Censored Voices, de Mor Loushy |
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Publié dans la revue A&R
/ Cinéma : Censored Voices, rétablir la vérité sur la guerre
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Le 5 juin 1967, l’État d’Israël prend prétexte du blocus du détroit de Tiran par l’Égypte, et de la prétendue imminence d’une opération militaire des nations arabes « décidées à détruire Israël », pour se lancer dans une guerre offensive savamment orchestrée contre l’Égypte, la Jordanie et la Syrie. En l’espace de six jours, cette opération militaire qui bénéficie du feu vert de Washington, permet à l’État militariste et colonialiste d’Israël de tripler de taille en s’annexant la bande de Gaza, le Sinaï, la Cisjordanie, le plateau du Golan et Jérusalem-Est.
Faisant plus de 20 000 morts côté arabe et un peu moins de 1 000 côté israélien, et débouchant sur l’exil de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens, cette guerre a été un moment fort de l’affirmation des prétentions territoriales d’Israël, et a profondément marqué l’évolution des conflits impérialistes dans la région.
Une dizaine de jours après la fin du conflit, les auteurs Amos Oz et Avraham Shapira se sont rendus dans plusieurs kibboutz et ont recueilli les témoignages de 140 soldats israéliens de retour du front. Après censure et falsification par l’armée israélienne, qui souhaitait véhiculer une image héroïque de la guerre et de ses soldats, ces témoignages ont à l’époque fait l’objet d’un livre, Le septième jour. Pour son film, la réalisatrice Mor Loushy s’est replongée dans ces enregistrements récemment déclassifiés, afin de donner une image plus réaliste du conflit et de ses atrocités.
Le film ne prétend pas porter une analyse spécifique sur l’État d’Israël, mais simplement rétablir la vérité quant à cette guerre et comment elle fut vécue par les soldats israéliens. Aux images de foules en liesse accueillant les soldats en héros, la réalisatrice oppose les nombreux doutes des soldats à leur retour du front.
C’est d’abord de la guerre en soi dont il est question, de son caractère déshumanisant. Pour beaucoup de soldats mobilisés, il s’agit du premier conflit, de leur première confrontation à l’acte de tuer. Il faut alors s’habituer, et pour cela déshumaniser l’être au bout du fusil. C’est toute l’architecture idéologique raciste de l’État d’Israël qui ressort des dires des soldats : ce n’est plus un être humain ou un frère de classe qui est en face, ce n’est plus une famille souhaitant vivre tranquillement sur ses terres, mais ce sont des « Arabes », des êtres « inférieurs » et naturellement « hostiles », occupant la Terre promise. Le contraste qui transparaît dans le film, entre la répugnance des soldats pour leurs actes et le degré de racisme qu’ils ont intériorisé, est saisissant.
Le mensonge sur la préparation du conflit est le deuxième élément qui ressort immédiatement des témoignages. Alors que la propagande israélienne insistait sur le caractère « préventif » et « défensif » des opérations, les soldats ont rapidement été confrontés au caractère asymétrique et offensif de la guerre : village après village, les soldats israéliens lourdement armés par l’industrie française et américaine n’ont été confrontés qu’à peu de difficultés et de pertes dans leur progression. Mobilisés en une rapidité record (à peine deux jours), et une fois arrivés sur le front, les soldats sont tout de suite marqués par le degré d’organisation du conflit : contrairement à ce racontait la propagande israélienne, il ne pouvait pas s’agir d’une simple mobilisation de défense, mais bien d’une opération d’extension territoriale préparée largement en amont.
Du mythe de la libération à la réalité de l’occupation
Les témoignages sur la prise d’Israël-Est (jordanienne depuis 1948) et l’occupation des territoires annexés détruisent le mythe de la récupération héroïque de la « ville sainte » et de la « Terre promise ». Bien avant la fierté, ce sont les sentiments de répulsion et d’incompréhension qui prédominent chez les soldats. La sainteté des lieux leur paraît bien insignifiante, alors qu’ils sont confrontés à des populations terrorisées, en deuil, et forcées de s’exiler sous peine de mort. Rapidement, les soldats réalisent ce que signifie la « libération » dont ils sont les acteurs : l’occupation militaire. Avec toutes les exactions habituelles qui accompagnent les opérations des armées : harcèlement des populations, exécutions sommaires, etc. Face à cela, plusieurs soldats témoignent que l’horreur de cette guerre leur a fait comprendre pour la première fois ce qu’avait pu être la réalité de la Shoah...
Un État au service des impérialistes occidentaux
A travers les témoignages des soldats, ce sont les trois mamelles de la société et de l’État israélien qui ressortent : racisme, colonialisme et militarisme. Mais le film est aussi ponctué d’extraits de reportages télévisés américains tournés durant la guerre, et pour le moins orientés... Le contraste avec les témoignages des soldats israéliens est frappant. Le reporter reprend, sans aucune critique, la ligne officielle et mensongère de Tsahal. Cela a le mérite de rappeler que les actions de l’État d’Israël dans la région, en 1967 tout comme aujourd’hui, n’incarnent pas seulement ses propres intérêts mais aussi ceux des impérialistes nord-américains et européens qui forment ses premiers soutiens, et avec qui il est lié par des accords économiques et militaires de premier ordre.
Échos de la droitisation de la société israélienne
Les soldats interrogés en 1967 représentaient un spectre assez large de la société israélienne en termes d’orientation politique. Si chacun ressortait du conflit avec ses propres doutes, tous pointaient la même question en creux : celle de la contradiction fondamentale entre le fait de rechercher la liberté et celui d’imposer l’occupation d’un territoire à tout un peuple. La publication du livre Le septième jour, malgré les nombreuses censures et falsifications concernant les atrocités de la guerre, avait fait l’effet d’une bombe. De la même manière, les nombreuses exactions lors des interventions israéliennes qui ont suivi (notamment le massacre de Sabra et Shatila lors de la guerre du Liban de 1982) ont régulièrement fait l’objet de témoignages qui ont défrayé la chronique, et ont participé à faire émerger des mouvements internes de contestation de la politique colonialiste de l’État d’Israël, notamment dans la jeunesse israélienne.
Presque 50 ans après la guerre des Six Jours, la réalisatrice repose à la fin du documentaire cette même question aux jeunes soldats d’alors : comment vivent-ils avec cette contradiction ? Les réponses, bien que diverses, font ressortir la droitisation de la société israélienne qui a marqué les dernières décennies. Si certains des anciens soldats affirment avoir pris leur distance ou entièrement rompu avec le sionisme, voire même avec la religion, la plupart d’entre eux affirment avec plus de conviction qu’alors l’impossibilité de la coexistence des peuples israélien et palestinien, et la nécessité de la poursuite et du renforcement de la colonisation... Une fin de film qui fait particulièrement froid dans le dos dans le contexte actuel, et qui nous rappelle la nécessité d’un mouvement de solidarité internationale avec les Palestiniens, qui luttent contre l’occupation israélienne, pour la liberté et le droit d’exister et de vivre en paix. Aujourd’hui plus que jamais, vive la lutte du peuple palestinien !
Sylvain EHESS