale, la solidarité déployée par ces sociétés est avant tout corporative et relève de la prévoyance : les ouvriers d'un certain métier (par exemple les relieurs de livres parisiens) cotisent par anticipation et financent ainsi leur future grève. Mais il arrive que la durée de la grève soit telle qu'elle vide entièrement la caisse. Les contacts entre corporations font alors petit à petit émerger un circuit de prêts : une corporation en grève peut bénéficier des fonds accumulés par d'autres, à condition de rembourser ensuite cette somme ou de la prêter à son tour à une troisième corporation en grève. Ce système correspond à une configuration particulière du mouvement ouvrier : les grèves impliquent surtout de petits effectifs d'ouvriers qualifiés, proches de l'artisanat, bénéficiant d'un haut niveau d'organisation en partie hérité des anciennes guildes.
La situation bascule à la fin du 19e siècle, quand la pratique s'étend aux grandes concentrations industrielles, où les travailleuses et travailleurs sont beaucoup plus nombreux, et ne disposent ni des revenus suffisants ni des traditions d'organisation permettant d'anticiper les grèves. Sous l'effet de différentes lois et réglementations, les sociétés de secours mutuel se divisent en outre en deux logiques distinctes : d'un côté les premières chambres syndicales, organisations de combat clandestines et aux faibles ressources, et de l'autre les regroupements mutualistes, dont les importantes ressources financières sont rendues inoffensives par un fort encadrement légal. Dans ce contexte, le soutien financier aux grévistes s'exprime de plus en plus sur le registre du don : une fois les grèves entamées, la presse ouvrière et socialiste publie des appels à souscription en faveur des grévistes. S'exprime donc une nouvelle solidarité ouvrière, plus large mais qui ne fonctionne qu'« à chaud ». Ces deux facettes de la solidarité ouvrière traversent d'ailleurs toute l'histoire du mouvement syndical en France et donnent lieu à des traditions militantes en partie concurrentes.
Clivages et concurrences dans le mouvement syndical
Dès la fondation de la CGT en 1895, la manière de pratiquer la caisse de grève oppose ainsi les principales fédérations syndicales. D'un côté, la riche et puissante Fédération des travailleurs du livre (dirigée par le réformiste Keufer, malgré une forte influence du socialiste révolutionnaire Allemane), dont le taux de cotisation particulièrement élevé finance des « services » aux adhérents : en plus de soulager les adhérents grévistes, l'indemnité de grève conséquente permet surtout à la direction fédérale d'empêcher les grèves désordonnées. De l'autre, la majorité anarcho-syndicaliste (notamment via son bastion de la fédération du Bâtiment), qui proclame au contraire son attachement à la spontanéité et son opposition à l'accumulation financière : pour les partisans de la grève générale révolutionnaire, une grève se gagne avec des idées radicales et une tactique de surprise, non avec de la préparation minutieuse et de l'argent accumulé.
La CGT tente plusieurs fois de mettre en place une caisse de grève confédérale, mais sans succès : le localisme des syndicats et des Bourses du travail, ainsi que le corporatisme des fédérations professionnelles, limitent trop fortement les remontées d'argent. Résultat : seules les structures qui le souhaitent et qui en ont les moyens disposent d'une caisse de grève. En 1911, c'est le cas de 800 syndicats sur 5350 et de quelques fédérations. Plusieurs maintiennent d'ailleurs des caisses permanentes jusqu'aux années 1960, notamment le livre et la métallurgie. Mais la grande grève des mineurs de 1963, et l'immense élan de solidarité financière qu'elle déclenche, amènent la direction à formuler une doctrine officielle sur la question. Les caisses permanentes sont désormais vues d'un mauvais œil (sauf dans le livre) : au nom de la popularisation des conflits, la seule méthode encouragée est la collecte de dons au moment des grèves.
De manière surprenante, le débat est relancé depuis l'extérieur de la CGT : après des tentatives avortées dans les années 1930, plusieurs fédérations et unions départementales de la CFTC finissent par créer des « caisses de résistance » au début des années 1950. La centrale chrétienne est pourtant modérée, mais elle est également en cours de radicalisation : sa déconfessionnalisation pour se transformer en CFDT a lieu dix ans plus tard, l'unification des différentes caisses pour en étendre l'action à tous les adhérents intervenant quant à elle en 1974, au pic de l'orientation « autogestionnaire ». L'influence grandissante de cette CFDT radicale dans les grèves pousse en retour la CGT à engager la polémique en raidissant son discours : une publication de la fédération des PTT affirme ainsi en 1975 que « l'existence d'une caisse de grève entretient l'idée que la retenue de traitement est chose normale ; elle aide objectivement le gouvernement à refuser tout règlement » ; « inefficace pour la conduite des grèves, la caisse de résistance est aussi et surtout dangereuse ». Par la suite, cette opposition de principe aux caisses permanentes est bien sûr alimentée par le recentrage de la CFDT : s'éloignant de la pratique gréviste, tout en accumulant des dizaines de millions dans sa caisse, la CFDT devient ainsi la preuve vivante que « la caisse de grève, c'est pour ceux qui ne font pas grève ». Longtemps, ce débat semble clos : des grèves sans caisse à la CGT, une caisse sans grèves à la CFDT.
Des enjeux d'une actualité brûlante
Mais, notamment depuis la crise de 2008, le durcissement des conditions d'exercice de la grève et la fin des arrangements financiers (comme l'étalement des jours de grève) d'un côté, le remplacement systématique des grévistes et l'allongement dans la durée de certaines grèves dures de l'autre, provoquent un retour des caisses dans les pratiques et dans les débats stratégiques du mouvement ouvrier. Des grèves de PSA Aulnay en 2007 et 2013, jusqu'à celle des femmes de chambre de l'hôtel Ibis Batignolles, en passant par celles des postières et postiers du 92 ou encore des cheminots et cheminotes, les caisses de grève redeviennent un enjeu central : leurs succès récents témoignent à la fois de la détermination des grévistes à ne rien lâcher, de la disponibilité d'une partie de notre camp social à les soutenir activement, mais aussi de quelques succès d'implantation de l'extrême gauche dans le monde du travail.
Ces expériences témoignent aussi malheureusement de l'avancement des processus de bureaucratisation syndicale : comment comprendre autrement les offensives internes déclenchées à l'encontre des syndicats CGT impliqués dans des expériences de caisses de grève à large échelle (CGT PSA, CGT HPE, Info'Com-CGT) ? Cette pratique récente comporte en effet une double menace pour les directions bureaucratiques : d'une part, celle de conflits qui durent grâce à la solidarité et qui pourraient ainsi échapper un peu plus à leur contrôle, et, d'autre part, celle de recompositions dans le mouvement syndical, notamment sous la forme de liens renforcés entre les équipes les plus combatives, au-delà des logiques de boutique.
Et c'est en partie ce qu'a permis la caisse lancée par Info'Com-CGT en 2016 : encourager le développement des grèves reconductibles, en pariant sur une réinvention de la solidarité ouvrière à l'ère numérique et sur le soutien direct à des équipes syndicales de terrain (quelles que soient leurs étiquettes). Les caisses de grève se multiplient d'ailleurs depuis le mouvement contre la loi Travail. Dès 2018, une caisse de grève nationale est imposée aux fédérations cheminotes depuis l'extérieur du mouvement syndical (à l'initiative d'artistes et d'intellectuels). Et lors de la grève de 2019 sur les retraites, le recours aux caisses de grève est généralisé par les AG et syndicats de base, notamment grâce à la floraison de plus de 400 cagnottes en ligne.
La « part du feu » !
Il y a fort à parier que la perspective de nouvelles grèves de masse mette de nouveau la question des caisses de grève au centre de l'actualité. Ce pourrait être enfin l'occasion de tirer le meilleur des différentes traditions à ce sujet : encourager l'auto-organisation en mettant partout en place des caisses de grève locales, stimuler la solidarité ouvrière en proposant à ceux et celles qui ne peuvent pas se mettre en grève de faire un don, et renouer avec la logique de prévoyance en anticipant le conflit et la collecte d'argent. C'est déjà ce que proposaient les typographes parisiens en 1869 : l'appel de leur « caisse fédérative de prévoyance, dite des 5 centimes » invitait en effet les « travailleurs de toutes professions » à former partout des « sociétés corporatives » et à les faire adhérer à la caisse pour « qu’elles prélèvent sur leurs cotisations la part du feu, la part destinée à soutenir la lutte, et qu’elles constituent le fonds de solidarité générale qui doit assurer au travailleur le moyen de se défendre en attendant l’époque de son affranchissement complet ».
Ephraïm