Une orientation militante : l'exemple du mouvement du printemps 2016


Une fois que la poussière est retombée, il est facile de dire qu’il était impossible que le mouvement du printemps dernier débouche sur une grève générale. Pour nous, le mot d’ordre de grève générale n’est pas seulement valable au moment où l’on est au bord de la convergence entre plusieurs gros bastions ouvriers déjà en grève reconductible.

Ce mot d’ordre est aussi un fil à plomb dans notre stratégie, qui permet de dialoguer avec les expériences de milliers de jeunes et de travailleurs dans le mouvement récent : face au PS qui met brutalement en œuvre la politique de la bourgeoisie, face à une police qui n’hésite pas à mutiler, face aux directions syndicales qui ne font rien pour organiser une riposte à la hauteur… le point de départ de la réponse, c’est la grève générale. Mais qu’entendons-nous par-là ?

Rosa Luxemburg écrivait, en 1906 : « Il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies ». Si l’on met en relation les quatre mois de mobilisation avec ce qui s’est joué dans l’évolution des luttes lors de la période qui a précédé, on voit qu’on ne peut se contenter d’analyser la situation comme « défavorable », car à voir la réalité sous ce prisme, on fait l’impasse sur ce que la situation a pu apporter de neuf.

Tout d’abord, un fourmillement de luttes. Les recensements [1], même approximatifs et incomplets, ont relevé une augmentation réelle du nombre de luttes dans la période précédant la mobilisation contre la loi Travail. Et il faut replacer ce regain de combativité dans une période de plusieurs années, depuis au moins 2014.

Mais aussi, l’émergence progressive d’un état d’esprit plus enclin à la contestation globale dans toute une frange du monde du travail et du mouvement syndical. La continuation de ces luttes, y compris sous l’état d’urgence, était un indice d’une évolution, d’un « mûrissement » de la mentalité des masses populaires, qui ne se laissaient pas complètement intimider par Valls.

Et cet état d’esprit n’est pas qu’hexagonal. Ce ne sont pas seulement des luttes massives qui se sont déclenchées depuis le début de la crise. Des millions de gens en ont assez de cette vie, et même si c’est sans projet politique clair, le sentiment confus que le problème vient du système lui-même est bien plus répandu qu’avant. Même des impasses comme le succès électoral de Syriza, l’émergence de Corbyn ou Sanders, sont des indices d’une politisation et démontrent une volonté confuse de remise en cause de l’existant.

En ce sens, les quatre mois de mobilisation intense contre la loi Travail sont une étape dans une période de remobilisation de notre classe, qui peut déboucher sur un affrontement d’ensemble. Impossible de dire jusqu’où ira cette remobilisation, mais elle vient de créer des points d’appuis : le gouvernement est plus affaibli aujourd’hui qu’avant le mouvement. Et surtout, des secteurs plus larges sont favorables à l’idée d’une grève générale.

Était-il possible de généraliser la grève ?

Toutes les possibilités d’extension de la lutte ont-elles été exploitées ? Tout l’enjeu était de trouver un langage commun à plusieurs phénomènes, à plusieurs secteurs : l’état d’esprit révélé par l’évolution des luttes ces derniers mois, les préoccupations des équipes syndicales qui s’autonomisent par rapport à leurs directions, les étudiants qui ont trouvé la capacité d’initiative pour se structurer nationalement autour de la lutte pour le retrait de la loi... Car ce n’est pas exactement la même chose de se battre contre la précarité, contre la fermeture d’un site, et de se battre contre une loi qui va occasionner une dégradation énorme, mais plus tard, même si cette loi a symbolisé pendant le mouvement la lutte contre tout ce monde pourri.

Tous les yeux étaient tournés vers les étudiants au début du mouvement, mais contrairement au CPE, leur mobilisation n’est pas devenue une force d’entraînement des travailleurs.

Après le 31 mars, « Nuit debout » a répondu à sa manière à un besoin de lutte globale en occupant un vide politique. Mais à défaut d’une force sociale capable de mettre en œuvre la globalisation de la lutte, et d’un programme soulevant les points-clés à viser, « Nuit debout » n’a pas fourni de solution au problème posé.

Les secteurs en grève reconductible n’ont pas cherché à s’adresser aux fractions de la population qui auraient pu être disponibles pour une lutte conjointe. Les raffineurs se sont mis en grève contre la loi et c’est tout, avec comme idée en tête « on doit faire notre part du travail »… Sous-entendu : aux autres de faire la leur, comme si l’extension de la lutte était spontanée. Les cheminots ont pu s’auto-organiser dans quelques régions, sans pour autant se donner les moyens de s’adresser à d’autres.
En bref, il a manqué une politique consciente de construction de la grève générale, même si rien ne garantit qu’elle aurait à elle seule fait basculer la situation.

Contre le suivisme vis-à-vis des directions syndicales

Le suivisme vis-à-vis des directions syndicales avait une expression pratique : se contenter de défiler en respectant les parcours tracés par les directions, sur leurs mots d’ordre et sur leur calendrier. Contribuer au débordement des directions passait par le fait de combiner la mobilisation contre la loi Travail avec des mots d’ordres propres à chaque secteur, afin de lier la lutte ici et maintenant avec la lutte globale ; combiner les grandes manifestations avec des grèves reconductibles, dont les points de départ étaient nécessairement différents, mais qui pouvaient converger ; et combiner l’objectif de retrait avec des mots d’ordre permettant aux secteurs les plus exploités de s’approprier la lutte.

Les modalités de manifestation n’étaient pas anodines : avec des défilés traditionnels et des appels à la grève espacés, la politique des organisations du mouvement ouvrier était très en-deçà de la volonté d’affrontement avec le gouvernement, qui s’exprimait chez nombre de manifestants. Voilà pourquoi s’est créé un « cortège de tête » à Paris, bien plus large que les seuls autonomes. Fallait-il manifester comme d’habitude, chacun derrière la banderole de son syndicat ou parti, et laisser aux autonomes le champ libre ? Il fallait tout faire pour mettre les secteurs en lutte à la tête des manifestations, donner un caractère collectif et organisé au cortège de tête. Des cortèges ouvriers auraient pu se fédérer pour se donner comme objectif de manifester jusqu’au Medef ou jusqu’à l’Élysée le 14 juin, ce qui, pour le gouvernement et sa police, aurait été bien plus difficile à réprimer et à isoler que des individus ou des groupes de manifestants radicaux même nombreux.

Lors de la dernière phase, l’attitude du mouvement ouvrier officiel a été d’accepter les restrictions au droit de manifester : fouilles, contrôle à l’entrée de la manif, murs anti-émeutes… À Paris, la quasi-totalité des organisations liées au mouvement ouvrier ont tout bonnement accepté de passer aux check-points. Sans même parler de ne pas signer les parcours de manifs, commencer par fixer des rendez-vous collectifs – pour se rendre ensemble en manif afin de dissuader les policiers d’effectuer des contrôles – est à la portée des forces dites « radicales » du mouvement ouvrier. Pour faire cela, il faut vouloir rompre avec la routine des manifs « d’avant ». La stratégie de grève générale, c’est aussi ça : fédérer des forces différentes (secteurs en lutte, jeunesse radicalisée) autour d’objectifs communs de confrontation avec le patronat et l’État, aussi modestes soient ces objectifs. C’est autour de telles pratiques collectives de confrontation – pas nécessairement violentes – avec les forces de l’État que se joue la capacité du mouvement ouvrier, et en particulier des révolutionnaires, à incarner autrement qu’en paroles l’insubordination salutaire qui s’est exprimée dans la mobilisation.

L’impasse gauchiste

Les courants autonomes sont divers, leur degré d’éloignement vis-à-vis de la classe ouvrière varie, mais pour l’essentiel, la réponse qu’ils ont fournie à l’aspiration à une lutte d’ensemble parmi la minorité mobilisée a consisté à dire : « radicalisons les formes d’affrontement avec la police, faisons grossir petit à petit le cortège de tête ».

Cette orientation est une impasse, qui ne permet pas à la majorité de s’associer à une action au final élitiste, impossible à assumer pour la grande majorité des milieux les plus mobilisés. Au plus fort du mouvement, bien des jeunes radicalisés et une partie des libertaires/autonomes ont penché du côté de la classe ouvrière, en organisant des actions vers les entreprises, parfois coordonnées avec les équipes militantes à l’intérieur. Même si la recherche de raccourcis est attirante pour la jeunesse radicalisée impatiente d’en découdre, à nous de montrer que le militantisme en direction des entreprises peut polariser les mouvements sociaux vers un affrontement avec le gouvernement. Mais combattre efficacement les courants gauchistes, c’est le faire, théoriquement et pratiquement, en étant en première ligne de l’affrontement, et pas depuis le banc de touche.

Et maintenant ?

Il est possible aujourd’hui de constituer un « pôle ouvrier lutte de classe », en regroupant d’abord les équipes militantes dans les entreprises qui ont été à la pointe de la lutte contre la loi Travail, celles qui se battent aujourd’hui contre les licenciements, les réorganisations, etc. De nombreux militants et militantes ressentent le besoin d’un plan de bataille, d’échéances comme points d’appui vers un mouvement d’ensemble.

Mais pour donner l’envie de lutter et fédérer largement, il faut faire sentir qu’on se bat aussi pour autre chose, pour une autre société, en s’appuyant sur des éléments programmatiques : la nécessaire indépendance et même la défiance vis-à-vis des institutions, le fait qu’on ne peut compter que sur nos propres forces, l’indépendance vis-à-vis des directions réformistes, le combat contre toutes les oppressions, l’internationalisme... et la grève générale, c’est-à-dire, le fait de mettre au centre la mobilisation de notre classe sociale. Il est possible de proposer une politique anticapitaliste à l’avant-garde large issue de la mobilisation, et de la faire reprendre au-delà de nos seuls rangs.

Xavier Guessou

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[1] Recensements effectués par Jacques Chastaing et publiés sur le site www.anti-k.org. 

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