Alors qu’en novembre dernier, on chiffrait déjà à 700 000 le nombre de suppressions d’emplois en France pour l’année 2020, et alors que certains économistes prédisent que les faillites d’entreprises pourraient en causer 200 000 autres en 2021, une première manifestation nationale contre les licenciements et les suppressions d’emplois s’est déroulée à Paris le 23 janvier dernier.
Jusqu’à présent, seules des grèves et des manifestations entreprise par entreprise s’étaient tenues pour réagir au coup par coup aux annonces de plans de licenciements parfois sanglants. Tout se déroulait alors comme si chaque PSE était la conséquence d’une situation économique particulière de l’entreprise concernée, comme si chaque équipe de salariés licenciés devait s’en sortir avec le rapport de forces interne à l’entreprise. Pourtant, depuis l’été 2020 et la sortie du premier confinement, les suppressions d’emplois ont pris le devant de l’actualité sociale. Elles constituent la tête de proue du plan des capitalistes pour faire payer la crise au monde du travail.
Il a fallu pourtant attendre le 23 janvier 2021 pour entrevoir une première expression de riposte coordonnée de notre camp social. Loin d’être appelée par les directions des confédérations syndicales, qui auraient pu la préparer pendant six mois, cette manifestation nationale est née en réalité de la conviction profonde d’une petite équipe syndicale qui, convaincue qu’elle ne pourrait remporter seule la bataille contre un PSE, a cherché à se lier à d’autres.
Le point de départ de cette manifestation se situe dans la réflexion de l’équipe militante CGT de TUI-France (groupe allemand qui se revendique comme étant le numéro un mondial du tourisme), à qui on a annoncé, en plein cœur de l’été et par visioconférence, un plan de licenciement agressif prévoyant 600 licenciements sur les 900 salariés du groupe en France. À la force du poignet, cette équipe a réussi à regrouper les salariés du groupe, composés à 80 % de femmes, travaillant dans des lieux de travail distants les uns des autres (boutiques, agences de voyage, siège social), et tout cela en pleine crise sanitaire. Début septembre, 57 des 65 agences se sont mises en grève. Mais même si ces salariés parvenaient à faire bouger les lignes, le PSE est lancé, et pour empêcher les licenciements il est nécessaire de regrouper les forces de toutes celles et tous ceux qui sont touchés par des suppressions d’emplois.
Le siège social de l’entreprise étant situé à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), les militants CGT avaient entendu parler des grèves longues à La Poste dans le même département, et de la stratégie de regroupement et de soutien interprofessionnel mise en place durant ces grèves. Les TUI sont donc sortis de leur boîte pour aller à la rencontre d’autres équipes syndicales, d’autres secteurs. La genèse de la manifestation du 23 janvier se trouve donc bien dans la conviction profonde, de la part de salariés et de syndicalistes, qu’il est nécessaire de bâtir un plan de bataille de regroupement des forces, et qu’il faut œuvrer à la rencontre d’équipes syndicales combatives et des militants révolutionnaires qui ont apporté un soutien politique, matériel et logistique.
Après la rencontre avec l’équipe de SUD Poste 92 et des militants de l’UNEF de la fac de Nanterre lors d’un rassemblement devant le siège de TUI, une équipe de travail s’est mise en place pour construire une première coordination d’entreprises touchées par les licenciements et les suppressions d’emplois. Un travail fastidieux a alors été engagé pour recenser et contacter l’ensemble des entreprises touchées par des licenciements. Ce travail a été mené grâce à l’aide de militants révolutionnaires, mais également avec le soutien de structures syndicales qui étaient parties prenantes du Front social, comme Info’Com-CGT, pour qui la question du regroupement est un pilier de leur orientation syndicale.
Le 8 novembre 2020, 60 personnes ont participé à la première rencontre. De nombreux secteurs et entreprises concernés par les plans de licenciements et les suppressions d’emplois dans le secteur public étaient là : les Cargill, les sous-traitants d’Airbus, Thales aéronautique, General Electric, le secteur de l’automobile avec Renault et Ford, l’hôtellerie, la grande distribution avec Monoprix, l’informatique et les jeux vidéo, les salariés du public avec La Poste, l’hôpital de Lille, des cheminots, Pôle emploi, l’Inspection du travail, le travail social. Des soutiens politiques étaient également présents : Clémentine Autain (LFI), Fabien Gay (PCF) et Philippe Poutou (NPA).
Cette première rencontre a permis de faire émerger des revendications communes, dont l’interdiction des licenciements (qui est revenue comme une évidence), et aussi d’acter comme perspective la construction d’une manifestation nationale contre les licenciements et les suppressions d’emplois. Cette manifestation s’est déroulée le 23 janvier. Environ 4 000 personnes ont manifesté entre l’Assemblée nationale et le siège du MEDEF, avec des délégations significatives d’entreprises (TUI, Cargill, raffinerie de Grandpuits, Monoprix, Engie, Sanofi, Goodyear, Geodis Calberson, RATP, Renault, Transdev Visual, etc.). Un certain nombre de personnalités politiques se sont jointes aux manifestants, dont Olivier Besancenot et Philippe Poutou, mais aussi plusieurs élus LFI dont Jean-Luc Mélenchon, Éric Coquerel et Adrien Quatennens, ou le sénateur PCF Fabien Gay.
Sans soutenir ouvertement, la confédération CGT n’a pas pu s’opposer à la mise en place de cette manifestation, qui a en partie relevé le défi de sortir des mobilisations boîte par boîte et amorcé une première étape d’une lutte nationale pour l’interdiction des licenciements. Plusieurs fédérations syndicales, unions départementales et même l’Union Syndicale Solidaires ont fini par signer ou soutenir l’appel. Il faut souligner la convergence avec des « gilets jaunes », qui ont décalé leur manifestation pour pouvoir rejoindre cette initiative, ainsi que la présence de la jeunesse. Cette convergence de milieux différents s’est faite dans un respect mutuel, sans doute hérité des liens de confiance tissés lors des manifestations de l’an dernier.