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/ La grève générale de mai-juin 1936
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A l’heure où gouvernants et patrons essaient de casser le Code du travail et, ainsi, de remettre en cause les quelques lois favorables aux salariés, il est bon de se souvenir que ces dernières ne sont pas tombées du ciel, ni du bon vouloir des patrons, ni de quelque négociation autour d’un tapis vert, mais bien de luttes déterminées et longues des travailleurs. Celles-ci ont abouti en mai-juin 1936 à une grève générale, qui a permis aux travailleurs de gagner notamment des protections collectives sur lesquelles patronat et gouvernement essaient de revenir aujourd’hui.
Dans le régime capitaliste, toute victoire des salariés est provisoire, issue d’un rapport de forces à un moment donné entre travailleurs et patrons, et sans cesse remise en cause. C’est un éternel recommencement, qui durera jusqu’à ce qu’une lutte prolongée et déterminée fasse voler en éclats toute l’organisation sociale.
Cette question était contenue en germe dans le grand mouvement social de mai-juin 1936. Des grèves ? Non, « la grève », commentait Léon Trotsky de son exil norvégien en 1936. Comment cette vague de grèves a-t-elle déferlé, quelle est l’articulation entre le gouvernement de Front populaire et les masses en mouvement, et quels en sont finalement les bénéfices retirés ?
La crise et les premières manifestations
Au début des années 1930, le pays était encore largement paysan. Le développement industriel des premières décennies du XXème siècle avait entraîné de nouvelles concentrations de salariés dans des secteurs comme la métallurgie ou la chimie. Depuis 1931, avec deux années de retard par rapport au déclenchement de la crise de 1929 aux Etats-Unis, la France subissait une grave crise économique, avec son cortège de chômage et de misère. Celle-ci frappait bien entendu la classe ouvrière, mais également les couches moyennes, les paysans, qui perdaient confiance en leurs dirigeants habituels, en l’occurrence le Parti radical, usé par des scandales financiers à répétition, comme le scandale Stavisky qui éclaboussa plusieurs ministres.
Le contexte international de l’époque était pesant : l’Italie, puis l’Allemagne, s’étaient tournées vers le fascisme. En France, on assistait dans le même temps à une montée en puissance des ligues fascistes, Croix de Feu et Action Française. Le point de départ de la grande vague de grèves fut justement une réaction aux événements du 6 février 1934, lorsqu’un cortège des ligues fascistes se dirigea vers l’Assemblée nationale en vue de renverser le gouvernement. Les affrontements avec la police firent 14 morts et des centaines de blessés. L’émeute échoua, d’une part à cause de la division des ligues, mais aussi du fait qu’elles n’avaient pas, comme en Italie et en Allemagne, l’appui total de la grande bourgeoisie. En 1934, la bourgeoisie réussissait à maintenir ses profits et le mouvement ouvrier ne représentait pas pour elle un danger immédiat. Elle subventionnait toutefois les ligues en tant que contrepoids politique aux partis et syndicats ouvriers.
Ces émeutes d’extrême droite provoquèrent une formidable réaction ouvrière. Le 9 février, le Parti communiste organisa une manifestation, où il y eut 6 morts. Et le 12 février, une grève générale fut organisée par la CGT, à laquelle la CGTU se rallia. Ce fut un immense succès : il y eut par exemple 30 000 grévistes sur les 31 000 postiers ! Les journaux ne sortaient plus, et peu de transports en commun circulaient. Et l’après-midi du 12 février, les deux cortèges syndicaux CGT et CGTU se rejoignirent aux cris de « Unité ! Unité ! ».
Le 14 juillet 1935, à Paris, une immense manifestation regroupa 500 000 personnes, ce qui était gigantesque à l’époque. Partout en France, d’importantes manifestations eurent lieu. Les organisateurs étaient regroupés dans le Comité international contre la guerre et le fascisme, qui prit alors le nom de « Comité national de rassemblement populaire » et rédigea un programme électoral, lequel allait être celui du Front populaire.
Le mouvement ouvrier
Avant 1936, le mouvement ouvrier français était divisé : PC stalinien et SFIO socialiste étaient concurrents et ennemis, le PC suivant la ligne de l’Internationale Communiste et refusant toute alliance avec des dirigeants socialistes qualifiés de « social-fascistes » ; en Allemagne, une telle politique se révéla catastrophique face à la montée du fascisme. Il y avait les mêmes divisions dans le mouvement syndical, entre la CGT (socialiste) et la CGTU, liée au PC. Mais face au réarmement allemand, Staline avait besoin d’alliés parmi les gouvernements occidentaux, ce qui expliqua les nouvelles consignes données aux différents partis communistes de se rapprocher de leur propre bourgeoisie. La ligne du PC français devint alors celle du « front populaire » et de la défense de la nation. Dès juillet 1934, un pacte d’union fut signé entre la SFIO et le PC. En 1935, Staline et le président du Conseil Pierre Laval conclurent un pacte de coopération ; dès sa signature, La Marseillaise trouva sa place à côté de L’Internationale, et le stalinien Maurice Thorez, le dirigeant du PC, se mit désormais à parler de « peuple » au lieu des travailleurs.
Les élections et la formation du gouvernement Blum
Depuis octobre 1934, le PC gagnait des voix à toutes les élections cantonales et municipales : on assistait à un véritable glissement à gauche. C’est alors que le PC tendit la main au Parti radical, en pleine déconfiture, pour élaborer une alliance électorale entre SFIO, PC et radicaux. Le PC souhaitait un programme très modéré, pour ne pas effrayer les classes moyennes, et c’est lui qui rejeta du programme la nationalisation des banques et des industries !
Le Front populaire remporta les élections des 26 avril et 3 mai 1936. C’était loin d’être un raz-de-marée. Bien plus spectaculaire fut la recomposition à gauche : le Parti communiste français passa de 800 000 à 1,5 million de voix, devançant le Parti radical, et obtint 72 députés au lieu des 11 qu’il avait depuis 1932. La SFIO resta à peu près stable, et le grand perdant fut le Parti radical. Au sein de la coalition du Front populaire, ce fut à la SFIO qu’il revint de former un gouvernement. Le PC le soutint sans réserve mais refusa d’y participer, pour ne pas « donner le prétexte aux campagnes de panique et d’affolement des ennemis du peuple », et le dirigeant Jacques Duclos déclara à la presse que « le PC respectera la propriété privée ». Trotsky railla les staliniens français : « Nous sommes des révolutionnaires trop terribles, disent Cachin et Thorez, nos collègues radicaux peuvent mourir d’effroi, il vaut mieux que nous nous tenions à l’écart ».
Les grèves
C’est alors que la classe ouvrière entra en jeu et se mit en grève, sans même attendre la formation du gouvernement de gauche qui n’allait se mettre en place qu’au bout d’un mois. Quelles étaient les caractéristiques de ces grèves ? Elles n’étaient issues d’aucun appel central, se développaient, obtenaient rapidement satisfaction, reprenaient ensuite. Il s’agissait dans tout le pays d’une véritable vague, d’emblée marquée par les occupations d’usines.
Entre avril et mai 1936, le nombre de grèves doubla, notamment dans des secteurs où syndicats et partis ouvriers étaient très peu implantés. Les premières grèves du mouvement de mai-juin 1936 eurent lieu le 11 mai au Havre et à Toulouse, pour réclamer la réintégration de travailleurs qui avaient chômé le 1er mai et avaient été licenciés pour cela. Ces grèves obtinrent satisfaction immédiatement, après une nuit d’occupation. Puis le 14 mai, ce fut au tour de l’usine Bloch à Courbevoie, pour une hausse des salaires. Les ouvriers y passèrent la nuit, ravitaillés par la municipalité de Front populaire ; là aussi, la victoire fut rapide. Jusqu’à présent, la presse n’avait pas évoqué ces grèves : les premiers commentaires de L’Humanité sur la grève du Havre ne parurent que le 20 mai, et comme le rappelle Daniel Guérin dans son ouvrage Front populaire, révolution manquée, il fallut attendre le 24 mai pour que l’organe central du PC rapproche les trois conflits et attire l’attention des militants ouvriers sur les succès remportés et sur les méthodes de lutte qui avaient permis la victoire.
Le 24 mai, une manifestation eut lieu pour commémorer la Commune de Paris. Plus de 600 000 personnes se rassemblèrent devant le Mur des Fédérés, où Léon Blum et Maurice Thorez se tinrent côte à côte : du jamais vu.
Des grèves éclatèrent ensuite dans la métallurgie parisienne, avec pour revendications la garantie d’un minimum de salaire journalier, la reconnaissance de délégués désignés par les seuls salariés, la suppression des heures supplémentaires et la semaine de 40 heures.
Le 28 mai fut une journée décisive, avec l’entrée en grève des 35 000 ouvriers des usines Renault, puis de ceux de nombre d’établissements aux alentours. Des comités de grève furent mis en place pour assurer la sécurité et le ravitaillement, et la presse souligna l’ordre parfait qui régnait dans ces usines.
Loin de pousser à la roue, les leaders staliniens et syndicaux tentèrent par tous les moyens de calmer le jeu. Ambroise Croizat, secrétaire général de la CGT Métallurgie et membre de la direction du PC, déclara : « Le mouvement de grève de la métallurgie peut très rapidement se calmer, si, du côté patronal, on est disposé à faire droit aux légitimes et raisonnables revendications ouvrières ».
Le recours aux forces de répression pour évacuer les usines fut envisagé, mais les patrons estimèrent que du sang pouvait couler et que cela risquait peut-être de les empêcher de reprendre la direction de leurs usines.
A la fin du mois, le mouvement sembla se calmer avec l’arrêt de l’occupation chez Renault, suite à des négociations sur l’établissement de contrats collectifs, le relèvement des salaires, la suppression des heures supplémentaires et l’abandon des sanctions pour fait de grève. A la suite de Renault, de nombreuses entreprises furent évacuées.
Mais le 2 juin, les grèves reprirent brusquement, notamment dans la chimie, le textile, l’alimentation, les transports et le pétrole, mais aussi dans les usines métallurgiques, touchées pour la deuxième fois par la grève. Malgré les appels répétés à la reprise du travail de la part des syndicats et partis, la grève s’étendit encore le 4 juin avec l’entrée en scène, partout en France, des camionneurs, des travailleurs de l’hôtellerie-restauration et des ouvriers du Livre.
Le 4 juin, un mois après les élections, Blum arriva finalement au gouvernement. Dans l’espoir que cela allait suffire à calmer les luttes ouvrières, son allocution du 5 juin porta sur le fait que les lois sociales promises allaient être rapidement votées. Mais ce fut le contraire qui se produisit : la majorité des usines qui avaient repris le travail les premiers jours de juin se remirent en grève. Le 5, ce fut au tour des grands magasins et des services publics. Les dirigeants syndicaux, dépassés par le mouvement, tentèrent alors de se hisser à sa tête en appelant à la grève générale.
Les accords Matignon et l’approfondissement de la grève
Les 7 et 8 juin, le patronat prit contact avec Blum pour discuter du relèvement général des salaires en contrepartie des évacuations d’usines. Le patronat savait que pour sauver l’essentiel – la propriété de ses usines –, il lui fallait accepter de céder sur l’accessoire, c’est-à-dire sur tout ce qui ne portait pas atteinte au régime de propriété.
Les accords Matignon furent en quelque sorte la transcription d’un certain rapport de forces entre les classes sociales. Le patronat accepta l’établissement immédiat de contrats collectifs de travail, la liberté syndicale et l’élection de délégués, ainsi que le réajustement des salaires de 7 à 15 %. L’objectif était de mettre un coup d’arrêt aux luttes ouvrières. Le lendemain, tous les principaux journaux ouvriers célébrèrent la « victoire » : en Une du Populaire, le journal de la SFIO, on pouvait lire « Une victoire ? Mieux : un triomphe » ; quant à L’Humanité, elle titra « La victoire est acquise ! ». Et les dirigeants syndicaux tentèrent de faire reprendre le travail partout où le patron avait accepté d’entamer la négociation.
Mais les travailleurs ne l’entendirent pas de cette oreille : du 7 au 12 juin, les grèves s’étendirent avec une telle rapidité que Trotsky put écrire, le 9 juin : « La révolution française a commencé ». Au même moment, le journal conservateur L’Echo de Paris titrait : « Paris a le sentiment très net qu’une révolution a commencé ».
Réunis à Paris, 587 délégués représentant 243 usines métallurgiques de la région parisienne refusèrent d’appliquer l’accord Matignon présenté par le syndicat. Ils adoptèrent la résolution suivante : « Tenant compte des conditions particulières de la région parisienne, des taux anormalement bas payés dans de nombreuses usines, [les délégués] ne peuvent accepter l’application dudit accord sans un rajustement préalable et sérieux des salaires ». Ils accordèrent un délai de 48 heures aux patrons, en réclamant la nationalisation des usines travaillant pour la guerre et pour l’Etat au cas où ce délai n’était pas respecté.
Le 8 juin, la grève était totale dans les grands magasins et les sociétés d’assurance. Le 11 juin, 2 millions de grévistes furent comptabilisés.
Vote des lois sociales
Le gouvernement fit alors voter en toute hâte les lois sociales : 40 heures, congés payés et contrats collectifs. Les dirigeants staliniens et syndicaux pesèrent de tout leur poids pour la reprise du travail. Face au caractère révolutionnaire du mouvement, Thorez déclara : « Il faut savoir terminer une grève, dès que satisfaction a été obtenue », ajoutant : « Il n’est pas question de prendre le pouvoir actuellement ». A partir des 12 et 13 juin, ce fut l’apaisement. Le 12 juin, les premières conventions collectives furent signées.
Les leçons du mouvement
On retient le plus souvent de cette période les acquis sociaux gagnés en 1936, comme les 40 heures, les congés payés, les conventions collectives, les délégués du personnel ou encore les fortes augmentations de salaire. Ce sont des gains importants qui ont changé globalement la vie dans les usines, qui ont mis un frein à la toute-puissance des patrons, et qui ont été rendus possible grâce à la formidable mobilisation du prolétariat. D’ailleurs, il faut souligner que tous ces gains n’étaient pas inscrits dans le programme du Front populaire, et que ce gouvernement de gauche a seulement servi d’intermédiaire pour faire reprendre le travail.
On retient aussi l’extraordinaire profondeur du mouvement, qui a parcouru la classe ouvrière de son centre jusqu’à sa périphérie : des catégories comme les garçons de café et les vendeuses des grands magasins étaient en grève pour leur dignité. Il est remarquable de constater qu’à tel ou tel moment, toutes les usines voulurent faire l’expérience de la grève et de cette dignité nouvelle, même lorsque les revendications étaient satisfaites. On retient enfin la dimension festive et joyeuse des occupations, quand les ouvriers, leurs familles et les riverains découvrirent qu’ils pouvaient se sentir chez eux sur leur lieu de travail.
Ce qui est moins discuté, c’est l’occasion qui a été manquée de changer la société de fond en comble. Les patrons avaient compris le danger, en cédant rapidement sur de nombreuses revendications pour conserver l’essentiel. Les ouvriers également, qui avaient créé partout des comités de grève et refusaient d’obéir au doigt et à l’œil aux consignes syndicales. Mais les partis dirigeants, et notamment le PC qui suivait à la lettre la politique de Staline, avaient choisi de ne pas faire de vagues dans les démocraties bourgeoises, et de tout mettre en œuvre pour que le mouvement reste dans des limites catégorielles : c’est ce qui s’est finalement passé. D’où la nécessité, pour les travailleuses et les travailleurs d’aujourd’hui, de préparer un Mai-juin 36 qui aille jusqu’au bout !
Régine Vinon
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Quelques ouvrages sur la période
TROTSKY, Léon. Où va la France ? Pantin : Les Bons Caractères, éd. 2007 (1936), 263 p.
DANOS, Jacques, GIBELIN, Marcel. Juin 36. Pantin : Les Bons Caractères, éd. 2006 (1952), 320 p.
GUÉRIN, Daniel. Front populaire, révolution manquée. Marseille : Agone, éd. 2013 (1963), 504 p.